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Le lien entre suicide et travail est-il pertinent ? Pour Viviane Kovess-Masféty, épidémiologiste et psychiatre, une personne se suicide à cause d’un trouble de santé mentale, et pas directement à cause de son travail. L’intolérance aux troubles mentaux et l’inadaptation des soins sont deux conséquences du déni général qui entoure la maladie mentale. Il empêche de mieux prévenir les suicides. Entretien

  

cerveau

Les Français se suicident-ils davantage que les autres Européens ? Est-ce à cause du travail ?

Nous sommes dans la moyenne européenne. En France, notre taux est de 16 suicides pour 100 000 habitants ; il est plus élevé si on considère les adultes et il varie selon la composition hommes/femmes d’une population, car il est beaucoup plus élevé chez les hommes que chez les femmes. En France, le quart Nord-Ouest est plus touché que le sud-Est. En Europe, ce taux est élevé en Lituanie, en Finlande et en Autriche. Il est plus faible dans les pays du Sud, en Suède et au Royaume-Uni.

 

En France, les populations les plus à risque de suicide n’ont pas de travail ou sont en prison. Cependant, l’InVS a publié des statistiques de mortalité par secteur d’activité professionnelle, auxquelles s’ajoutent des données en provenance d’autres pays qui sont parfois plus complètes pour certaines catégories professionnelles qui en sont exclues. Concernant le suicide, les professions les plus à risques sont les médecins (surtout les femmes) infirmières et anesthésistes, suivis des agriculteurs, et des métiers du bâtiment et de la métallurgie. A niveau de risque moyen on trouve les télécommunications. Et avec un risque faible, les enseignants. Le taux des suicides chez France Telecom-Orange, est en fait le taux qui correspond à cette population bien qu’il soit difficile sur des nombres de cet ordre de faire des prévisions précises sur une période relativement courte.

 

Alors est-ce que la crise, les restructurations favorisent les troubles de santé mentale qui peuvent conduire au suicide ?

Les suicides n’augmentent pas en période de crise. La courbe de chômage ne coïncide pas du tout avec celle de la suicidalité. Au cours des années 2000, trois pays européens dans lesquels la situation économique était florissante ont vu leur suicidalité augmenter. A l’époque c’était l’Irlande, le Luxembourg et la Finlande. En Irlande, le boom économique a probablement fait augmenter la consommation d’alcool, de drogues, et reculer un catholicisme qui était cohésif et fixait des interdits.

 

Car si l’on compare la courbe des suicides et celle de consommation d’alcool et de psychotropes, le parallèle est saisissant. Ces dernières années, la baisse de la consommation d’alcool en France et dans les différents pays d’Europe est fortement corrélée à la baisse du nombre de suicides.

 

En général, les « autopsies psychologiques » montrent que les personnes qui se suicident ont un trouble de santé mentale. Le rôle de l’alcool est quasi-systématique pour le passage à l’acte ou pour l’accentuation des troubles mentaux (NB : l’autopsie psychologique est une méthode de recherche clinique, dont les règles ont été définies en 2005).

 

Certains salariés mettent en scène leur mort sur leur lieu de travail, Christian Larose, vice-président du Conseil économique, social et environnemental, évalue à 400 le nombre de suicides liés au travail chaque année en France. Selon vous, quelle est la part du travail dans le suicide ?

Je suis très sceptique sur la part des suicides liés au travail. Ce n’est pas parce que quelqu’un se tue sur le lieu de travail que c’est à cause du travail. On m’a rapporté un cas, où la personne s’est suicidée sur le lieu de travail après une rupture amoureuse avec quelqu’un qui était un collègue de travail. Et même quand quelqu’un fait une lettre sur « j’étais harcelé etc. » c’est difficile de faire un lien causal.

  

Bizarrement, on parle énormément de santé mentale, de troubles psychologiques, de risques psycho-sociaux, mais il y a un grand déni des maladies mentales. Quand je dis que les personnes se suicident à cause d’une maladie mentale et non pas parce qu’elles sont stressées, les réactions sont très virulentes. La maladie mentale, c’est une injure. Je décris la frontière entre le pathologique et le normal dans mon livre N’importe qui peut-il péter un câble ?.

  

Si les personnes qui se suicident ont des maladies mentales, le stress peut-il les pousser au suicide ?

trouble anxieux

Si vous n’avez pas de problème de santé mentale, quand vous êtes mal quelque part au travail ou ailleurs, vous vous battez ou vous partez, vous changez de service, vous prenez de la distance, vous trouvez des dérivatifs ou vous créez des solidarités autour de vous par des combats avec vos collègues. Si rien de tout cela ne marche, vous êtes profondément malheureux.

