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Ce n’est pas le lieu d’ajouter un commentaire aux commentaires après ce que Alain Lipietz qualifie de « double catastrophe des élections européennes en France : le bond en avant de l’extrême droite (38,8 % dont 31,4 % pour le RN), l’effondrement d’Europe Écologie Les Verts (5,5 %) » (AOC du 13 juin). Ce n’est pas non plus le lieu de donner des « consignes de vote » pour ces élections législatives précipitées. Je me souviens néanmoins que Metis Europe a été créé il y a maintenant une quinzaine d’années pour contribuer aux échanges entre pays européens, persuadés que nous avions à apprendre les uns des autres et que ce qui nous rapprochait, et qui ne demandait qu’à grandir, était le plus important.

Ce rappel me suggère quelques remarques. Il n’est plus temps de refaire la campagne pour les élections au Parlement européen. Y a-t-il eu une campagne d’ailleurs ? Depuis 1957, date du traité de Rome, les controverses à propos de la construction européenne ont toujours été vives. Qu’on se souvienne des débats lors des élargissements successifs, un tous les 10 ans environ, des questions aussi bien politiques qu’économiques lors de la réunification allemande, de la création de l’Euro, du rôle du couple franco-allemand, de la possibilité de se mettre d’accord sur une Constitution, des conflits à propos des « racines » culturelles de l’Europe ou du plombier polonais.

Rien de tout ça cette fois. Les enjeux très concrets de la période, environnement, numérique, localisation des investissements industriels, à propos desquels l’Union européenne a fait des propositions, Green deal, Digital Markets Act (DMA) et Digital Services Act (DSA), plan de relance notamment, ont été noyés dans des polémiques dominées par les positionnements des uns et des autres sur la scène politique nationale. La dissolution de l’Assemblée nationale en est la conséquence. Elle enterre du même coup toute perspective de délibération sur ce que peut faire l’Europe qui ne peut pas être fait à une autre échelle.

Un souvenir personnel. Dans les années 1990, je découvrais le fonctionnement des institutions européennes. Le Conseil régional du Limousin (il existait une région Limousin, et c’était bien) était en relation constante et fluide avec elles. J’apprenais en même temps le vocabulaire que ses représentants maniaient avec une aisance qui forçait mon admiration. J’ai retenu un mot qu’on n’entend plus : la subsidiarité. Il synthétisait la reconnaissance de la capacité des acteurs les plus proches des problèmes à les affronter au mieux et la nécessité d’élargir le périmètre de la réflexion et de l’action chaque fois que cela est nécessaire. À l’inverse des organisations pyramidales, celles où tout se décide en haut, puis éventuellement se délègue vers le bas, chaque échelle fait ce pour quoi elle est la plus à même de connaître, d’analyser, de réunir les parties prenantes, d’agir. Des échelles les plus quotidiennes aux plus planétaires, sans en négliger aucune. On peut bien sûr débattre à propos de la « bonne échelle », mais le principe général de la subsidiarité donne un cadre pour le faire. Par exemple, très concrètement, l’UE était la bonne échelle pour gérer et répartir les vaccins contre la COVID et les mille Comités d’entreprise européens (CEE) ont pris acte de la taille de leur entreprise.

J’ai le sentiment que cette fois c’est un mot antinomique qui s’est imposé. Celui de souveraineté. On me dira que les menaces sont aujourd’hui d’une autre nature. Les guerres en cours ne sont plus froides. L’agression contre l’Ukraine toute proche, les conflits meurtriers au Proche-Orient, au Soudan et ailleurs, la possible réélection de Trump aux États-Unis, changent la donne. Cette revendication de « souveraineté » serait une conséquence de la montée des incertitudes et des périls, de « l’épreuve de l’incertitude » pour le dire comme Pierre Rosanvallon. Ne pas en tenir compte serait être naïf.

Ce mot même de souveraineté est piégé. La souveraineté ne se partage pas. Elle dit que nous n’admettons pas de limites à ce que nous serions capables de maîtriser. Chacun chez soi. Rappelons-nous que le Brexit a été largement dominé par ce thème de la reprise en main de son destin. Toujours le vieux rêve « de nous rendre comme maître et possesseur de la nature ». Nous avons pourtant appris que c’est illusoire et souvent nocif. Que ce sont les interactions et les coopérations entre égaux et entre échelles territoriales qui donnent une prise sur notre présent et notre avenir. Là où je suis aujourd’hui, je suis bien placé pour apprécier la valeur des initiatives et engagements au plus proche des épreuves que la vie réserve à beaucoup. Bien placé également pour savoir que d’autres échelles de réflexions et d’actions sont indispensables.

Évidemment, les principes, celui de subsidiarité ou celui de coopération, ne sont rien sans une gouvernance adaptée, c’est-à-dire des institutions qui les traduisent et qui soient à la fois des instances de délibération et de décision. Qui construisent des communs plutôt que gérer des souverainetés concurrentes en s’abritant derrière une technocratie déguisée en « aristocratie des talents ». Les nombreux pays, grands et petits, qui ont adopté des institutions fédérales, ne semblent pas en souffrir. Est-ce être naïf ou coupé des « réalités de ce que les gens vivent » que de vouloir en débattre. Je ne le crois pas. C’est plutôt ne pas se tromper de débat. Construire l’Union européenne est difficile, ce n’est certainement pas une raison pour renoncer.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.