François Cochet, directeur des acticités de santé au travail au sein du groupe Secafi revient sur les découvertes de ses équipes après le suicide survenu sur la plate-forme d’appel d’Annecy et sur la manière dont l’entreprise essaie de repenser ses organisations.
Comment en tant qu’expert auprès des CHSCT avez-vous vu venir la question des suicides ?
Cette question n‘est pas vraiment nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est son ampleur et le fait qu’on sorte progressivement du déni. Lorsque nous intervenons sur un suicide, nous nous apercevons, dans beaucoup d’entreprises, qu’il y en a déjà eu par le passé et parfois en nombre significatif. Ce que nous constatons, c’est qu’un certain nombre d’entreprises qui ont connu des suicides ont aussi cumulé de nombreux changements sur une période courte et à un rythme accéléré. En tant qu’experts auprès des CHSCT, nous avons une doctrine et nous nous y tenons : notre but c’est de comprendre et de prévenir, ce n’est ni d’imputer, ni d’accuser, choses qui relèvent éventuellement du rôle de la justice, pas du nôtre.
Selon Marie-France Hirigoyen, les psychiatres considèrent qu’un suicide est dû à une cinquantaine de causes. Mais n’y en aurait-il qu’une seule de nature professionnelle, il convient de l’identifier de travailler sur une prévention possible. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si une personne qui s’est suicidée a été exposée à des risques psycho-sociaux dans son travail et si oui, comment les prévenir ou les réduire. Nous nous interdisons d’investiguer la vie personnelle ou la santé psychique des personnes. Cela ne nous regarde pas et ne regarde pas l’entreprise. Ce n’est pas utile en termes de prévention. Nous allons nous intéresser à la vie professionnelle du salarié, à toutes les informations que l’entreprise peut avoir eu au cours de sa carrière, à ses postes de travail, et voir s’il y a des éléments d’exposition. En restant sur la question du travail, nous essayons de dégager des pistes intéressantes et ambitieuses.
Revenons à France Telecom : comment avez-vous procédé ?
Je vais prendre l’exemple du suicide qui a eu lieu dans un centre d’appel à Annecy en septembre 2009. Ce fut le premier cas où Didier Lombard, le PDG de l’époque, s’est déplacé avec le DRH et le directeur pour la France. A l’issue de sa visite, il a dit trois choses : suspension de la fermeture des petits sites, suppression du « time to move », c’est-à-dire de l’obligation pour les cadres de bouger tous les trois ans, annonce que le centre d’appel d’Annecy serait un lieu de travail exemplaire. A travers ces trois annonces, il a lui même établi un lien entre les suicides au travail, les conditions de travail, le management et la stratégie de l’entreprise.
Le CHSCT d’Annecy nous a missionné sur la situation de ce salarié. Nos investigations ont montré que le salarié qui s’était suicidé avait beaucoup bougé au cours de sa carrière. Suite à la fermeture brutale de son ancien service, on lui avait proposé un non-choix professionnel : soit rester dans son métier et à son poste de travail, mais à 150 km de son lieu de vie, soit rester sur son lieu de vie mais en ayant un emploi à l’opposé de l’ancien : alors qu’il était en back office, il passait en front office, alors qu’il était dans la technique, on le mettait à la vente. En outre toutes les modalités d’accompagnement de sa mutation en termes de formation et de soutien avaient été loupées ! En l’on venait de l’affecter à un plateau en crise : l’absentéisme y avait doublé le semestre précédent son arrivée…
En observant les situations de travail, nous avons découvert que les salariés devaient manier une offre beaucoup trop complexe qu’aucun d’entre eux ne maitrisait vraiment. Les outils informatiques à leur disposition étaient beaucoup trop lourds, les empêchant de bien travailler : 39 applications, des temps de réponse longs, une ergonomie cacophonique, et des scripts rigides pour répondre au client tout en s’efforçant de le faire patienter ! A cela s’ajoutait un plateau très exigü et une prime de vente variable, inéquitable et démotivante.
A cette époque, la « crise » des suicides avait débuté depuis déjà deux mois et il y avait de l’affolement managérial chez France Telecom. Le mot d’ordre était de repérer les personnes fragiles et de voir quels pouvaient être les problèmes personnels des salariés. C’est ce qu’ont fait les managers et les collègues du salarié d’Annecy quand ils se sont aperçu que celui-ci donnait des signes de détresse. Ils ont supposé qu’il devait avoir des problèmes personnels au lieu d’interroger ses conditions de travail.
Quelles ont été vos préconisations ?
Nous avons fait des propositions très ambitieuses à partir de l’analyse du travail. Au départ, la direction n’en a pas pris la mesure. Mais il est arrivé quelque chose d’extraordinaire : la présentation de notre rapport au CHSCT a duré 4 jours tant les salariés avaient de choses à dire ! Avec des débats passionnés sur la responsabilité de l’entreprise, sur les modes de travail, le management, la difficulté à vendre des produits trop complexes, des primes injustes. Au final, le suicide a été reconnu comme accident de service. Finalement, nos propositions ont été tellement appuyées et validées par les salariés, que la Direction a dû en tenir compte. Beaucoup sont aujourd’hui en cours de concrétisation, y compris l’extension du plateau avec 500 m² de plus, ce qui n’est pas une mince affaire.
Plus généralement, quel regard avez-vous sur la vague de négociations sociales dans laquelle est entrée l’entreprise ?
Nous n’avons pas directement pris part aux négociations mais je pense que nos travaux ont parfois eu une influence. Beaucoup de choses sont inscrites dans le fameux « nouveau contrat social explicité par le nouveau PDG et envoyé à tous les salariés. On y trouve par exemple la phrase : « un travail est engagé en vue de réduire le nombre d’offres et de les simplifier ». L’entreprise va aussi dégager 50 millions d’euros pour revoir ses outils informatiques, ce n’est pas rien. Ce nouveau contrat social doit beaucoup à la série de négociations qui se sont soldées pour beaucoup par des accords, même si pas toujours signés par les mêmes syndicats. L’accord le plus innovant est sans doute celui sur l’organisation du travail. Rien que le fait d’avoir négocié et abouti sur un thème comme celui-ci est assez révolutionnaire, car pour l’instant cela relevait exclusivement de la prérogative de l’employeur.
Et puis dire que l’on va puiser dans l’intelligence des salariés pour bien réagir aux besoins des clients, ce n’est pas rien. Maintenant le défi c’est bien sûr la mise en œuvre des accords et du nouveau contrat social. Cela demande un changement de culture profond de la part de tous, y compris des syndicats. Cela réclame de la confiance et ça, c’est long et compliqué. Dernièrement, nous avons effectué d’autres missions liées à des réorganisations chez France Telecom. Dans certains cas, elles ont démarré « à l’ancienne » si j’ose dire : on ne voulait pas entendre parler de l’organisation du travail. Mais ce qui est nouveau, c’est que dans ces cas, la direction a abandonné ses projets. Ceci dit, une chose est de stopper des projets nocifs, une autre est de construire des projets positifs. Car il est évident que France Telecom ne peut rester immobile, qu’elle doit continuer à bouger dans un univers très concurrentiel.
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