Les thèmes du sens et de la reconnaissance reviennent en force parmi les facteurs de motivation mais également, de risques psychosociaux en entreprise. On se souvient du trait d’esprit attribué au corsaire Robert Surcouf. A des officiers de la marine britannique qui l’apostrophaient ; « Monsieur, avouez que vous, Français, vous vous battez pour l’argent, tandis que nous, Anglais, nous nous battons pour l’honneur », la légende lui attribue cette réponse : « Certes Messieurs, mais chacun se bat pour acquérir ce qu’il n’a pas ».
La crise n’est pas particulièrement en cause mais joue un rôle de révélateur des lacunes antérieures, discrètement accumulées pendant des années et elles ne manquent pas en matière de reconnaissance du travail et au travail, enjeu majeur de management. Un peu comme le résumait Chateaubriand ; « la révolution était achevée, lorsqu’elle éclata ». Il ne s’agit pas d’inconfort ou de courtoisie, ni même de morale, mais d’efficacité. L’enjeu est dans un risque grave de désinvestissement au travail (désaffection, baisse de productivité, absentéisme…), de conflictualité, voire de santé publique à terme.
Une question d’éthique
Le problème soulevé n’est ni économique, ni technique, mais éthique, de l’ordre du bien et du mal. On le sait bien, l’inégalité n’est pas nécessairement injuste. Au contraire, la rémunération à l’ancienneté ou sur l’atteinte des résultats sont, selon les cas, des formes « d’inégalités justes ». Il est clair cependant que toutes les inégalités plus ou moins justes ne peuvent pas cohabiter durablement ; tout n’est pas possible en même temps. Il existe par ailleurs des mondes, comme celui de l’art et des talents justement, dans lesquels « la réputation qu’on vise à y conquérir s’ordonne selon une logique clairement et nécessairement hiérarchique, bien opposée à l’ethos démocratique de l’égale reconnaissance et de l’égal respect dus à tous sur lequel repose notre conception dominante de la justice » (François Dubet, 2006, Injustices, l’expérience des inégalités au travail).
Enfin, toute demande de reconnaissance n’est pas « légitime », à l’image du discours raciste qui s’alimente d’une perception de l’égalité accordée aux immigrés comme violant l’égalité due aux nationaux ! (Nancy Fraser, 2005, Qu’est ce qu’une société juste ?). Fondamentalement ; « la reconnaissance de la singularité du sujet (par l’amour), celle de son universalité (par le respect) ou celle de sa particularité (par l’estime) tirent dans des directions fortement opposées » (Alain Caillé, 2007, La quête de reconnaissance, nouveau phénomène social total).
La valeur travail n’est pas en cause, mais le facteur travail est-il correctement payé ?
La valeur travail en France n’est pas en recul. La démonstration en a été récemment donnée par le succès du mot d’ordre sur la « France qui se lève tôt ». Après Dominique Meda dans son étude européenne , Pierre Boisard, (Le nouvel âge du travail, Hachette Littératures, Février 2009), note que l’attachement au travail comme valeur connaît même un regain sensible. « La perte de confiance des salariés français vis-à-vis de leur entreprise nait notamment de l’impression que leurs efforts et leur apports ne sont pas reconnus comme ils devraient l’être. Ils reprochent moins à leurs dirigeants de ne pas être capables de lutter efficacement contre la concurrence que de ne pas reconnaître leur contribution ». Le récent rapport de Jean Philippe Cotis (INSEE – 2009) montre ainsi que 7% des profits vont aux salariés (essentiellement dans les grandes entreprises), contre environ 36% aux détenteurs de capital et des terrains (le reste à l’autofinancement des investissements).
Il souligne d’autre part « le sentiment de déclassement relatif du salaire médian progressivement rejoint par le bas de l’échelle et fortement distancié par l’extrémité haute de cette même échelle » (AEF.Info 06 mai 2009). Ponctuellement, la crise remet en cause la légitimité de certaines pratiques. « Les révélations sur les revenus de certains dirigeants de grandes entreprises, leurs bonus et leurs parachutes dorés, ont fortement contribué à signifier le manque de considération envers le travail. Les sommets vertigineux atteints par les revenus de quelques grands patrons, les fat cats comme les qualifie la presse anglo-saxonne, disent de facto le peu de cas qui est fait par les conseils d’administration de certaines entreprises de la contribution de la masse des salariés ». Selon le cabinet Proxinvest, « les patrons des entreprises cotées au CAC 40 ont touché en moyenne en 2004 l’équivalent de 162 années de Smic sous forme de rémunération salariale et 204 années sous forme de stock options » (P Boisard). L’argument selon lequel les sommes en cause restent marginales à l’échelle macro économique dit assez que le problème ne concerne ni les clients ni les actionnaires, mais bien les salariés eux-mêmes. Ces pratiques sont significatives de la manière dont ils sont reconnus.