  

Pour se suicider, il faut un trouble de santé mentale sérieux : 15% des personnes qui ont un trouble bipolaire décèdent par suicide. Mais quelqu’un qui souffre d’un trouble bipolaire ou d’un trouble dépressif sévère avec par exemple un problème d’alcool et des tendances impulsives ne se suicide pas « pour rien ». Aucune maladie mentale ne s’améliore avec le stress.

 

La santé mentale se définit en trois catégories. Vous avez d’abord la santé mentale positive : c’est aimer ce qu’on fait, s’y réaliser, avoir confiance en soi, gérer les stress. Les interventions au travail doivent pousser vers la santé mentale positive. Pour sa propre productivité, toute entreprise a intérêt à ce que les gens se sentent bien, respectés, etc…

 

Ensuite on a le mal-être, ce n’est pas de la maladie mentale, c’est le fait d’être malheureux. Je ne crois pas que quelqu’un se suicide parce qu’il est malheureux.

 

Enfin vous avez les maladies mentales, qui se manifestent par des troubles anxieux, dépressifs, des délires, une  consommation exagérée d’alcool ou de drogues, une impulsivité et une intolérance aux frustrations. Il existe une grande confusion entre la dépressivité, le malheur et la dépression clinique. Et donc une grande réticence à envoyer vers la psychiatrie des personnes qui vont parfois s’auto-médiquer avec de l’alcool, des drogues.

 

Qui doit agir et comment ? Les médias pour sensibiliser aux questions de santé mentale ? Les représentants du personnel ? Les managers ?

Les personnes qui se suicident sont très sensibles aux médias. On parle du phénomène Werther. Si un suicide a une aura médiatique, d’autres personnes vont adopter le même mode de suicide. C’était le cas du métro de Vienne à la suite de la couverture sensationnelle d’un incident en 1986, eurent lieu 22 suicides dans les 18 mois soit deux fois plus que lors des trois années précédentes, alors que le métro n’était pas plus dangereux qu’avant. La ville et les médias se sont engagés dans un code de bonne conduite pour ne plus médiatiser systématiquement ces événements. Le nombre de suicides sur les voies a diminué.

 

Aujourd’hui, chaque suicide dans une grande entreprise paraît dans la presse. Ce n’est pas le cas quand il s’agit d’une marchande de chaussures, d’un boucher, ou d’un agriculteur. Ma veille documentaire relate par exemple les suicides récents de patrons de PME dans le Nord de l’Italie. Ou encore deux anesthésistes français, qui se sont tués à la suite d’une erreur médicale.

 

Comme on utilise le suicide pour sensibiliser aux conditions de travail, on n’arrive plus à dissocier les deux. En d’autres termes, vous ne pouvez pas dire, « le suicide c’est un problème de gestion des maladies mentales », sans avoir l’air de cautionner des conditions de travail qui ne sont peut-être pas du tout adéquates. D’ailleurs, je ne suis pas sûre, que c’est en améliorant les conditions de travail, qu’on va endiguer le suicide. Ce n’est pas pour défausser l’employeur ! On va sans aucun doute améliorer le bien-être des gens, mais de là à diminuer le taux de suicide…

 

Je suis d’accord avec la posture d’Yves Clot, qui pense qu’on psychologise tout. Le fait de faire venir des cabinets de consultation disqualifie les syndicats. Ou bien, les syndicats se retrouvent à faire du travail de psy pour lesquels ils ne sont pas formés.

 

Aujourd’hui les employeurs sont sensibilisés au suicide, vu que certains ont été condamnés pour faute grave et inexcusable. Mais en tant qu’employeur si vous repérez quelqu’un de suicidaire, le mieux que vous puissiez faire, c’est de l’envoyer voir un médecin du travail. Les médecins du travail mettent tout leur cœur à améliorer les conditions de travail, ce que je ne leur reproche pas, mais ils ne sont pas toujours capables de faire un diagnostic, ni d’évaluer un risque suicidaire, pour diriger et accompagner vers la psychiatrie. Certain n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une maladie mentale et plaquent un raisonnement type produit nocif/cancer sur le suicide au travail.

