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Ariane Mouchkine 3

Femme de théâtre mondialement connue, Ariane Mnouchkine nous reçevait en octobre 2010 dans l’atelier couture de son repaire : le Théâtre du Soleil. A la veille de la mobilisation du 2 octobre contre la réforme des retraites, elle suit de très près la confection des banderoles, tandis que dans la salle de spectacle attenante se joue Les Naufragés du Fol Espoir sa dernière pièce inspirée d’un roman de Jules Verne. Avec cette interview, Metis lançait une nouvelle rubrique intitulée « Un autre regard sur le travail ».

 

Ariane Mnouchkine évoque le travail, le Brésil et l’Europe et ce qui l’exaspère ! Avec cette interview, Metis lance une nouvelle rubrique intitulée « Un autre regard sur le travail », qui questionnera régulièrement des artistes, français et européens, sur leur perception du travail et des questions sociales.

 

 

Vous allez jusqu’à annuler votre représentation de samedi pour participer à la manifestation : pourquoi ?

Par colère, par exaspération. C’est tout sauf par motif corporatiste car la réforme des retraites concerne tous les citoyens français, à commencer par les plus jeunes. Et puis les artistes doivent participer aux manifestations. Pas seulement par principe, mais pour y amener de la force, de la joie, du plaisir, du rythme. Un peu de cette forme qui nous manque tellement dans la vie quotidienne.

 

Pour vous femme de théâtre, qu’est-ce que le travail ?

Je suis une privilégiée. Pour moi, tout est choisi, y compris les moments difficiles du métier, que personne ne me force à  exercer. J’ai cette chance extraordinaire de gagner ma vie en faisant à chaque moment ce que j’ai envie de faire ou ce que je sens qu’il faut que je fasse pour mon pays, mon prochain ou l’idée que j’ai de l’humanité en général. Or c’est cela le travail. Cela devrait être cela pour tous. Participer à une œuvre, parfois même, comme un maçon, un couvreur, un charpentier, dans l’espoir de faire un chef-d’œuvre. C’est sans prix. Sentir, ou en tout cas croire que ce que l’on tente a du sens. Il faut bien sûr supporter le doute. On s’interroge régulièrement : ai-je fait quelque chose d’utile ? C’est peut-être prétentieux, mais je crois que j’ai toujours répondu oui. Quand je doute, je rencontre en général à ces moments-là d’autres personnes qui s’interrogent et je comprends alors que nous dérivons et qu’il faut redresser la barre.

 

Vous qui voyagez beaucoup, percevez-vous un rapport au travail différent que celui que nous avons en Europe ?

Il existe de par le monde tant de pays où une énergie folle est dépensée pour très peu de résultat, un tel asservissement… et aussi une telle inégalité dans la répartition des richesses. L’Europe n’y échappe pas d’ailleurs, on ne peut pas dire que le travail y soit joyeusement partagé. Nous n’avons pas réussi à faire émerger un système fondé sur le partage. Celui du travail, des responsabilités, des résultats, donc des richesses. Il existe une résistance titanesque ne serait-ce que pour envisager une autre organisation du travail. On ne peut pas prétendre que cette résistance ne vienne que du patronat, elle vient aussi d’ailleurs hélas, de chacun d’entre nous, des syndicats aussi. C’est comme si on avait toujours besoin d’un ennemi au lieu de chercher à travailler avec des compagnons. Je suis persuadée que l’efficacité du travail serait décuplée s’il y avait une vraie coopération, à égalité de responsabilités, de droits, mais aussi de devoirs.

 

Si je vous dis Brésil ?

C’est un pays qui m’est très proche, très cher. Il a fait des pas de géants ces dernières années même s’il reste une des sociétés les plus inégalitaires du monde, où des prédateurs de toutes sortes, petits et grands, font encore la loi un peu partout. Mais les gens de ce pays soignent une noble gentillesse, une véritable fraternité. Chez nous, en ce moment, non seulement nous ne nous sentons plus frères ou sœurs, mais parfois nous ne nous considérons même plus comme des compatriotes. Comme une guerre intestine dangereusement enfouie au fond de cœurs amers. Là-bas, au Brésil, dans la rue, quand vous regardez quelqu’un, un regard vous répond. Il n’y a pas cette peur renfrognée, constipée, que vous recevez ici quand vous osez sourire à un passant. En France, on est devenu durs les uns avec les autres. Cela dit, ce que je vous dis du Brésil, je le retrouve aussi un peu ailleurs, y compris, qui l’eût cru, dans des pays anglo-saxons proches comme le Royaume Uni.

 

 

theatre du soleil

Vous croyez à l’Europe ?

Oui. Même si on reste loin, très loin de ce que l’on pouvait attendre. Nous pourrions presque dire qu’il y a aujourd’hui moins d’Europe qu’au 19ème siècle. Mais qui, en 1945, aurait pu prédire qu’on en serait là aujourd’hui ? Bien sûr je ne suis pas satisfaite de cette Europe, mais c’est beaucoup mieux que rien. Même si tout ne se passe pas très bien, l’Europe n’est pas du tout une idée passée. Elle reste un trésor, un vivier, un sanctuaire de cultures innombrables, de langues. Et si imparfaite soit elle l’Europe est l’endroit du monde qui rassemble le plus grande nombre de démocraties, bien que l’on puisse parfois, à voir l’Italie, la France, s’inquiéter pour elles. On ne réalise même plus le miracle que constitue le fait à vivre sur un continent sans guerre, ou presque sans guerre. Et ce malgré des épisodes atroces et honteux comme la Bosnie. Bien sûr, le chantier européen est inachevé, mais c’est un chantier herculéen, qui dépend de la capacité qu’auront les citoyens européens à s’en emparer. « Si tu veux unir tes peuples, il te faut faire des œuvres ». Cet extrait de… je ne sais plus… peut-être de la Bhagavad-Gîtâ (NDLR : Le « chant du Bienheureux », un des écrits fondamentaux de l’Hindouisme), devrait être le mot d’ordre de tous les responsables, grands ou petits.

 

 

Votre foi européenne est-elle parfois contrariée ?

J’ai été à la fois très triste de la victoire du non au référendum en 2005 et aussi indignée du fait qu’on soit passé outre avec le Traité de Lisbonne. Le minimum de démocratie ne préside malheureusement pas à la fabrication de l’Europe. Un petit exemple : au moment du lancement de la monnaie unique, au moment où nos pays renonçaient à ce pouvoir fondamental de battre monnaie, j’avais espéré que les peuples seraient consultés sur ce qu’on allait mettre sur les billets et les pièces, j’espérais y voir non seulement les grands Français mais Dante, Goethe, Cervantès, Eschyle, un jour Shakespeare. Léonard de Vinci appartient à tous les peuples et pas seulement aux Italiens. Et un type, sans rien nous demander, nous a mis des ponts, des ponts qui vont de nulle part à nulle part! Quelle bêtise, quelle arrogance, quelle ignorance !

 

Pourtant, je ne suis pas une désespérée de l’Europe : je suis une impatiente de l’Europe ! Regardez ce qui se passe à Stuttgart, et toute cette ville qui manifeste pour défendre son patrimoine. Je trouve cela fantastique. Et aussi, même si j’aurais préféré qu’il n’y ait pas de raison de le faire, je suis cependant très contente de la manière dont, en ce moment, la France se fait taper sur les doigts par l’Europe. Il reste au moins un semblant de garde-fous ! J’espère beaucoup en l’Europe, en un gouvernement européen et peut-être un jour, mondial. Relisons ce que Victor Hugo a écrit là-dessus, ce qu’il a espéré et prédit.

 

 

 

 

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