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Suicides, souffrance au travail : alors que les risques psychosociaux sont devenus un enjeu dans les entreprises comme dans la société, Yves Clot, professeur de psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers qui a publié récemment Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux  revient sur ce qui lui apparaît comme une impasse dans un entretien exclusif pour Metis.

 

travail a coeur

Vous êtes responsable d’une filière de formation de psychologues du travail. Pourquoi la prise en compte des risques psychosociaux (RPS) est-elle une fausse piste ?

Je regarde sans aucune arrogance le travail de tous ceux qui sont engagés dans une approche en termes de RPS ou de stress. On n’y échappe pas facilement aujourd’hui. Simplement, j’ai écrit ce livre, parce que la promotion de cette nouvelle catégorie de gestion des risques affecte l’exercice de notre métier. A partir d’un accord interprofessionnel sur le stress signé en 2008 s’installe un drôle de consensus autour de l’idée que les travailleurs n’auraient plus les ressources nécessaires pour faire face aux exigences de l’organisation. J’ai proposé de retourner le problème : et si on se mettait à considérer que ce sont les organisations qui n’ont plus les ressources pour répondre à l’exigence des salariés de faire un travail de qualité ? Alors, ce ne sont plus les travailleurs qui sont trop « petits », fragiles et à « soigner ».

 

C’est le travail et l’organisation qu’il faut soigner. C’est elle qui est trop étriquée et qui pousse de plus en plus de professionnels à endurer un travail ni fait ni à faire. Beaucoup de capacités et d’engagements sont gâchés, les ressources psychologiques et sociales des salariés sont gaspillées, leur énergie perdue dans des organisations qui la dissipe. Du coup, en schématisant bien sûr, il reste deux voies possibles ; soit on donne un nouveau destin à ces Ressources Psycho-Sociales refoulées, soit on ajoute à la « petitesse » des organisations actuelles une couche de gestion supplémentaire : la gestion des Risques Psycho-Sociaux. Mais c’est une couche de protocoles supplémentaire sur les protocoles existants. Comme vous le voyez, il y a RPS et RPS !  

 

De surcroît, s’ajoute un problème bien français que les travaux de Dominique Méda et Lucie Lavoine ont montré qui ont croisé en la matière les enquêtes et statistiques européennes : un attachement particulier des Français à la valeur et à l’utilité sociale du travail. Et c’est parce que les organisations ne leur donnent plus les moyens de faire un travail défendable à leurs propres yeux que beaucoup de gens en font une maladie. On ne règlera pas ce problème par une cicatrisation sociale bâclée. W. Biermann disait je crois : « Pas moyen que les plaies se ferment sous les pansements dégoûtants ». Et pourtant la souffrance au travail devient un « dossier » comme un autre, recyclée dans l’organigramme : du Droit pour se protéger contre la « faute inexcusable » imputable à l’employeur, de la Psychologie pour la prise en charge individuelle des « sinistrés » du travail, un modèle toxicologique du risque qui transforme la question du travail en péril sanitaire, un beau défi social en épidémie. 

 

Cette approche de la gestion des risques est-elle en train de l’emporter ? Y a-t-il des alternatives ? 

Les standards de Bien-être qui se mettent en place dans certaines entreprises – collecte d’indices, formation de « signalants », cellules de veille sanitaire, peut virer au « despotisme compassionnel si on ne s’attaque pas aux problèmes ordinaires du travail réel. Après la cellule d’écoute psychologique et la victimologie ira-t-on jusqu’à l’obligation de soins ? Ira-t-on jusqu’à demander, comme dans certaines entreprises japonaises, au salarié nouvellement embauché de s’engager par écrit à ne pas se suicider ? On l’imagine mal en France. Mais l’hygiénisme qui cherche actuellement à « pasteuriser » le travail plutôt que de le transformer a de beaux jours devant lui, à moins de faire le pari inverse : celui qui va chercher la santé où elle est, dans les ressources insoupçonnées chez ceux qui travaillent. Les salariés ont davantage besoin de se reconnaître dans ce qu’ils font, plutôt que d’obtenir une reconnaissance faussée de leur plainte, cette plainte leur permet juste de supporter l’insupportable. Mieux vaut prendre le parti du travail de qualité, du travail bien fait plutôt que de chercher à ouvrir des « couloirs humanitaires » dans des organisations qui le maltraite.

 

Mais est-ce vraiment ce qui l’emporte aujourd’hui dans les stratégies publiques ou syndicales ?

Pas vraiment. Ce n’est pas la même chose de construire une stratégie autour du travail bien fait, de fixer les lignes jaunes de ce qui est acceptable, pour que le travail soit fait dans les règles de l’art et de revendiquer la reconnaissance de la souffrance au travail. Dans le premier cas, on considère que les salariés sont capables de prendre en charge le développement de leur métier en tournant l’action vers eux. Dans l’autre, on se tourne vers les directions en réclamant d’agir pour prendre en charge les victimes de l’organisation, ce qui confirme que l’organisation du travail est la prérogative exclusive de la direction. Il est vrai que s’engager sur le terrain de la qualité du travail apparaît souvent aux syndicats comme un risque de « perdre son âme ». C’est pourtant, il me semble, retrouver une fonction sociale tout autre que celle d’un « syndicalisme de services », ce qui arrange les pouvoirs publics, qui ont la vue courte. Aux employeurs la conception de la performance et de l’efficacité dans la guerre économique ! Aux syndicats le rôle d’ambulanciers de l’intensification ! Mais aujourd’hui ce fonctionnement des relations professionnelles à la française abîme autant la santé que l’efficacité !

