Les suicides de France Télécom ébranlent les certitudes du management. Encore faut-il savoir d’où l’on vient pour comprendre réellement où nous sommes : retour sur l’individualisation des trente dernières années.
Au début des années 70, l’expansion touchait à sa fin et le chômage atteignait le million. Personne n’imaginait ce qui nous attendait en la matière. C’était le temps du travail prescrit Tayloro-Stakhanoviste avec un exercice du pouvoir fondé sur la maîtrise a priori du dirigé et tout l’attirail des règles organisationnelles, des procédures, des structures appropriées pour l’exercer comme tel. On ne demandait à l’individu que d’être un exécutant cadré a priori. Son contrôle a posteriori était donc peu nécessaire. Il ne s’exerçait que par le contrôle de la pérennité de l’organisation. Les directions opérationnelles étaient soumises à un étroit contrôle de conformité aux procédures par des fonctionnels qui en exerçaient un gardiennage rigoureux.
Tout était figé depuis une éternité, l’organisation était devenue une fin en soi.
Cette immuabilité de l’organisation finirait par être mortelle pour beaucoup d’entreprises mais elle était claire et légitime tant aux dirigeants, aux syndicalistes qu’au salariat. Du manœuvre au cadre dirigeant, en passant par les agents de maîtrise, tout le monde pouvait s’y positionner et décoder les repères de son appartenance à l’entreprise. On était positionné dans son poste par les classifications. Pour un franchissement de qualification, les règles étaient totalement légitimes. Par exemple, quand on était ajusteur, on passait de P1 à P2 avec un essai, un plan, un bout de ferraille, des tolérances sur les cotes, un délai temps et c’était le pied à coulisse ou la palmer qui tranchait. La tête du client n’y jouait qu’un rôle dérisoire. Il y avait de la souffrance dans le travail mais on en disposait à vie.
La solidarité collective jouait son rôle
C’était le temps où du manœuvre au cadre supérieur, on était solidairement arrimé au collectif. Le balayeur était en CDI comme tout le monde, pas encore un sous-traitant. Les quelques rares salariés en temps partiel s’appelaient des atypiques. L’entreprise avait un périmètre précis et un patron manager à part entière incarnait la direction, même s’il n’en était pas forcément le propriétaire. Quand à la propriété effective de l’entreprise, faute d’être évidente, on disposait du mythe « des 200 familles » pour régler le problème. Le thème majeur de la revendication concernait les « cadences infernales », sans trop d’interrogation sur la nature des tâches ou la relation de travail. On résolvait l’intolérance aux nuisances par les « primes de nuisance ». Partout la métallurgie donnait le ton et quand Renault toussait, toute la France s’enrhumait.
Quand quelques excès de l’exercice de pouvoir se manifestaient, la solidarité collective jouait son rôle, on savait à qui s’en prendre, l’agressivité collective se tournait vers le patron, le temps n’était pas venu de la tourner vers soi. La reconnaissance du fait syndical s’imposait d’elle-même, quelle que soit celle que lui prêtaient les patronats. C’était le temps où l’on pensait que les pauses étaient régénératrices de l’énergie des salariés et qu’elles entretenaient le lien collectif, après l’isolement dans l’exécution d’une tâche répétitive sur la chaîne.
C’était enfin et surtout l’époque où la souffrance au travail s’arrêtait avec la sirène de fin de poste. Même si on gardait quelques courbatures musculo-squelettiques, lorsqu’on disait qu’on en avait plein le dos, on ne parlait que de ça.
Déjà le travail prescrit atteignait ses limites. Les premiers signes de la mutation du travail apparaissaient. Mai 68 avait déjà fait entendre une allergie non négligeable à l’encontre de la hiérarchie, dans la société comme au travail. Un désir d’émancipation couvait dans l’opinion comme au sein du salariat. Il en naquit, du moins dans le patronat éclairé, une ré-interrogation de la relation de travail, telle qu’elle soit émancipatrice du travail prescrit et conforme aux évolutions sociétales.
Il fallait doter d’autonomie l’individu au travail
On avait désormais besoin de mobiliser tout autrement l’énergie des salariés, il fallait doter d’autonomie l’individu au travail. Le salarié ne pouvait rester ligoté dans le travail prescrit et mettre de son désir dans ses tâches. Il lui fallait un espace de liberté où il puisse faire à sa manière.
Sont alors nées les démarches d’élargissement puis d’enrichissement des tâches, les groupes de gestion autonomes … et l’organisation qualifiante. Ce dernier concept étant une forme d’aveu des nuisances de l’organisation précédente comme du rôle clé de l’organisation dans la relation de travail.
