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par Jean-Yves Kerbourc’h

L’actualité du droit communautaire illustre les difficultés croissantes à concilier des libertés souvent contradictoires. Les solutions retenues, complexes et parfois obscures ressemblent de plus en plus à des numéros d’équilibriste. Nous retiendrons ici deux exemples récents.

Liberté de choix de la loi applicable au contrat de travail

 

bolkestein

Le premier c’est le règlement 593/2008 du 17 juin 2008 adopté par le Parlement et le Conseil, relatif aux conflits de loi, et qui consacre un article aux contrats de travail. Ce règlement se substitue à la convention de Rome du 19 juin 1980 en transposant ses principes : le contrat de travail est régi par la loi que choisissent les parties. Bien sûr ce principe contient en germe un risque de dumping social. Comme le soulignait récemment Gilles Karpman dans une tribune de Metis, il serait loisible aux cocontractants de soumettre leurs rapports à la loi du Yémen du Sud ! Mieux : ils pourraient selon leur intérêt (le plus souvent celui de l’employeur), appliquer des lois différentes aux matières traitées dans leur contrat. C’est ce que les juristes appellent « le dépeçage du contrat ».

 

Mais comme auparavant dans la convention de Rome, le Parlement et le Conseil ont posé des garde-fous qui limitent sensiblement la portée de cette liberté. D’abord, le choix des cocontractants ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions auxquelles il ne peut être dérogé par accord en vertu de la loi qui, à défaut de choix, aurait été applicable (Règlement, art. 8 §1). En réalité il s’agit des « dispositions impératives » qui étaient déjà mentionnées dans la convention de Rome. La Cour de cassation a par exemple récemment jugé que la loi française d’ordre public régissant la rupture des contrats à durée déterminée constitue une disposition impérative de la loi applicable à défaut de choix (Cass. soc., 12 mars 2008 : RJS 6/08 n° 708).

 

Toute la question est alors de savoir quelle est la loi applicable à défaut de choix exercé par les parties. Sur ce point le règlement modifie sensiblement la convention de Rome : à défaut de choix exercé par les parties, le contrat de travail est toujours régi par la loi du pays dans lequel le travailleur, en exécution du contrat, accomplit habituellement son travail. Mais le Règlement précise qu’il peut s’agir également de la loi du pays à partir duquel le travailleur accomplit habituellement son travail. Certaines compagnies aériennes « low cost » ne devraient donc plus pouvoir échapper à la législation des pays à partir desquels travaille leur personnel navigant (la France par exemple pour une compagnie Irlandaise). C’est un progrès à condition que la législation dudit pays soit plus protectrice que celle où est établie la compagnie… Il se peut qu’au cours des prochains mois on assiste ainsi à des déplacements de salariés pour tenter de leur faire accomplir leur travail « à partir » d’autres pays !

 

Ensuite, le pays dans lequel le travail est habituellement accompli n’est pas réputé changer lorsque le travailleur accomplit son travail de façon temporaire dans un autre pays (Règlement, art. 8 § 2). De plus, comme le prévoyait déjà la convention de Rome, si la loi ne peut être déterminée selon ces règles, le contrat est régi par la loi du pays dans lequel est situé l’établissement qui a embauché le travailleur. Enfin, s’il résulte de l’ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays, la loi de cet autre pays s’applique (Règlement, art. 8 § 3 et 4).

 

Ultime protection, quelle que soit la loi à laquelle le contrat est soumis, restent de toutes façons applicables les lois de police du pays dans lequel la prestation est exécutée et que le Règlement définit comme des dispositions impératives dont le respect est jugé crucial par un pays pour la sauvegarde de ses intérêts publics, telles que son organisation politique, sociale ou économique, au point d’en exiger l’application à toute situation entrant dans son champ d’application (Règlement, art. 9).

On voit dans cet exemple que si le principe posé par le Règlement laisse a priori la porte ouverte au dumping social, celle-ci se referme sérieusement avec les tempéraments qu’il introduit.

 

La directive détachement

 

Tel n’est pas le cas de la directive 96/71 du 16 décembre 1996 sur le détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services intracommunautaire qui laisse place à de nombreuses pratiques de dumping. La règle qu’elle édicte veut que quelle que soit la loi applicable à la relation de travail, les travailleurs détachés d’un pays à un autre de l’Union en application d’un contrat de prestation de services restent soumis à la loi du pays où ils ont conclu leur contrat de travail à l’exception d’un socle de règles du pays d’accueil (durée maximale de travail et minimale de repos, durée minimale des congés payés, taux de salaire, santé-hygiène, conditions de travail des femmes enceintes, règles de non-discrimination). Ces règles s’appliquent également lorsque leur source est une convention collective mais à condition que celle-ci ait fait l’objet d’une procédure d’extension qui la rende d’application générale. Le problème vient de ce que tous les pays de l’Union ne disposent d’une telle procédure.

