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Bruno Palier, Arnaud Mias, Corinne Perraudin, Nadine Thévenot, Laurent Cappelletti, Noélie Delahaie, Anne Fretel et Héloïse Petit, propos recueillis par Danielle Kaisergruber

Le livre Que sait-on du travail ?, une somme importante composée de multiples articles a donné lieu à une note de lecture de Martin Richer. Metis a souhaité poser à certains des auteurs quelques questions complémentaires et prospectives.

Les différents articles proposent à la fois des éléments d’analyse globale (par exemple des liens entre financiarisation de l’économie et dégradation du travail, de l’articulation entre le mauvais positionnement de l’économie française et les mauvaises conditions de travail en France) et des éléments de description et d’analyse de certaines situations de travail.

On va retrouver dans les questions ces deux plans. Car le livre dans son ensemble est une invitation à prendre le problème par tous les bouts…

La France apparait comme l’un des mauvais élèves de l’Europe quant à la qualité du travail et de sa reconnaissance (cf. les différentes enquêtes Eurofound) : à quoi est-ce que cela tient principalement ? Peut-on hiérarchiser les explications ?

Bruno Palier

Bruno Palier est Directeur de recherche du CNRS au Centre d’études européennes de politique comparée de Sciences Po. Il est docteur en sciences politiques, agrégé de sciences sociales. Il travaille sur les réformes des systèmes de protection sociale. II a co-dirigé le LIEPP (Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques) de 2014 à 2020. Il est l’auteur de Réformer les retraites (presses de Sciences Po, 2021) et co-auteur en 2022 avec Clément Carbonnier de Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord (PUF).

Il existe bien sûr de multiples explications. Tout d’abord, notons que les mauvaises performances en matière de qualité du travail, d’accidents du travail (deux fois plus d’accidents mortels en France que dans la moyenne européenne), ne peuvent se comprendre par une spécialisation économique dans des secteurs particulièrement dangereux (la France s’est considérablement tertiarisée, nous avons beaucoup moins d’emplois industriels que les Allemands ou certains Nordiques, tout en ayant des performances bien pires). Notre ouvrage insiste plutôt sur le lien qu’il faut faire entre mauvaises conditions de travail, sentiment de perte de sens, problèmes de santé au travail (tous domaines dans lesquels les performances françaises sont médiocres au regard de ses voisins européens), et le type de management retenu en France, les formes d’organisation du travail. De nombreux chapitres de notre ouvrage montrent que les salariées et salariés sont de de plus en plus souvent soumis à un management par les chiffres, vertical et distant, qui ne tient pas compte de la réalité des conditions de production, ni des retours que les personnes concernées souhaiteraient pouvoir faire sur l’organisation du travail.

En France, les modalités dominantes d’organisation du travail sont inspirées par le taylorisme et le lean management. Elles sont souvent très hiérarchiques et laissent peu de place à l’autonomie et l’horizontalité. Certains chapitres parlent même de « néo-taylorisme », notamment dans l’industrie automobile, les entrepôts ou bien les services à la personne (métiers du vieillissement), où il s’agit toujours de standardiser les tâches et d’en accroître le nombre effectué dans un temps donné.

Si de telles modalités d’organisation du travail s’imposent en France, c’est aussi parce que le travail ne joue pas un rôle central et positif dans la stratégie économique retenue par nos gouvernements et beaucoup d’entreprises qui se construit quasiment « contre » le travail, considéré comme un coût plutôt que comme un atout. Cette stratégie repose sur une idée martelée en France depuis les années 1980 : le chômage tout comme la faible compétitivité des entreprises françaises sont dus au coût du travail trop élevé. Depuis plus de trente ans, le travail est ainsi considéré comme un coût qu’il faut réduire par tous les moyens.

Au début des années 1980 fleurissent les articles d’économistes et les rapports soulignant le poids trop élevé du coût du travail, qui sert d’explication au chômage (notamment des moins qualifiés) et aux déficits commerciaux français. En 1987, le patronat, alors dirigé par Yvon Gattaz, lance « la bataille des charges », pour dénoncer le poids trop élevé des cotisations sociales, expliquant par-là les réticences à embaucher tout comme la faible compétitivité des entreprises françaises.

En décembre 1993, Edouard Balladur fait adopter la Loi quinquennale relative au travail, à l’emploi et à la formation professionnelle, dont la mesure principale consiste à réduire une partie des cotisations sociales patronales sur les bas salaires (entre 1 et 1,2 SMIC). Depuis lors, la baisse du coût du travail est devenue la pierre angulaire des politiques économiques françaises, aussi bien pour réduire le chômage que pour accroître la compétitivité des entreprises. Des mesures Juppé, à celles liées aux 35 heures, des allègements Fillon au CICE, devenu en 2016 une baisse pérenne de cotisations sociales, les allègements de cotisations sociales ont été progressivement étendus à la fois à plus de cotisations sociales (quasiment toutes au niveau du SMIC, où il ne reste plus que les cotisations retraites complémentaires et chômage), et à plus de niveaux de salaire, jusqu’à concerner désormais 3,5 SMIC. En 2021, le montant total des exonérations de cotisations atteint 73,8 Milliards d’Euros. Avec ces politiques, la France est devenue la championne européenne des aides aux entreprises.

