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Bon nombre de sous-traitants français sont dans des positions intenables à cause des stratégies à court-terme des grands donneurs d’ordre. Bruno Machet, président de la société Cogemoule, compare la situation des PME en France et en Allemagne.

 

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Quelles sont les grandes transformations engagées par les donneurs d’ordres au cours des 15 dernières années ?

Nous avons perdu la notion de filière. Auparavant les donneurs d’ordre avaient une vision à moyen/long terme. Ils s’appuyaient sur des fournisseurs solides, se préoccupant de leurs rentabilités et de leurs pérennités (fragilisées par la crise et les politiques de réduction de prix). Dans les années 90, quand les constructeurs automobiles français faisaient un audit chez un fournisseur, ils s’inquiétaient de leur solidité financière.

 

Aujourd’hui l’immense majorité des donneurs d’ordres voit à court terme. L’optique du trader a gagné l’industrie : faire un coup, peu importe les conséquences sur l’environnement économique et le coût global. C’est une réalité que les grands donneurs d’ordre français du CAC 40 veulent ignorer. C’est l’individualisme, promu par la mise en place d’objectifs individuels dans les grands groupes qui fait apparaître des carriéristes plus intéressés par leur bonus, stock options, golden parachutes et plan de carrière, que par la pérennité de leur entreprise. Il en va ainsi des acheteurs qui ont pour objectif un pourcentage d’achat en pays low-cost et qui préfèrent à prix équivalent acheter en Chine plutôt qu’en France pour tenir leurs objectifs personnels : 15% de rentabilité, 60% d’achats en pays low-cost, etc.

 

Cette stratégie a des conséquences dramatiques pour le paysage industriel français. Le donneur d’ordre ne s’inquiète pas du nombre d’emplois détruits.

 

Prenons l’exemple des outilleurs moulistes français, en 10 ans, cette profession a vu passer ses effectifs de 15 000 à 6 000 salariés et son chiffre d’affaires fondre de 1,5 Milliards d’euros a 500 millions d’euros. Alors qu’au cours de la même période, les outilleurs moulistes allemands ont vu leur chiffre d’affaire passer de 2 à 5,5 milliards d’euros ! Le constat est le même dans d’autres pays, seule la France a connu une telle diminution d’effectif.

 

Pourquoi les PME françaises sont-elles aussi faibles et si peu exportatrices par rapport aux allemandes ?

En France, les règles de succession et de transmission du patrimoine (industriel ou autre) favorisent le morcellement. En Allemagne, l’outil industriel est mieux préservé. De plus, les Allemands font du protectionnisme industriel sans le dire. Dans la crise, les donneurs d’ordre ont relocalisé leur production en Allemagne. Cela aurait été très mal vu de ne pas donner du travail à des fournisseurs allemands. La priorité est de préserver l’emploi, ce serait très mal vu de vouloir faire des économies d’échelles en délocalisant. Donc, sans aucun scrupule, les donneurs d’ordre achètent et produisent allemand.

 

Ce réflexe protectionniste est assez mal perçu en France, parce que nous réfléchissons à court-terme. Ce n’était pas le cas avant. Lorsque je suis rentré dans ma première entreprise en 1986, je suis arrivé au volant d’une Chrysler. J’ai aussitôt été convoqué par le big boss que je n’avais rencontré qu’une fois au cours des entretiens d’embauche, et j’ai eu le droit à un discours sur l’impact qu’avait sur l’emploi d’acheter français ou pas. Je peux vous assurer que ma voiture suivante a été une Renault. Peut-on imaginer un tel discours aujourd’hui ? Vouloir « acheter français » s’assume difficilement. Pourquoi? Pourquoi de nombreux Etats arrivent-ils encore à véhiculer ces valeurs et pourquoi pas nous ? Comment peut-on croire que si nous continuons ainsi rien ne changera dans notre mode de vie ? Comment croire qu’en diminuant les recettes de l’Etat, la production industrielle et les salaires, nos hôpitaux, nos écoles, nos infrastructures, notre protection sociale seront toujours les mêmes demain ?

 

Un exemple, mon entreprise réalise 10 millions d’euros de chiffre d’affaire par an. Si l’on additionne les différentes charges et taxes payées, ce sont près de 4 millions d’euros avant impôt sur société qui vont dans les caisses de l’Etat chaque année et qui contribuent au fonctionnement de nos institutions. Si demain je décide de faire du trading et donc d’acheter à l’étranger plutôt que de fabriquer en France, quel sera l’impact ? Considérons le même chiffre d’affaire, pour simplifier : avec seulement 4% de taxes douanières, on peut estimer que le différentiel pour les caisses de l’Etat sera d’environ 3 millions d’euros. Imaginez ce que cela fait a l’échelle du pays. Rien que pour les outilleurs moulistes on peut estimer la perte à un milliard d’euros au cours des dix dernières années. Sans compter le coût des 10 000 chômeurs supplémentaires. Et nous ne sommes qu’une petite profession !

 

Que peut-on faire selon vous pour rééquilibrer cette relation ? Les sous-traitants peuvent -ils se regrouper et agir pour peser sur les donneurs d’ordres et les amener à avoir des positions moins irresponsables ?

 

Il faut éduquer, légiférer, réformer et dénoncer. Éduquer : expliquer l’économie de notre pays dans toutes les écoles et notamment celles destinées aux futurs dirigeants. Légiférer : ramener le niveau des taxes douanières au même niveau que celles payées par les industriels. Ce n’est pas normal que l’Europe défavorise la création d’emploi au profit du capital et des bénéfices. Réformer et dénoncer le système de notation des entreprises afin de prendre en compte des critères sociétaux tels que les emplois crées ou détruits, les sous-traitants tués, le pourcentage d’intégration en France, et rendre ces informations publiques.

 

Enfin, il est nécessaire de mettre en place des audits systématiques du fonctionnement des donneurs d’ordres par l’état, en interrogeant les sous-traitants et en pénalisant, tout en préservant l’anonymat du sous traitant.

 

Au niveau de nos industries, plusieurs syndicats professionnels mènent des actions en ce sens mais il faut bien avouer que les effets sont très limités. Il faut toucher là ou ça fait mal et cet endroit ce sont les finances. Taxons les entrées dans notre pays à hauteur des taxes payées par nos entreprises et tout changera…

 

Lire aussi L’Allemagne, un modèle pour les PME françaises sur Euractiv.fr

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