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par Laurent Duclos

Des conditions « du » travail aux conditions « de » travail … et inversement ?

À quelles conditions travailler ? C’est, pour l’économiste, la première des questions. Suivant la fiction contractuelle, la mise à disposition par le travailleur d’un bien distinct de sa personne, sa force de travail, est en effet soumise à des conditions de rémunération et de durée notamment qui demandent à être posées, définies, négociées. L’échange salarial et sa formalisation dessinent ainsi une première sphère des conditions du travail.

A l’inverse, les conditions de travail, cette fois, ne renvoient pas a priori à un « deal » dont on pourrait avoir, comme à travers la fiction contractuelle, la même représentation désincarnée, mais à une situation de fait dans laquelle l’individu peut aller jusqu’à « risquer sa peau ». Les conditions de travail renvoient donc plutôt à une contrainte qui s’impose avant tout, et ce fut sans doute le projet du droit du travail d’en desserrer l’étau.

On sait pertinemment aujourd’hui les conséquences potentielles des conditions du travail –des mauvais statuts d’emploi–, sur les conditions de travail. Les mauvaises conditions d’emploi (= conditions du travail) comportent, en somme, un risque accru d’exposition à de mauvaises conditions de travail. Dans l’entreprise-réseau et dans les rapports de sous-traitance, le report de la charge de l’emploi sur des tiers – le sous-traitant, le travailleur lui-même – organise ainsi très largement un report des risques liés au travail, en plus de diluer la responsabilité afférente. A rebours, les conditions de travail peinent à être posées, ainsi qu’il le faudrait pourtant, comme une condition directe du travail, sauf procédures exceptionnelles comme celles qui accompagnent le droit au retrait en cas de danger grave et imminent (Cf. article L. 231-8 et suiv. du Code du travail français). Notons, ce faisant, que conditions du travail et conditions de travail sont liées au plan des relations collectives si l’on s’en réfère à l’objet de la convention collective de travail : l’article L. 131-1 du Code du travail prévoit ainsi que les salariés ont un droit « à la négociation collective de l’ensemble de leurs conditions d’emploi (…) et DE travail ». Ce problème se pose avec acuité s’agissant du travailleur indépendant, ou réputé tel, dont les conditions DE travail sont totalement rejetées hors champ dans l’établissement de la relation de travail.

Discuter les risques liés au travail

Il est vrai que si l’on peut « poser » a priori des conditions à l’engagement de la relation de travail, de salaire ou de temps, un effort d’objectivation s’impose souvent, dans le fatras que constitue n’importe quel agencement productif, s’agissant cette fois des conditions de travail. Autrement dit, il est difficile de programmer entièrement les conditions de travail en dehors d’une connaissance et d’une reconnaissance des risques qui se constituent souvent en marchant. Il se peut ainsi que le risque présent dans un environnement matériel pourtant parfaitement transparent ne puisse faire l’objet d’une évaluation sans l’analyse d’un fonctionnement, sans même parler des risques psychosociaux qui sont précisément des « pathologies du fonctionnement » (ce que l’Institut National de Recherche et de Sécurité appelle curieusement des « risques organisationnels ». Quel serait alors le statut des autres risques ?).

La prévention des risques professionnels, quels qu’ils soient, ressemblerait donc plutôt à l’application du principe de précaution : il ne s’agit pas tant d’exiger de connaître tous les risques avant d’autoriser le travail mais, parce qu’il faut bien travailler, de minimiser la prise de risque que représente le travail en s’engageant à connaître ce risque et à exercer sur les facteurs de risque une vigilance accrue.

Or la meilleure façon d’établir une prévention ou une précaution efficace est de conjuguer les deux tâches : laisser l’agencement productif fonctionner, mais s’engager concurremment à savoir comment il fonctionne pour alimenter une fonction d’alerte. Partant, « l’expérimentation du risque connu » ne peut être soustraite à la délibération, qui est une manière de poser l’amélioration des conditions de travail comme véritable condition du travail. C’est vrai pour l’activité « ordinaire » des comités CHSCT, mais ça l’est également pour la difficile discussion des enquêtes statistiques ou épidémiologiques, au Conseil supérieur de la prévention des risques professionnels ou ailleurs, et des conséquences que peut en tirer la collectivité.

De la « faute à pas de chance » à la faute inexcusable

Au demeurant, l’amélioration des conditions de travail, comme la prévention des risques liés au travail, peuvent parfaitement buter sur une logique « d’arrangement institutionnel » comme l’a montré l’exemple de la silicose pour lequel on bénéficie aujourd’hui à la fois d’un certain recul historique et de données comparatives (Voir notamment les « stratégies désespérées de carrière » et l’usage du statut de silicosé comme accélérateur d’ancienneté). La protection sociale, quant à elle, est le lieu d’arrangements institutionnels dont l’effet pu être précisément de soustraire au débat la question des maladies professionnelles, notamment parce que la prise en charge collective exonère l’entreprise de la responsabilité, du fait même du risque qu’elle institue. Ce faisant, cette imputation assurantielle n’est pas nécessairement une panacée pour les employeurs : une avancée dans la reconnaissance des maladies professionnelles peut ainsi avoir pour effet d’augmenter les cotisations qu’ils seraient amenés à verser. C’est pourquoi, ainsi qu’en témoigne le cas des pathologies « multifactorielles » – les troubles musculo – squelettiques par exemple –, la codification des maladies professionnelles est en soi un enjeu de lutte et fournit le support à de nouveaux arrangements.