Mais ces politiques de dévaluation fiscale, si leur efficacité en termes d’emplois est très faible (comme le rappelle le Conseil d’Analyse Économique), et si elles n’ont pas permis d’améliorer nos positions à l’export, ont en revanche contribué à construire une représentation dévaluée du travail, réduit à un coût pour les entreprises. La plupart d’entre elles ont d’ailleurs construit leurs propres stratégies sur la réduction du coût du travail. Il s’agit de faire baisser le coût de production des mêmes produits, de milieu de gamme, plutôt que de miser sur la qualité et l’innovation. Quatre éléments caractérisent ces stratégies : 1. les délocalisations, pour aller produire là où la main-d’œuvre est moins chère, 2. la sous-traitance, pour obtenir un certain nombre de services à moindre coût, au prix de faibles rémunérations et de conditions de travail dégradées dans les entreprises sous-traitantes, 3. le renvoi des salariés considérés comme les plus coûteux, à savoir les plus âgés, qui font l’objet de plans sociaux ou partent suite à une rupture conventionnelle et 4. un management qui cherche à accroître la productivité par l’intensification du travail de ceux qui restent dans l’entreprise.

Pour rester compétitives dans une économie globalisée, les entreprises ont choisi de ne garder que les salariés les plus productifs, et de leur demander de travailler toujours plus intensément. Si l’on regarde les taux d’emploi en France, en particulier ceux des seniors, on s’aperçoit qu’ils sont plus faibles que dans beaucoup de pays européens : 53,3 % des personnes de 55-65 ans sont en emploi en 2018, tandis que la moyenne européenne est de 58,7 (71,4 % en Allemagne ou 77,9 % en Suède. La France combine un taux d’emploi faible des seniors et des jeunes avec une productivité horaire du travail parmi les plus élevées d’Europe (117 pour la France pour une base 100 correspondant à la moyenne européenne, données Eurostat pour 2019). Le lean management, fondé sur l’idée de faire disparaître tout ce qui est superflu et de toujours fonctionner à flux tendu, reste dominant en France. Il repose sur un management vertical qui impose des objectifs toujours plus élevés aux salariés.

Ainsi, à force d’être considéré exclusivement comme un coût, du fait des stratégies du low cost des entreprises et des gouvernements, le travail s’est trouvé fortement dévalorisé et abîmé… D’autres stratégies sont pourtant possibles, celles qui considèrent le travail comme un atout pour les entreprises et pour le pays. Ainsi, les Allemands investissent dans la qualification et la protection des salariés des industries exportatrices, les pays nordiques investissent dans la formation tout au long de la vie et dans les bonnes conditions de travail de tous les salariés, et les entreprises de ces pays misent sur la qualité et l’innovation de leurs productions. Ces stratégies reposent sur la participation des salariés, aux innovations comme aux décisions. Les représentants des salariés occupent une place importante dans les conseils d’administration des entreprises allemandes ou nordiques. Le management qui domine est fondé sur l’horizontalité et l’implication, dans ce que l’on appelle des entreprises apprenantes dont un des pionniers fut Volvo en Suède. Rien d’étonnant dès lors à voir ces pays afficher des taux d’emplois des séniors plus élevés qu’en France, puisque les entreprises ont cherché à les garder, et que les salariés ont trouvé qualité, sens et reconnaissance dans leur travail.

Mauvaise élève en matière de prise en compte des questions de santé au travail : trop d’acteurs, d’institutions, d’instances, et a contrario pas assez d’implication des entreprises ou autres organisations : faut-il revoir le système lui-même ?

Arnaud Mias

Arnaud Mias est professeur de sociologie à l’Université Paris Dauphine — PSL et membre de l’IRISSO (UMR CNRS-INRAE). Il coordonne avec Laure de Verdalle le comité de rédaction de la revue Sociologie du travail. Ses recherches portent sur les politiques du travail, les relations collectives de travail, les trajectoires professionnelles et les conditions de travail. Il a récemment dirigé avec Claire Edey Gamassou l’ouvrage numérique Dé-libérer le travail. Démocratie et temporalités au cœur des enjeux de santé au travail (Teseo, 2021).

 La complexité du système actuel, composé de nombreux acteurs aux prérogatives qui peuvent se recouvrir, est le résultat d’un processus historique long d’au moins 130 ans, au cours duquel différentes strates se sont développées de façon relativement indépendante. Depuis une vingtaine d’années, cette complexité s’éprouve à travers les tentatives de pilotage coordonné des différents acteurs par des « plans santé au travail » successifs, déclinés en région. À défaut de corriger le système lui-même, ces plans visent à concentrer les initiatives et les efforts des différents acteurs sur quelques cibles prioritaires, comme des populations salariées particulièrement vulnérables, des secteurs d’activité singulièrement sinistrés ou des risques professionnels spécifiques. Cette forme d’action publique n’est pas sans résultat. Mais les moyens déployés pour permettre ces actions concertées et coordonnées paraissent disproportionnés au regard de l’effectivité de la mise en œuvre de ces plans.