 

C’est ainsi que dans une récente affaire jugée par la CJCE (CJCE 18 décembre 2007 aff. 341/05, Laval un Partneri Ltd), des syndicats suédois avaient exigé par des mesures de blocus qu’une entreprise de droit letton entame des négociations pour fixer la rémunération des salariés lettons occupés sur un chantier en Suède, pays dans lequel les salaires sont négociés directement avec les syndicats. Or la Suède, où n’existent ni salaire minimum légal ni mécanisme d’extension des conventions collectives, n’avait pas utilisé une possibilité que lui offre la directive 96/71 : en l’absence de procédure d’extension un État membre peut appliquer les conventions collectives aux travailleurs détachés sur leur territoire dans le cadre d’une prestation de services, mais à condition qu’ils garantissent le même traitement à l’entreprise étrangère qu’aux entreprises nationales (art. 3 § 8, al. 2). La CJCE a jugé que les articles 49 CE (liberté d’établissement) et 3 de la directive 96/71 s’opposaient à ce qu’une organisation syndicale puisse contraindre, par une action collective prenant la forme d’un blocus de chantiers, un prestataire de services établi dans un autre État membre à entamer avec elle une négociation sur les taux de salaire devant être versés aux travailleurs détachés et à adhérer à une convention collective plus favorable.

 

Une deuxième affaire similaire illustre d’une certaine façon l’histoire du plombier polonais (CJCE 3 avril 2008 aff. 346/06, 2e ch., Rüffert c/ Land Niedersachsen). Dans ses appels d’offre de marchés publics, le Land de Basse-Saxe faisait obligation aux entreprises adjudicataires de rémunérer ses salariés au niveau minimum prévu par la convention collective territoriale du bâtiment, qui est supérieur à celui de la convention collective nationale fédérale d’application générale. Une entreprise allemande adjudicataire avait sous-traité une partie du marché à une entreprise polonaise qui avait détaché en Allemagne ses salariés payés 50 % environ en dessous du minimum territorial. Le conflit né de la rupture par le Land de Basse-Saxe du contrat conclu avec l’entreprise allemande parce qu’elle ne respectait pas la clause sociale fut soumis à la CJCE. La Haute juridiction jugea d’une part que la règle édictée par le Land était incompatible avec la directive 96/71 car le taux de salaire n’avait pas été déclaré d’application générale et ne pouvait donc être imposé par la législation d’un État membre aux prestataires des autres État, et d’autre part que la restriction à la libre prestation de services n’était pas justifiée par l’objectif de protection des travailleurs.

 

Il y eut enfin une troisième affaire posant des problèmes juridiques différents mais qui illustrent également une pratique de dumping social (CJCE 11 décembre 2007 aff. 438/05, International Transport Workers’Federation c/ Viking Line ABP). Le conflit opposait un syndicat finlandais à une société finlandaise exploitant un ferry assurant la liaison entre la Finlande et l’Estonie qui avait décidé d’immatriculer le navire en Estonie en recrutant un équipage estonien. Selon la Fédération internationale des travailleurs de transport (ITF) auquel appartenait le syndicat, seul le syndicat adhérant où est établie la propriété effective du navire peut conclure un accord collectif, peu important le pavillon sous lequel le navire est exploité. Le propriétaire effectif était une société finlandaise. Le syndicat estonien appartenant à ITF, sur injonction de cette dernière, s’est vu interdire de négocier avec Viking Line. Parallèlement ITF exigeait notamment la conclusion d’une convention collective qui aurait permis, en cas de changement de pavillon, de continuer à appliquer la loi finlandaise sans licencier l’équipage. La CJCE a décidé qu’une action collective engagée par un syndicat ou un groupement de syndicats pour amener une entreprise à conclure une convention collective dont le contenu est de nature à la dissuader d’exercer sa liberté d’établissement constituait une restriction à cette liberté.

 

Le boomerang du refus du traité constitutionnel

 

Dans ces trois affaires primauté a donc été donnée à la liberté d’établissement. Et si incidemment la CJCE a rappelé que la grève constituait une liberté fondamentale, elle a néanmoins décidé que ce droit ne pouvait s’exercer contre la liberté d’établissement.
Devant l’indignation suscitée par ces affaires fortement médiatisées, les députés de la commission emploi et affaires sociales du Parlement européen ont adopté le 22 septembre 2008, un rapport d’initiative sur « les défis pour les conventions collectives dans l’UE » dans lequel ils demandent une révision de la directive 96/71.