En contrepoint de cette « externalisation séculaire » liée à l’instauration de diverses sécurités sociales, la Cour de cassation avait rendu le 28 février 2002 une série d’arrêts relatifs à l’amiante étendant la portée de la faute inexcusable de l’employeur, un retour à l’envoyeur en quelque sorte. Elle a jugé notamment que l’employeur était tenu envers le salarié à « une obligation de sécurité de résultat, notamment en ce qui concerne les maladies professionnelles contractées par ce salarié du fait des produits fabriqués ou utilisés par l’entreprise ». Reprenant cet attendu de principe, la Cour de cassation avait rendu une décision similaire concernant les accidents du travail, le 11 avril 2002, et considéra le 28 février 2006, que l’employeur était tenu d’assurer l’effectivité de cette obligation de sécurité de résultat. Exit donc la « faute à pas de chance », c’est-à-dire l’exonération de la responsabilité du seul fait du risque…

Mieux, la Cour de cassation a pu considérer, dans une affaire de tabagisme passif, que cette « obligation de sécurité de résultat » était de nature contractuelle (Cass. soc., 29 juin 2005 : RJS 10/2005, n° 945) : en faisant ainsi basculer les conditions de travail dans les conditions d’exécution du contrat de travail, la Cour n’a-t-elle pas subrepticement transformé les conditions de travail en véritable condition du travail ?!

Nouveaux régimes d’engagement dans le travail, nouveaux risques

Alors que la compréhension ordinaire des conditions de travail pouvait se limiter naguère à la question de l’environnement d’un poste de travail anonyme comme à la question des (mauvais) plis qui s’y prennent à la longue, un déplacement semble s’opérer avec les nouvelles formes d’organisation. Chaque individu peut être sommé de se comporter comme instance de coordination et, pour ce faire, d’actualiser en situation toute une série des virtualités incorporées (la compétence ; le savoir – être ; etc.). A défaut de pouvoir encore ménager sa peine il lui faut désormais la « manager » lui-même. De ce fait, le couple singulier que forme le sujet avec son travail sert désormais d’étalon aux conditions de travail ; les risques psychosociaux liés à ce nouveau régime d’engagement dans le travail se superposant aux contraintes environnementales plus classiques.

En matière de conditions de travail, il ne s’agit plus tant d’aménager un poste que de définir les protocoles collectifs permettant d’équiper l’individu (contrôle des états du moi ; puissance d’adaptation aux situations ; etc.). A la thématique de l’exposition au risque, qui perdure, s’ajoute désormais le risque de l’implosion (« burn out »). Alors que l’enjeu naguère était précisément d’établir une corrélation entre conditions du travail et conditions de travail, on voit que les éléments du contrat « combinent » désormais directement, c’est-à-dire programment en quelque sorte, sans même chercher à le cacher, ces nouvelles conditions de travail (Cf., par exemple, les effets pervers attachés aux obligations de résultats).

L’Europe de la santé-sécurité

Les institutions internationales, qui avaient été pionnières en matière de conditions de travail, l’ont également été en ce qui concerne l’effet de ces nouvelles formes de mobilisation du travail, ainsi qu’en témoigne, par exemple, l’accord européen du 8 octobre 2004 sur le stress. Il faut rappeler, à l’occasion, que le préambule de la constitution de l’OIT avait le premier délibérément mélangé dans son inventaire, sans d’ailleurs chercher à en problématiser la relation, conditions de travail et conditions du travail.

Les prémices du droit social européen ont, de notoriété publique, porté sur l’effet des conditions de travail. En 1986, l’Acte Unique avait ainsi étendu au thème de la santé – sécurité, et à lui seul, la possibilité de prendre des directives à la majorité qualifiée (article 118A). Une fois n’est pas coutume, le droit européen produit des énoncés limpides sur la santé – sécurité au travail : « l’employeur est obligé d’assurer la sécurité et la santé des travailleurs dans tous les aspects liés au travail ». La tentation de faire passer « tout le social » par ce chas étroit fut grande. Last but not least, la thématique santé – sécurité est restée centrale dans les débats européens, jusqu’à marquer parfois la compréhension que nous pouvions avoir de phénomènes sans liens apparents, ainsi de la problématique du reclassement dans les épisodes de restructurations (voir le chapitre santé du programme MIRE  » Monitoring Innovative Restructuring in Europe » de l’Union européenne).

On se souvient, par ailleurs, que la Stratégie de Lisbonne, définie en mars 2000, a fait du taux d’emploi la variable d’action de la politique économique et donc d’une participation accrue au marché du travail un objectif stratégique non négociable dans son principe. Qu’il s’agisse de flexicurité ou de l’inclusion sociale, l’Europe recommande dès lors de faire du travail la composante essentielle de la sécurité (sécurité par le travail). Pour ce faire, il est nécessaire de garantir à l’individu la préservation de son « potentiel », de façon à pouvoir substituer notamment une « sécurité de l’employabilité » (« employment security ») à la défunte protection des emplois (« job security »). A tout le moins, on serait donc prié de rendre au marché du travail le travailleur dans l’état où on l’a trouvé, ce qui ne saurait se produire sans que ne soient reconfigurés, cette fois, les moyens de sécuriser le travailleur dans son travail. Au sommet de Laeken, en décembre 2001, le Conseil européen avait adopté une définition multidimensionnelle de la « qualité de l’emploi » assortie d’une série d’indicateurs, qui aurait certainement permis de travailler ensemble ces aspects de sécurité par le travail et de sécurité dans le travail. Ce thème est malheureusement passé au second plan dans les débats européens, nous interdisant d’avoir une compréhension renouvelée des liens qui unissent conditions du travail et conditions de travail et, par suite, de proposer un enchâssement clair des garanties propres à ces deux sphères.

Laurent Duclos
Laboratoire des Institutions et des Dynamiques Historiques de l’Economie (IDHE)

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