Parallèlement, les efforts de réforme se concentrent depuis deux décennies sur deux acteurs-clés du système de santé au travail : l’inspection du travail (dont une part majeure de l’activité relève du contrôle de l’application des dispositions du Code du travail concernant la santé et la sécurité du travail) et les services de prévention et de santé au travail (encore récemment appelés services de santé au travail). Dans le premier cas, la transformation a été largement contestée en interne, ses effets peinent à se manifester, et les moyens de contrôle paraissent toujours lacunaires. Dans le second, le développement de la « pluridisciplinarité » n’a pas permis de recentrer l’action des services sur la prévention collective.

Dans les entreprises, la prévention des risques professionnels reste souvent perçue avant tout comme une contrainte réglementaire de laquelle on s’acquitte en disposant d’un document unique d’évaluation des risques (DUER). Notons même au passage que cette pratique préalable à toute mesure de prévention reste encore peu développée dans les très petites entreprises, ainsi que dans la fonction publique d’État et dans les collectivités territoriales, où le DUER n’est présent et actualisé que dans un établissement sur deux.

En août 2018, un rapport remis au Premier ministre (1) proposait, au terme d’une analyse très fouillée, une refondation complète du système d’acteurs et de sa gouvernance. Ce rapport est resté largement lettre morte. Et l’élan « réformateur » du début de quinquennat, marqué par les ordonnances Travail du 22 septembre 2017 et par la loi « Avenir professionnel » du 5 septembre 2018, s’est arrêté aux portes du champ de la santé au travail. La loi du 2 août 2021 « pour renforcer la prévention en santé au travail » reste très en deçà de l’ambition refondatrice du rapport de 2018.

Le diagnostic des limites du système actuel de santé au travail est assez largement partagé ; il manque aujourd’hui l’ambition politique suffisante pour le refonder.

La France est mauvaise élève en matière de conditions de travail et d’accidents du travail. Les chercheurs, mais aussi des Rapports officiels ont évalué l’impact négatif de la disparition des CHSCT actée par la Loi Travail de 2017 (remplacés, mais en partie seulement par des commissions auprès des Conseils sociaux et économiques). N’y aurait-il pas un consensus pour les rétablir ?

Arnaud Mias

À la suite des Ordonnances Travail du 22 septembre 2017, il n’existe effectivement plus d’instance de représentation du personnel dédiée aux enjeux de conditions de travail et de santé-sécurité au travail. Ces enjeux sont censés être discutés au sein du comité social et économique (CSE), cette discussion étant préparée et soutenue, dans les plus grands établissements, par une commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). Les obligations réglementaires de l’employeur et les prérogatives des représentants du personnel sont certes restées les mêmes. Mais la création des CSE pèse lourdement sur leurs mobilisations et leurs usages. Les recherches menées sur la mise en place des CSE font apparaitre que les conditions du dialogue social sur ces enjeux sont loin d’être satisfaisantes : la CSSCT, lorsqu’elle existe, peine à instruire efficacement les problématiques de santé au travail ; les ordres du jour des CSE sont extrêmement denses et limitent de fait les possibilités d’un dialogue approfondi et authentique. La fusion des instances de représentation du personnel s’est globalement traduite par une perte d’autonomie, d’expertise et de pouvoir des représentants du personnel en matière de santé-sécurité au travail. Tel est le constat dressé dans le rapport remis en 2021 par le comité d’évaluation des ordonnances du 22 septembre 2017 relatives au dialogue social et aux relations de travail mis en place au sein de France Stratégie.

Surtout, les acteurs comme les observateurs constatent l’important mouvement de centralisation de la représentation du personnel porté par la mise en place des CSE. Cela se traduit, dans les services en particulier, par une distance accrue des représentants du personnel à l’égard des salariés et de leurs situations de travail. La création négociée de représentants de proximité dans certaines entreprises, restée très marginale, est loin de compenser les conséquences délétères de cette distance.

C’est cette distance aux situations du travail qui pèse aujourd’hui lourdement sur les conditions d’un dialogue social efficace en matière de conditions de travail. La réponse à cette situation dégradée se trouve sans doute moins dans un hypothétique rétablissement des CHSCT, dont la capacité à porter un tel dialogue restait limitée, pour différentes raisons pointées dans plusieurs études et recherches. Plus qu’une restauration, c’est une refondation qui s’avère nécessaire : il s’agit de réinventer les pratiques de dialogue social au plus près du travail réel pour développer les ressources nécessaires à la réalisation d’un travail émancipateur et facteur de santé.

Sous-traitance et travail : « troubles dans la responsabilité ». Plusieurs articles montrent une nette différence entre les entreprises selon leur position dans la chaine de valeur. De fait, aujourd’hui, toute entreprise s’appuie sur des réseaux de sous-traitants, de co-traitants, de prestataires de service de tous types chez lesquels les formes d’emploi, les conditions de salaire, les grilles de classification sont différentes. Comment prendre ces réalités en compte ?