 

Vous semblez pessimiste. Peut-on espérer que ce pouvoir d’agir dont vous parlez prenne le dessus ?

Du côté des dirigeants, j’observe que cette question monte très haut et qu’elle est prise au sérieux. Certains ont pris la mesure de ces blocages systémiques. Et il est urgent que les dirigeants débattent entre eux sur le sens de la performance comme l’a proposé le rapport remis au Premier ministre François Fillon par H. Lachmann, M. Penicaud et C. Larose. L’enjeu ce n’est pas la qualité de la vie au travail, mais la qualité du travail tout court. Cela peut entraîner une sorte d’alliance de producteurs au-delà de la tyrannie court-termiste du financier. Au passage, si les syndicats s’étaient avancés dans cette voie, on n’en serait pas là sur le dossier des retraites. Si on ne touche pas au travail, ce n’est pas à 60 mais à 30 ans que les gens vont vouloir partir !

 

Vous pensez que les salariés se réconcilieraient avec leur entreprise sur cet enjeu de qualité du travail ? 

Les travailleurs sont capables de s’engager sur cette piste très rapidement, d’après ce que je constate  lors des interventions de mon équipe en psychologie du travail, ou d’autres et notamment d’ergonomes. La zone de développement potentiel est grande quand on voit la vitesse à laquelle les opérateurs s’en emparent, mais aussi les cadres de proximité et en général tous ceux qui sont au front ! Cette énergie-là est source de santé, mais elle est contrariée par la crise du système de relations professionnelles à la française. Ce dont nous manquons, c’est de controverses, de disputes sur la qualité du travail et c’est ce type de conflits qu’il faut instituer. Or il n’y pas de lieu aujourd’hui pour le faire ; d’un côté on discute finances et emploi, de l’autre santé. En fait la qualité du travail devrait être un axe central de ré-institutionnalisation des relations professionnelles et je crains que la rénovation des institutions représentatives du personnel (IRP) n’aille pas dans ce sens. 

 

Pourquoi les syndicats sont-ils si frileux face à ce genre de perspective ? 

Beaucoup de syndicalistes reconnaissent que la qualité du travail est une question majeure, sans en tirer les conséquences stratégiques ! Comment l’expliquer ? Une des raisons tient à mon avis à la conception du collectif. S’engager dans cette voie, c’est s’engager dans du conflit autour des critères du travail bien fait : le pouvoir d’agir, c’est la capacité à supporter les désaccords, car il faut se mesurer à ce que l’on n’arrive pas encore à faire ensemble. Dans les milieux professionnels, quand on n’arrive plus à « discuter boulot », la santé se perd. Or le pouvoir d’agir se conquiert grâce à des collectifs qui acceptent de considérer que : ce qu’on ne partage pas (encore) sur le travail qu’on fait est plus intéressant que ce qu’on partage déjà. Aller en ce sens, c’est donc susciter l’hétérogénéité. Or le syndicalisme repose sur une culture de l’homogénéité, bien imaginaire d’ailleurs.

 

Et du côté des dirigeants ? 

Pour les dirigeants, c’est aussi très compliqué. La performance, c’est quelque chose de multi- critères. Une direction a spontanément une approche exclusive de type efficacité-rentabilité alors que les salariés ont une approche de type efficacité-santé. Le déni de ce conflit n’est pas sain. Il mérite au contraire d’être institué avec ses compromis dynamiques. Et cela nécessite des institutions capables de les nouer. Les sociétés qui ont voulu éliminer ces conflits, à l’Est du continent ont non seulement abîmé les gens et la nature, mais ont sombré. Aujourd’hui la situation est dangereuse : ni les directions, ni les syndicats ne veulent s’engager dans une voie qui n’est pas garantie d’avance.

Mais le vrai risque psycho-social, c’est justement le refoulement du conflit sur la qualité du travail. Le problème est mondial, c’est beaucoup plus qu’une question de relations professionnelles d’ailleurs, c’est le fond de la question écologique. On ne peut pas vouloir sauvegarder la planète en piétinant le travail. Il suffit de regarder l’accident minier au Chili ou la destruction de la Louisiane : on n’en serait pas là si on avait pris le travail au sérieux et les alertes faites bien en amont par les travailleurs de ces sites qui montraient que la ligne jaune était franchie. Certains d’entre eux en sont morts et la nature est dévastée. Il est possible de faire autrement.

 

 

NDLR: On lira avec intérêt la note publiée en septembre 2010 par la DARES sur l’exposition des salariés aux maladies professionnelles qui montre que 4 cas de maladie reconnue sur 5 désormais est liée à des troubles musculo-squelettiques.

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