Les pratiques d’individualisation alimentent le besoin de reconnaissance
Dans l’entreprise, l’acceptation d’un destin recule (carrière pour quelques privilégiés, un peu d’ancienneté pour la masse) au profit d’une demande de parcours individuels accessibles à tous. On a donc vu s’installer progressivement, des pratiques cohérentes avec cette montée en individualité des salariés : des modalités de recrutement personnalisées, des entretiens individuels d’évaluation, des dispositifs de développement RH différenciés selon les populations (pour les hauts potentiels par exemple), des parcours de formation adaptés, des rémunérations individualisées plus ou moins variables, etc. C’est au point aujourd’hui que certaines limites sont perçues sur le maintien des conditions d’une coopération qui suppose un minimum de cohésion dans les collectifs. Dans ce jeu alimenté par le court termisme et la précarité croissante, il y en a évidemment qui sont plus égaux que d’autres. Si on peut se féliciter d’avancées sensibles sur le terrain de la diversité, il faut craindre une longue marche s’agissant par exemple des âges. La formule de Mme Parisot selon laquelle : « la jeunesse est une maladie dont on guérit », au-delà de la maladresse, renseigne non seulement sur un certain regard porté sur les jeunes, mais augure mal de ce qui attend les vieux, évidement incurables… L’accélération du mouvement d’individualisation par l’entreprise elle-même offre bien, d’un coté, une réponse favorable à une demande légitime, mais de l’autre, accroit le risque d’une fragilisation des plus faibles et des plus précaires.
Une spirale sans fin …
Pas plus que la féminisation n’est synonyme d’une dégradation de la condition masculine, « une société d’individu ne signifie pas la possibilité d’individus sans société », privés de lien social pour reprendre une formule de Norbert Elias. Répondre à la demande de reconnaissance est en effet une manière d’en activer le besoin tout autant que de le satisfaire. Plus les pratiques sociales et de GRH reconnaissent les personnes en tant que sujets, plus les individus ont besoin de repères sociétaux (du sens), d’appartenance et de vie collective pour faire face à l’angoisse de la solitude. Plus je suis moi, irréductiblement distinct des autres, plus j’ai besoin des autres pour donner corps socialement à mon individualité « incertaine ». Robert Castel s’est ainsi interrogé sur la montée du sentiment d’insécurité. « C’est dans une large mesure l’envers de la médaille d’une société de sécurité ».
Est en cause le décalage entre une « attente socialement construite (…) et les capacités effectives d’une société donnée à les mettre en œuvre ». De manière proche, François Dubet souligne que « la force et la régularité des critiques dans lesquelles les acteurs dénoncent la souffrance au travail, (…) s’alimentent du modèle culturel que portent désormais les acteurs valorisant la réalisation du sujet ». « De même que les Dieux existent dès lors que les hommes y croient », l’autonomie, l’individualité, le droit à un destin spécifique fondé sur des particularités uniques de chacun alimentent le sentiment d’injustice « face aux situations et relations qui les privent de leur créativité, de leur singularité, de leur dignité, dénonçant ainsi toutes les atteintes à la réalisation de soi dans le travail ». Vouloir combler le besoin de reconnaissance reviendrait alors à tenter de remplir le tonneau des Danaïdes !
Si la crise révèle l’urgence de nouveaux débats dans l’ordre du « juste et du bien », il n’apparaît pas acquis pour autant que la reconnaissance soit un levier de management, tant les contradictions sont intrinsèques à la question. La demande de reconnaissance trouvera sans doute plus de réponses durables dans le traitement de l’insécurité et la rupture de l’isolement qui guette tout un chacun que dans une tentative de réponses directes.
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