Faudrait-il par exemple interdire la sous-traitance en cascade qui dilue les responsabilités ? Et dégradent les conditions de travail en bout de chaine ?

Faut-il préférer des dispositifs incitatifs de type « chartes », imposer des « cahiers des charges » ou des « contrats-types » ? La qualité des relations entre entreprises rejaillit sur la qualité du travail.

Corinne Perraudin, Nadine Thévenot

Corinne Perraudin est économiste, maître de conférences au Centre d’économie de la Sorbonne (CES) à l’Université de Paris 1. Ses travaux de recherche portent sur les pratiques d’établissements en matière d’organisation du travail et de gestion de l’emploi ainsi que sur leurs conséquences sur les conditions de travail des salariés.

Nadine Thèvenot est économiste, maître de conférences au Centre d’économie de la Sorbonne (CES) à l’Université de Paris 1. Ses travaux de recherche portent sur les frontières du travail subordonné, l’éclatement des collectifs de travail et l’organisation du travail en sous-traitance.

Comme on l’a mentionné dans l’article « Un travail plus pénible et dangereux dans la sous-traitance », bien que le système statistique en France ne permette pas de repérer directement le travail mis en sous-traitance par les donneurs d’ordres, des enquêtes comme Conditions de travail et risques psychosociaux (CT-RPS) ou REPONSE menées par la Dares nous ont permis d’évaluer les reports de risques professionnels qui peuvent découler du recours à la sous-traitance le long des chaines de valeur/sous-traitance. Ces sources ne fournissent pas d’informations sur les liens de sous-traitance (de quels donneurs d’ordres un établissement est-il le sous-traitant), mais permettent néanmoins de repérer les établissements qui recourent à la sous-traitance (en précisant pour quelle part du chiffre d’affaires) et les établissements qui travaillent en sous-traitance. À partir de ces informations, nous avons pu identifier 3 maillons de la chaine de sous-traitance : les établissements qui recourent à la sous-traitance sans être preneurs d’ordres, les établissements qui sont à la fois donneurs et preneurs d’ordres et les établissements qui ne sont que preneurs d’ordres. Des recherches que nous avons menées dans notre équipe de recherche sur l’enquête REPONSE de 2010 montrent qu’en descendant dans la chaine de sous-traitance, on assiste à un transfert du travail moins qualifié, ainsi qu’à de moindres rémunérations pour des niveaux de qualification donnés. Les conséquences du recours à la sous-traitance concernent également les conditions de travail. À partir de l’enquête CT-RPS de 2016, nos résultats indiquent que la part d’établissements concernés par une exposition répandue aux risques physiques (manutention de charges lourdes, postures pénibles, bruits importants, températures extrêmes,…) augmente quand on descend dans la chaine de sous-traitance. Et cela reste vrai au-delà notamment des effets sectoriels. Par ailleurs, on observe une tendance à la hausse de la présence d’accidents du travail pour les salariés des sous-traitants entre 2013 et 2019, qui sont davantage concernés par le risque d’accidents du travail que les autres salariés.

Face à ces risques professionnels accrus dans le travail en sous-traitance et aux atteintes à la santé qu’ils induisent, des dispositifs incitatifs comme les chartes nous semblent insuffisamment contraignants ou de portée trop limitée pour changer les pratiques, d’autant plus que les donneurs d’ordres concentrent le pouvoir économique et financier.

La loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneurs d’ordres adoptée en février 2017 est plus ambitieuse en imposant la mise en place d’une cartographie des risques d’atteinte aux droits humains et à l’environnement et des mesures de prévention de la part des maisons-mères et donneurs d’ordres dans l’ensemble de leurs filiales et sous-traitants. Cependant, cette loi ne concerne que les grands groupes multinationaux. Elle pourrait être étendue à tous les risques professionnels et à tous les groupes et donneurs d’ordres. Comme le propose Annie Thébaud-Mony, il y a aussi des pratiques qui devraient être tout simplement interdites, notamment la sous-traitance sur les sites classés à risque.

Le problème qui se pose ici concerne les moyens et les ressources dont disposent les travailleurs pour construire leurs revendications collectives et faire valoir leurs droits.

La sous-traitance, tout comme la filialisation, a pour effet d’éclater les collectifs de travail et de diviser la main-d’œuvre. Lorsque l’entreprise est « éclatée » par le recours à la sous-traitance, il est très difficile de reconstruire une communauté de travail au sein de laquelle la main-d’œuvre fragmentée puisse reconnaître un intérêt commun à exprimer des revendications collectives. Nous avons pu étudier, notamment avec Julie Valentin, le rôle joué par les instances de représentation du personnel centralisées dans les entreprises éclatées en France (Comité de groupe, Comité social et économique inter-entreprises ou d’unité économique et sociale). D’une part, il est très peu fréquent que de telles instances centralisées soient créées pour représenter les salariés des différentes filiales des groupes et encore davantage s’il s’agit de salariés d’entreprises donneurs et preneurs d’ordres. Et même lorsque ces instances existent, leur capacité à représenter les salariés d’unités éloignés des centres de décision est souvent mise en défaut par l’existence d’un déséquilibre structurel entre les ressources de pouvoir des directions et celles des salariés.   La responsabilisation des donneurs d’ordres ne peut s’affranchir d’un rééquilibrage du rapport de force en équipant les travailleurs de ressources face aux stratégies patronales.

