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Thomas Kieselbach, professeur de psychologie sociale analyse la notion de justice au travail et souligne son caractère essentiel dans la gestion de la crise économique actuelle.

En tant que psychologue, qu’entendez-vous par « justice » ?

Dans la psychologie sociale, la justice est une expérience subjective : l’impression d’une juste distribution de services et de biens rares, d’une manière juste d’y procéder, d’une juste communication sur les retombées et décisions. La notion de justice interactionnelle met en exergue la manière dont la décision est communiquée aux personnes concernées ou au public.

 

Prenez l’exemple des processus d’aide qui sont évidemment régis par une dimension de justice. Si vous rencontrez une personne qui a besoin d’aide, vous réagirez différemment selon que vous la percevez comme responsable de sa situation ou comme une victime. Il vous sera bien plus facile de l’aider si vous la considérez comme victime plutôt que comme responsable de ce qui lui arrive. Les considérations de justice prévalent dans toutes les activités humaines. Il y a plusieurs niveaux de considération de justice. Les personnes traitées de manière juste pourront accepter des résultats difficiles et peu satisfaisants. Mais si le processus n’est pas ressenti comme juste, elles réagiront très négativement.

 

Si l’on applique ces notions de justice au travail, nous pouvons dire que c’est crucial pour le fonctionnement d’une organisation ou d’une institution. Elles ne se basent pas uniquement sur la morale, elles prévalent dans la plupart des actions des individus et des organisations.

Pensez-vous que la notion de justice ait un rôle pertinent à jouer dans la crise actuelle ?

Les gens ont une perception naïve de la justice : ils croient en un monde juste. Les gens orientent plus facilement leur vie avec cette foi en la justice, même s’ils savent qu’elle est pleine de désillusions. Si vous vous investissez personnellement mais que vous ne recevez pas un juste retour, vous ressentirez un déséquilibre. Si ces déséquilibres se reproduisent trop souvent, cela conduira à une crise de reconnaissance. D’après Johannes Siegrist, une telle crise de reconnaissance suit le « déséquilibre effort/rétribution », concept théorique majeur qui explique les facteurs de stress au travail. La santé psycho-sociale individuelle des salariés est influencée de manière cruciale par de tels déséquilibres au travail. C’est un important facteur psycho-social de stress, responsable de beaucoup de maladies telles que les maladies cardio-vasculaires, l’accroissement de la morbidité, comme, à plus long terme, de la mortalité.

 

Les considérations de justice n’ont, jusqu’à maintenant, pas été sur le devant de la scène, mais je suis convaincu qu’elles vont y venir. Prenez par exemple le ratio entre les rémunérations des salariés et des dirigeants. Il y a quelques décennies, on acceptait que ce ratio soit de 1 à 40, mais il atteint aujourd’hui 1 à 400, et même 1 à 1000 dans nos pays. Chez Wal-Mart, le rapport entre le salaire du PDG et le salaire moyen est de 1 à 1200. Cela crée de nouvelles injustices et les gens commencent à penser à la gratification qu’ils pourraient avoir grâce à leur activité individuelle. Quand le gouvernement intervient dans les banques, il n’y a que peu de pays où le débat a conduit à imposer des conditions visant à limiter les revenus des cadres de haut niveau. En Suisse l’aide directe du gouvernement pour UBS a atteint 6 milliards de francs suisses (4,05 milliards €) en octobre 2008. Elle ne couvrait pas la prime annuelle du dirigeant d’UBS. En Allemagne, le ministre des finances a dit que l’argent public ne pouvait être versé qu’à condition que les salaires annuels des directeurs de la banque soient immédiatement réduits à 500 000 € maximum. Ce fut sans doute contre-productif puisque certaines banques, sous la pression des directeurs, ont refusé l’argent public afin de ne pas réduire leur salaire. M. Ackerman, le PDG de la Deutsche Bank, a dit en décembre dernier qu’« il ne se lèverait pas le matin pour 500 000 € par an ».

 

Si vous désirez convaincre les salariés que la réorganisation et les éventuelles pertes d’emplois qui y sont liés sont justifiées et inévitables, vous devez tenir compte de considérations de justice. Dans ce sens, justifier l’annonce de réductions d’emplois par un objectif de ROI (non plus de 7 à 10% comme c’était le cas dans le passé mais de 20 à 25%) comme l’a fait la Deutsche Bank est très risqué.
Les restructurations sont-elles justes ? Là est la question. Si elles ne vous semblent pas justes, vous vous considérerez comme une victime, avec toutes les conséquences que cela implique. L’équilibre entre gains et pertes fait partie du processus de justice.

 

Ces vingt dernières années, la dimension de justice n’était pas très présente. Mais c’est en train de changer et la question de la légitimité du changement va prendre une nouvelle importance dans le débat actuel sur les objectifs des restructurations présentes et futures.

Comment et pourquoi associez-vous justice, santé et restructuration ?

Nous venons de finir de rédiger un rapport européen sur la prise en compte de la santé dans les restructurations (projet HIRES pour lequel ASTREES et l’ANACT étaient les partenaires français). Un de nos principaux résultats et le cœur des recommandations d’HIRES portent sur la confiance et le sentiment de justice qui sont essentiels dans la manière dont seront conduites les restructurations. Les processus de sélection doivent être clairs, transparents et justes. Le favoritisme ou des discriminations injustifiables compromettront le sentiment de confiance. Une communication interne et externe sur les objectifs et les procédures de la restructuration où, par exemple des salariés apprennent la restructuration par la presse ou bien ont le sentiment que leur point de vue (ou celui de leurs représentants) n’est pas pris en compte conduira à une résistance au changement plus forte et donc à empêcher l’implication du personnel dans ces processus.

Thomas Kieselbach, Professeur de psychologie du travail et de la santé ; Directeur de l’institut de recherche Travail, Chômage et santé (IPG) de l’Université de Brême ; Directeur du comité scientifique de « Chômage, insécurité de l’emploi et santé » de la commission internationale de la santé du travail (ICOH). 

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