 

Le rapport souligne que la CJCE reconnaît le droit de recourir à des actions collectives en tant que droit fondamental faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire et que, avec la ratification du traité de Lisbonne, ce droit sera inscrit dans le droit primaire. Observons que ce droit aurait déjà été inscrit dans le droit primaire si le Traité établissant une Constitution pour l’Europe avait été adopté puisque ce traité aurait intégré la Charte des droits fondamentaux de l’Union dont l’article 28 reconnaît le droit de grève. Il est piquant de constater que ceux qui hier appelaient à voter contre le projet de Traité constitutionnel critiquent aujourd’hui avec virulence (à juste raison) les trois arrêts de la CJCE.
Le rapport affirme également que la libre prestation des services constitue une pierre angulaire du projet européen mais que cet élément doit être mis en balance avec les droits fondamentaux et la possibilité pour les gouvernements et les syndicats de garantir la non-discrimination et l’égalité de traitement.

 

Il insiste sur le fait que dans les affaires Laval et Rüffert, la CJCE a fait de la législation européenne une interprétation toute différente de celle de l’avocat général, et restrictive des possibilités dont les syndicats disposent pour réclamer de meilleures conditions pour les travailleurs détachés. Il considère également que dans l’affaire Rüffert, la CJCE a considérablement réduit la marge de manoeuvre dont les États membres disposent pour réglementer leur système de négociation collective et a également limité la portée de la directive sur le détachement, en négligeant les deux objectifs visés par la directive, à savoir la protection des travailleurs et la libre circulation.

 

Et dans l’affaire Viking, les députés contestent l’introduction d’un principe de proportionnalité applicable au droit de recourir à des actions collectives à l’encontre d’entreprises qui, en se prévalant du droit d’établissement ou du droit de prester des services transfrontaliers, s’attaquent délibérément aux conditions d’emploi. Ils estiment qu’un tel principe de proportionnalité n’est pas compatible avec le caractère fondamental qui s’attache à ce droit et que l’on ne saurait remettre en cause le droit des syndicats de recourir à une action collective pour défendre l’égalité de traitement et garantir des conditions de travail décentes.

 

Enfin le rapport souhaite que le Parlement, le Conseil et la Commission prennent des mesures pour lutter contre les sociétés « boîtes aux lettres », c’est-à-dire les entreprises qui n’exercent aucune activité véritable et significative dans le pays d’origine mais sont créées, parfois même directement par l’entrepreneur principal dans le pays d’accueil, à la seule fin d’offrir des « services » dans le pays d’accueil, pour éviter l’application pleine et entière des règles et réglementations du pays d’accueil, notamment en ce qui concerne les salaires et les conditions de travail. Il va donc falloir trouver des critères permettant de distinguer le dumping social de bon aloi (admis) de la fraude aux textes communautaires (interdite) : de belles batailles en perspective !

 

Jean-Yves Kerbourc’h
Professeur à l’université de Haute-Alsace

 

Voir plus loin

Charte des droits fondamentaux: http://www.europarl.europa.eu/charter/pdf/text_fr.pdf

CJCE 11 décembre 2007 aff. 438/05, International Transport Workers’Federation c/ Viking Line ABP :
http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-bin/gettext.pl?where=(=fr&num=79928788C190504388&doc=T&ouvert=T&seance=ARRET

CJCE 18 décembre 2007 aff. 341/05, Laval un Partneri Ltd:
http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-bin/form.pl?lang=fr&Submit=Rechercher&alldocs=alldocs&docj=docj&docop=docop&docor=docor&docjo=docjo&numaff=C-341/05&datefs=&datefe=&nomusuel=&domaine=&mots=&resmax=100

CJCE 3 avril 2008 aff. 346/06, 2e ch., Rüffert c/ Land Niedersachsen:
http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:62006J0346:FR:HTML

Rapport sur les défis pour les conventions collective dans l’UE:
http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//NONSGML+REPORT+A6-2008-0370+0+DOC+PDF+V0//FR

Règlement593/2008 du 17 juin 2008:
http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2008:177:0006:0016:FR:PDF

Traité de Lisbonne:
http://eur-lex.europa.eu/JOHtml.do?uri=OJ:C:2007:306:SOM:FR:HTML

Traité établissant une Constitution pour l’Europe:
http://eur-lex.europa.eu/JOHtml.do?uri=OJ:C:2004:310:SOM:fr:HTML

 

Voir également

Le point de vue de Jan Cremers publié dans la revue Construction Labour Research (lien externe en anglais)

 

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