Management, organisation du travail, et dialogue professionnel : Le besoin d’autonomie dans le travail, des possibilités d’organisation par chacun de son propre travail, s’est nettement affirmé, déjà avant la crise sanitaire, puis après. Comment faire déboucher ce besoin ?

Faut-il laisser le dialogue professionnel se développer sous toutes ses formes (entre managers et équipes, voire entre équipes) ou faut-il chercher à mettre en place de nouvelles formes de représentation, de nouveaux types de délégués au risque de recréer les groupes d’expression Auroux qui n’ont pas marché ?

Comment imaginer des espaces de « délibération sur le travail » ? Sachant que les managers sont aussi des salariés et des membres d’équipe de travail ? (Projet Beyond 4.0 et synthèse des interventions de l’ISEOR)

Laurent Cappelletti

Laurent Cappelletti est diplômé de l’EDHEC Business School et docteur HDR en sciences de gestion. Il est professeur titulaire de la chaire comptabilité et contrôle de gestion du Conservatoire national des arts et métiers dont il est secrétaire général de l’Assemblée des chaires. Il est également chercheur au laboratoire de recherche LIRSA, directeur à l’institut de socio-économie ISEOR (Institut de Socio-Économie des Entreprises et des Organisations) et maire adjoint de Mauguio-Carnon (dans le département de l’Hérault) au commerce et développement numérique, conseiller communautaire. Il a réalisé 270 publications sur le management du potentiel humain et le contrôle de gestion socio-économique, dont quatre articles primés par l’Academy of Management (USA) et cinq ouvrages labellisés par la FNEGE. Son dernier ouvrage co-dirigé Crise de la connaissance et connaissance de la crise. Les points de vue du CNAM est paru chez EMS en 2022. Son dernier rapport « Dynamique économique et réindustrialisation durables des territoires » a été réalisé pour le Haut-Commissariat au Plan en 2022.

Les bienfaits tant sociaux qu’économiques du dialogue social de proximité.

L’attractivité du travail, la satisfaction sociale qu’il procure et la productivité qu’il secrète sont intimement liées. Il est possible d’améliorer de façon significative les trois au travers d’un mode de management de proximité en rupture avec celui anachronique de type taylorien ou plus exactement fayolo-taylorien (2) qui affecte les six leviers de la satisfaction au travail ou qualité de la vie au travail (QVT) : 1. les conditions de travail tant physiques que psychologiques, 2. l’organisation du travail, 3. la communication-coordination-concertation et le sens au travail, 4. la gestion du temps, 5. la formation et l’évolution professionnelles, 6. la mise en œuvre stratégique (en particulier stratégie de rémunérations et de répartition de la valeur économique créée). Ces six leviers de la satisfaction au travail se révèlent être également ceux de la productivité durable et de l’attractivité du travail. Ces domaines doivent faire l’objet de négociations régulières — le semestre est le bon horizon temporel — en proximité entre le dirigeant et ses salariés dans les petites entreprises, le manager et les membres de son équipe dans les plus grandes, pour les adapter périodiquement au niveau recherché de satisfaction sociale. L’amélioration de ces leviers permet la réduction des coûts cachés — « cachés » dans le sens non pris en compte ou très imparfaitement par les systèmes d’information comptable (budgets, comptes de résultat, bilans). Cette réduction permet d’autofinancer les investissements faits en la matière. Nos recherches montrent qu’un euro investi en qualité du management en rapporte quatre, en moyenne, en surcroit de productivité (Cappelletti, Savall, 2022, 2023).

En effet la mesure systématique des coûts cachés des dysfonctionnements au travail (désengagement, démotivation, burnout, conflit social, défauts de formation, etc.) révèle qu’ils se situent dans une fourchette allant de 20 000 euros jusqu’à 70 000 euros par personne et par an. Cela montre qu’une organisation, quelle que soit sa taille, son statut, sa mission, sa performance financière, dispose d’une réserve endogène d’efficience et symétriquement d’amélioration sociale, comprise entre 20 000 et 70 000 euros de coûts cachés par personne et par an, constituée, pour une part, d’excédent de charges et, pour une autre part significative, d’insuffisance de produits et de marges (coûts d’opportunité). Les recherches-interventions montrent par ailleurs qu’une proportion de 35 à 55 % des gisements de coûts cachés est convertible en valeur ajoutée dans un délai de quelques mois (6 à 15), cela au travers d’une amélioration de la qualité du management du potentiel activant les six domaines qui la fondent. Nous accompagnons certaines entreprises depuis des années, voire des décennies, par exemple le groupe Brioche Pasquier, des hypermarchés Leclerc, des études de notaire ou bien des pharmacies, dans leur parcours de développement et nous avons mesuré que le niveau de recyclage des coûts cachés s’élève progressivement au fil du temps. Un véritable phénomène d’apprentissage est conduit par l’entreprise, dont les acteurs découvrent par l’expérience qu’ils ont le pouvoir, la compétence et l’énergie de réduire des dysfonctionnements et des coûts cachés, jusque-là considérés inéluctables. Le management du potentiel humain relève donc d’un phénomène d’apprentissage et d’équilibration qui n’a rien d’une statique. Il s’apprend pour fabriquer en proximité des négociations périodiques entre le manageur et les managés sur les performances sociales et économiques attendues (Cappelletti et al., 2018).