Tout cela n’en interrogeait pas moins l’exercice d’un pouvoir fondé sur l’emprise a priori du dirigé, emprise incompatible avec la nécessaire part d’autonomie dont le doter. Comme le disait Antoine Riboud dès 1972, cela exigeait de procéder « par et avec » les salariés, non sans être au clair sur les finalités de l’entreprise, via la légitimité des valeurs qui donnent sens. Le patron de BSN n’hésitait pas à affirmer très précisément les valeurs qu’il voulait voir porter dans l’entreprise. Concernant l’individualisation, il indiquait on ne peut plus clairement ce qu’elle devait permettre de libération de la performance individuelle, mais à la condition première qu’elle s’inscrive dans l’exclusive optimisation de la performance collective. Ainsi naquit le « double projet économique et social » avec le « par et avec » mis à contribution dans la légitimation des nouveaux choix organisationnels en cohérence avec les finalités globales de BSN. Une manière de manager par les finalités dans laquelle les nécessaires adaptations de moyens deviennent sensées et donc acceptées. S’agissant de l’évaluation de la performance individuelle, elle s’inscrivait dans le primat de la performance collective et tissait une appartenance à l’entreprise toute autre que celle de la solitude dans la course de fond à la performance individuelle, qui fait d’un échec au travail un échec identitaire, du type de ceux qui mènent à la dévalorisation de soi et possiblement au suicide. Hélas Antoine Riboud ne fit école que dans quelques rares entreprises. Cette émancipation de la relation de travail, qui visait à une individualisation responsabilisante comme outil de la performance collective, exigeait une remise en cause de l’exercice du pouvoir. Elle fut estimée par les décideurs des entreprises privées, publiques et des administrations d’un prix à payer trop exorbitant.
Une émancipation à la manière de Staline
L’accouchement des changements qui s’imposaient fut mené selon le management antérieur, c’est-à-dire à contre nature des finalités visées et donc au forceps. Pour employer une métaphore de l’époque, on a affiché une finalité d’émancipation du salariat de type Gorbatchev et on l’a menée à la manière de Staline, en la justifiant des rigueurs du temps. Ainsi de la restructuration de la sidérurgie du milieu des années 70 qui allait inaugurer toutes celles qui suivraient, fondées sur l’exclusive variable d’ajustement des effectifs en contrepartie de préretraites et ultérieurement de PSE. C’est dans ce contexte que l’on est passé à un travail qui n’exigeait plus simplement comme dans le travail prescrit de mobiliser les capacités d’exécution du dirigé, mais qui le sollicitait dans sa subjectivité même. Une individualisation qui, à l’inverse de BSN où le syndicalisme avait occupé sa place, s’accompagna ailleurs d’une marginalisation du syndicalisme, tant par les directions que par les syndicalistes eux-mêmes. Une individualisation qui laissa le subordonné individualisé dans un tête à tête avec le dirigeant où, sans la présence du contre pouvoir syndical, l’égalité de dignité de l’un et de l’autre avait peu de chance d’être maintenue.
Après 30 ans de pratiques managériales d’individualisation et en loupant ce coche, le syndicalisme s’est montré incapable de défendre l’individu au travail dans un cadre collectif. Il le réalise très bien aujourd’hui, mais avec 30 ans de retard à l’allumage.
C’est là l’état des lieux à la fin des années 80. Petit à petit on sort de l’organisation taylorienne mais sans vraiment réinterroger l’exercice du pouvoir. Ainsi de la grande mode de la « qualité » à travers laquelle les défauts de l’organisation deviennent les bijoux les plus précieux de sa délégitimation et de la justification de l’organisation alternative. Mais elle sera menée le plus souvent selon une démarche plus mécanistique que participative. Elle n’en jouera pas moins un rôle non négligeable dans les modifications de l’organisation et de la relation de travail. Le syndicalisme sera là encore marginalisé et s’y investira peu, bien à tort. L’organisation relève effectivement du domaine trop réservé de la direction, alors qu’elle n’est pas sans influence sur la nature de l’exercice du pouvoir qu’elle induit, ce qui eût du intéresser les contrepouvoirs syndicaux. Déjà les rigueurs de gestion s’imposent avec force, ainsi par exemple de la gestion des stocks qui donne naissance aux flux tendus, « le repli sur le cœur de métier » qui se libère des activités non directement stratégiques et donne son plein essor à la sous-traitance . Le périmètre de l’entreprise devient de plus en plus floue. Après les nationalisations du début des années 80, les ouvertures de capital vont bon train au début des années 90. A France Telecom, on est passé, ce temps durant, du grade à la fonction sans l’acculturation préalable qui aurait été nécessaire. Toujours la pratique managériale du forceps.
Tout cela fut marqué, des années 70 à aujourd’hui, par ce que l’on nomma d’abord le malaise des agents de maîtrise, pour au fil du temps le prêter aux cadres, et réaliser aujourd’hui qu’il s’agit d’un malaise relatif au type de maîtrise que l’on exerce.
Dans le prochain article, Il restera à renouer avec l’actualité des pratiques du management, ou comment l’organisation, variable permanente d’ajustement et fin en soi du changement, institue une pratique très perverse de l’exercice du pouvoir.
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