Références

  • Cappelletti, L., Savall, H. (2022). Augmenter les salaires, c’est possible. Le Monde, 8-9 mai.
  • Cappelletti, L., Savall, H. (2023). Travail : il faut un choc d’attractivité en France. Les Echos, 10 mars.
  • Cappelletti, L., Savall, H., Voyant, O. (2018). 40 ans après son invention : la méthode des coûts cachés. Audit Comptabilité Contrôle : Recherches Appliquées (ACCRA), 2 (2) : 71-91.

Organisation du travail et temps de travail : Les besoins d’amélioration des conditions de travail sont considérables dans certains secteurs où règnent des horaires décalés, de longues périodes d’attente entre deux séquences de travail (exemple des conducteurs de bus). La plupart des branches professionnelles n’ont pas véritablement entrepris ce travail de négociation qui peut aussi impliquer leurs clients (exemple du nettoyage industriel ou de la sécurité privée).

Comment les y conduire ? Pénalités ? Conditionner les aides publiques y compris les exonérations de charges sociales à des choix de meilleure qualité du travail ? Plus globalement comment booster la négociation de branche et l’implication des IRP dans les questions d’organisation du travail ?

Le télétravail introduit une nouvelle coupure entre les conditions de travail et la vie des uns et des autres : la semaine de 4 jours serait-elle une solution pour tous ceux qui ne peuvent pas télétravailler ? Mais à quel prix ? (cf. la semaine de 40 heures sur 4 jours en Belgique) Ne faut-il pas remettre les questions de temps de travail (avec ou sans réduction de la durée du travail) sur l’agenda social ?

Noélie Delahaie, Anne Fretel, Héloïse Petit

 Noélie Delahaie est chercheuse en économie à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et professeure associée à l’Institut des Sciences Sociales du Travail de l’Ouest (ISSTO, Université Rennes 2). Ses travaux portent sur les modes de gestion de l’emploi et des rémunérations et les relations sociales en entreprise. Elle a récemment coordonné avec Anne Fretel un numéro spécial de La Revue de l’IRES sur la dynamique des relations professionnelles après les Ordonnances Travail de 2017. Elle est également chargée du suivi de l’actualité économique et sociale de l’Irlande pour la Chronique internationale de l’IRES.

Anne Fretel est chercheuse en économie au LED (EA Université Paris 8) et associée à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Ses travaux portent sur les politiques d’emploi et notamment les dispositifs d’accompagnement ainsi que le rôle des acteurs privés (ESS ou entreprises) dans la régulation de l’État social. Elle a récemment coordonné avec Noélie Delahaie un numéro spécial de La Revue de l’IRES sur la dynamique des relations professionnelles après les Ordonnances Travail de 2017. Elle est également directrice adjointe de la Revue française de socio-économie.

Héloïse Petit est Professeure d’économie au Cnam, membre du Lirsa et du CEET. Ses travaux portent sur les pratiques de gestion de l’emploi en entreprise, la mobilité des salariés et les relations sociales. Elle a récemment participé (avec Anne Fretel et Noélie Delahaie) à un rapport sur l’articulation des niveaux de négociation en France et à un article sur la transformation du rôle de la branche suite aux ordonnances de 2017. Ses travaux récents portent également sur les pratiques d’ajustement de l’emploi dans les entreprises et sur la comparaison des marchés du travail français et britannique.

Historiquement, la négociation de branche a eu un rôle structurant dans le système de relations professionnelles français. Or depuis 40 ans, la plupart des réformes ont visé à développer la négociation d’entreprise. Quelle a été la conséquence pour la négociation de branche ? Est-elle devenue totalement secondaire ?

D’une certaine façon, ces réformes ont porté leurs fruits : le nombre d’accords d’entreprise a fortement crû depuis 40 ans. Mais, si l’on précise l’analyse, on voit qu’il s’agit davantage d’une intensification de pratiques existantes que d’une diffusion à de nouvelles organisations. Aujourd’hui encore, le fait de négocier au niveau de l’entreprise est loin d’être une pratique généralisée. D’après les données issues de l’enquête Dialogue social en entreprise de la Dares, seulement 18 % des entreprises de 10 salariés ou plus du secteur privé non agricole ont engagé des négociations en 2021, couvrant néanmoins 63 % des salariés. La négociation d’entreprise reste donc l’apanage des moyennes et grandes (près de 95 % des entreprises de plus de 500 salariés, regroupant 40 % des salariés, négocient). Dans ce contexte l’accord de branche continue d’être un socle bien utile lorsque le dialogue social d’entreprise n’existe pas : il joue un rôle de filet de sécurité, crucial dans les secteurs à bas salaires comme dans le nettoyage ou le sanitaire et social.

Le manque de flexibilité, l’insuffisante prise en compte de la réalité économique des entreprises, sont régulièrement invoqués comme critiques des accords et conventions collectives de branche. En pratique, comment ces accords sont-ils perçus par les employeurs ? sont-ils une ressource effectivement mobilisée ? ou une entrave ?

L’enquête Relations professionnelles et négociations d’entreprise 2017 de la Dares nous permet d’en savoir plus sur ce point. Elle interroge les employeurs sur le poids donné aux conventions collectives de branche dans leur prise de décision. On constate alors que 70 % à 88 % des employeurs y font référence sur des thèmes aussi variés que le temps de travail, la formation professionnelle, les conditions de travail, les règles de mobilités, la retraite complémentaire, le droit d’expression des salariés et le droit syndical.

Les accords et conventions collectives de branches sont donc bien présents à l’esprit des employeurs. Et les enquêtes de terrains (dans les branches du nettoyage, du BTP, des bureaux d’études ou du commerce de détail par exemple) soulignent que les acteurs n’y voient pas une contrainte ou entrave. D’ailleurs, on constate que les entreprises ont très peu mobilisé jusqu’ici les possibilités de dérogations introduites par la loi (permettant de conclure un accord d’entreprise dans un sens moins favorable aux salariés que l’accord de branche).

De fait, dans des contextes de forte concurrence par les prix, comme par exemple dans la grande distribution où les salaires sont relativement bas, si les accords de branche sont contraignants, les enquêtes de terrain montrent qu’ils sont soutenus par les acteurs syndicaux et patronaux afin d’éviter les pratiques de dumping social et ses conséquences délétères à long terme.

On retrouve ici le rôle historique de la branche comme lieu de détermination des minima salariaux. Est-ce toujours son rôle central ? Est-ce le cas pour toutes les branches ? Cette focalisation sur les salaires se fait-elle au détriment d’une réelle prise en compte des besoins d’amélioration des conditions de travail ?

De fait, la branche joue toujours un rôle essentiel de protection des salariés les moins bien rémunérés. Ce rôle est particulièrement présent dans les secteurs où les risques de dumping social sont forts (comme le commerce de détail) ou lorsque les politiques RH sont minimalistes (comme dans le secteur sanitaire et social).

Mais elle a également un rôle de ressource sur de nombreux autres thèmes comme le montre l’enquête REPONSE cité précédemment. D’ailleurs, au-delà des accords et conventions, les enquêtes de terrains montrent que la branche produit d’autres ressources (guides de bonnes pratiques, accords-types, etc.) qui peuvent servir d’appui dans les entreprises, en particulier les plus petites, même dans des secteurs comme les bureaux d’études où la main-d’œuvre est qualifiée et bien rémunérée.

Malgré tout, pour les secteurs où les conditions de travail sont les plus difficiles, on constate en effet que les acteurs de la branche ont du mal à développer une position de force leur permettant de fixer des normes minimales acceptées et respectées par tous. L’appui des politiques publiques pourrait être utile ici (par la définition de pénalités ou conditionnalité des aides par exemple).

Retour sur une question générale : Le livre qui est d’une très grande richesse montre que nous savons beaucoup sur le travail, que les connaissances sont nombreuses, établies selon des méthodologies différentes, subtiles et jamais simplistes : alors pourquoi tous ces travaux, et ces résultats, ne sont-ils pas davantage utilisés par les entreprises, les décideurs publics et les représentants des salariés ?

Bruno Palier

Il serait faux de dire que tous ces travaux sont totalement ignorés ; ils sont bien connus des professionnels du travail, comme les inspecteurs du travail ou bien certains DRH. Ils sont aussi connus des organisations syndicales, qui elles-mêmes contribuent à accroître notre savoir sur le travail. On peut ici penser par exemple à la grande enquête menée en 2016-2017 par la CFDT « Parlons Travail ».

Cependant, d’autres acteurs ne veulent pas se saisir de ces enjeux. Certains parce qu’ils considèrent qu’ils sont les seuls à même de traiter des questions d’organisation du travail et de management et ne souhaitent pas que l’on en parle. Je pense ici aux organisations patronales, qui ont toujours considéré que ces questions relevaient de leur seule prérogative. D’autres (les acteurs gouvernementaux) parce qu’ils considèrent que l’organisation du travail, et du coup les conditions de travail, voire la santé au travail ne relèvent pas des politiques publiques, mais des politiques des entreprises.

Les syndicats de salariés français ont toujours été marginalisés des décisions économiques, dans les entreprises comme pour les politiques gouvernementales, contrairement à l’Allemagne ou aux pays nordiques, qui pratiquent un modèle de co-décision économique et social, où les syndicats de salariés ont une place essentielle dans les conseils d’administration des entreprises, et où les négociations collectives organisent le fonctionnement du marché du travail.

Denis Kessler, ancien vice-président du MEDEF, puis dirigeant de l’entreprise de réassurance SCOR, parlait de « Yalta implicite » pour décrire le modèle économique et social qui s’est mis en place en France après la Seconde Guerre mondiale. Les patrons se réservaient les décisions concernant le modèle productif, la stratégie des entreprises et l’organisation du travail, le personnel politique, les politiques publiques et les syndicats, la gestion de la protection sociale. Comme il le disait dans un entretien retranscrit par Laurent Duclos et Olivier Mériaux : « En France, le pacte social […] a, en définitive, consacré la non-inclusion des syndicats […] dans les domaines économiques et une formidable intégration de ceux-ci dans le domaine social » (3)

D’une façon plus générale, la question du travail (son contenu, son sens, ses conditions, son organisation, son management…) est longtemps restée sous les radars du débat public parce que dominait une autre question, celle du chômage. Ces questions se sont trouvées reléguées derrière les préoccupations liées au chômage, à la création ou la sauvegarde des emplois, quelle qu’en soit la qualité. Ont longtemps dominées les études des économistes néo-classiques sur les causes du chômage, les analyses du fonctionnement du marché du travail et des politiques d’emploi. La situation est en train de changer depuis la fin des années 2010. Plusieurs éléments ont contribué à remettre la question du travail au cœur de l’attention publique, notamment la baisse du chômage, la crise du Covid, les débats suscités par la réforme des retraites de 2023.

La baisse du chômage est en train de modifier le rapport de force entre employeurs et salariés, qui ont désormais de plus en plus la capacité de demander des conditions de travail décentes, mettant ainsi en lumière des situations dégradées dans de nombreux secteurs de l’économie. L’émergence et la persistance de secteurs en tension confirment la tendance. Les tensions sur le marché du travail augmentent depuis 2015, les employeurs peinent à trouver des candidats pour les postes proposés dans différents secteurs de l’économie, phénomène particulièrement marqué au début des années 2020. Il peut s’agir d’un problème de qualification, les employeurs ne trouvant pas suffisamment de personnes formées aux compétences requises (notamment dans l’industrie, ou le secteur de l’informatique et des télécommunications), mais il s’agit aussi de plus en plus de secteurs dont les conditions de travail et de rémunération ne sont pas attractives.

Au premier janvier 2023, la DARES (Direction des Direction de l’Animation de la recherche, des Études et des Statistiques du ministère en charge des questions du travail et de l’emploi) montre que les secteurs où les entreprises déclarent le plus rencontrer des difficultés de recrutement sont la construction, l’hébergement et la restauration, l’agroalimentaire, la fabrication de biens d’équipement, les transports et l’entreposage, secteurs dans lesquels les conditions de travail sont particulièrement difficiles et les niveaux de rémunération le plus souvent faibles. Dans ces situations, les employeurs ont dû parfois se résoudre à améliorer les horaires, les conditions de travail, de rémunérations et de protection sociale pour pouvoir embaucher.

Le rapport de force entre employeurs et salariés change progressivement à mesure que le chômage baisse, rendant la question des conditions de travail, de rémunérations et de formation plus centrales. Les salariés ne sont plus prêts à tout accepter, qu’il s’agisse des conditions de travail, du sens de celui-ci, voire de son impact social ou environnemental. Cette tendance n’est pas unique à la France, comme en témoignent les mouvements sociaux déclenchés en 2022 et 2023 en Allemagne comme en Angleterre, tournant autour des questions de rémunérations comme de condition de travail en situation d’inflation prononcée.

Si la tendance de fond qui a remis les questions du travail au centre des débats est liée à la baisse du chômage, d’autres facteurs y ont contribué. Le débat sur la réforme des retraites a révélé les difficultés de nombreuses personnes au travail, et le besoin pour celles-ci d’une reconnaissance de leurs problèmes comme de leur contribution collective. La crise du Covid a servi de révélateur et d’accélérateur de nombreuses tendances à l’œuvre dans le monde du travail. Les confinements ont révélé les clivages entre les personnes qui pouvaient continuer de travailler à la maison grâce au télétravail, celles qui ont dû cesser leur activité, et celles qui ont dû aller travailler au-dehors, essentielles au fonctionnement de notre économie et de notre société, aux emplois difficiles et pourtant mal rémunérés, de faible qualité. La crise du Covid a aussi accéléré la diffusion des technologies digitales, par la diffusion du télétravail, comme par l’emprise accrue des plateformes numériques. À partir des questions posées par l’aménagement du télétravail, la gestion de l’après-covid a finalement posé la question de l’organisation du travail et du management.

Dès lors les savoirs des sciences sociales sur les conditions de travail, l’organisation du travail, la santé et le bien-être au travail redeviennent cruciaux. Il s’agit de documenter l’ampleur des problèmes, mais aussi d’identifier les secteurs et les métiers qui sont plus touchés que d’autres. Ce sont ces savoirs, issus de nombreuses enquêtes et projets de recherche accumulés au fil du temps qui sont mobilisés dans notre ouvrage : ceux des économistes et sociologues du travail, des anthropologues ou psychologues du travail, des sciences de gestion, des ergonomes, des politistes spécialistes des politiques publiques concernées.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.