 

On est dans deux mondes qui ont leur logique propre. La logique de la psychopathologie, de la psychiatrie, et celle du syndicalisme, du combat. Il faudrait se parler davantage pour mieux se connaître. Car pour l’instant, on occulte la maladie mentale d’une part parce qu’il existe une prévention généralisée contre ces troubles, mais aussi car cela pointe le risque individuel, qu’on oppose à tort au collectif et donc au combat pour l’amélioration des conditions de travail. Bien sûr qu’il faut faire les deux : améliorer les conditions de travail, se battre contre les attitudes indignes et méprisantes, détecter les problèmes et mettre en place des mécanismes qui permettent de prendre en charge avant qu’il ne soit trop tard dans le respect de la vie privée des personnes.

 

  

Etes-vous favorable au développement de l’audit psychiatrique ?

Non, j’appelle cela le « suicide-business » comme je l’explique dans un article paru dans Slate.fr. Quand j’entends que quelqu’un qui vend de l’audit psychiatrique, débarque avec des psychiatres et fait passer des questionnaires à tout le monde, ça me fait froid dans le dos. De quel droit ces psychiatres arrivent-ils ? Au nom de quoi se mettent-ils à parler aux salariés ? La psychiatrie soigne l’inconscient, cela demande de la confiance et du temps. Mais ces méthodes sont devenues le parapluie de l’entreprise. Et ça créé tout un marché. On est à la limite de l’exercice illégal de la médecine. Le Conseil de l’Ordre a d’ailleurs émis un avis très clair : une entreprise ne peut pas conclure de contrat entre un psychiatre et un salarié. Alors, elle distribue des ticket-psy.

 

Nous avons un vrai problème de gestion des problèmes psychiatriques en France. Par exemple, les médecins du travail ont-ils une formation psy ? Ont-ils une chance de diagnostiquer un trouble dépressif et un risque suicidaire ? Idem pour les médecins généralistes. Savent-ils détecter la suicidalité, les problèmes d’alcool ? On fera baisser le taux de suicide en améliorant leur formation pour utiliser adéquatement les antidépresseurs, diriger vers un psychiatre ou hospitaliser dans certains cas contre leur gré, les personnes qui sont vraiment suicidaires, et surtout en améliorant la relation entre médecins et psychiatres. Car la psychiatrie non plus n’est pas toujours capable d’accueillir ces personnes.

 

  

Les personnes « en souffrance » sont discriminées, voire se discriminent. Comment faire pour y remédier ?

Dans le cadre du rapport sur le bien-être on a demandé, à une représentante de malades mentaux au travail, qu’est-ce qu’on peut faire pour qu’ils aillent mieux ? Il faut avant tout prévenir ses collègues, pour qu’ils puissent être tolérants. Que de temps en temps, ils ne feront pas le travail comme il faudra, etc. En principe, il y a des emplois protégés pour cela, mais la discrimination est telle que personne ne souhaite émarger dans cette catégorie pour un trouble mental et les entreprises ne se précipitent pas non plus pour recruter ce type de handicap qui fait peur. En plus, avec la transformation du travail, les métiers-refuge ont disparu. Ce qu’on appelait « la fonction sociale de l’administration », où on savait que celui-là ne travaillait pas toujours au bon rythme n’est plus tolérée.

 

Ensuite, vous n’êtes pas par hasard dans une entreprise. Le travail est une rencontre. On arrive sur le marché du travail avec son histoire personnelle, ses fragilités. Certains optent pour des métiers peu protégés, d’autres veulent absolument un statut de fonctionnaire. Chacun selon ses choix et ses capacités intellectuelles. Si on n’accompagne pas les personnes fragiles lorsque leur métier change, alors qu’elles n’ont pas les mécanismes de défense pour y faire face, ça peut créer des tensions.

 

Il existe enfin des situations de huis clos, qui poussent à la folie. Quand on regarde la courbe du niveau de sécurité d’emploi et du bien-être des pays. Vous avez d’un côté des pays comme le Royaume-Uni et les Etats-Unis avec une grande précarité de travail, où les gens en souffrent, de l’autre, vous êtes dans un pays où vous avez peu de précarité, mais où les gens sont tout aussi malheureux. Car dans une société où licencier quelqu’un ou retrouver un boulot ailleurs est quasi impossible, employeurs et employés se retrouvent dans une situation à huis clos. Pour peu que vous ayez des gens assez sadiques, pour faire subir à leurs employés des choses effrayantes…, mais que ça les pousse au suicide, c’est autre chose.

 

 

Voir :

Rapport du CAS sur « La santé mentale, l’affaire de tous », 2009.

– Vivianne KOVESS-MASFETY, N’importe qui peut-il péter un cable, Odile Jacob, 2008

– InVS, Suicide et activité professionnelle en France : premières exploitations de données disponibles (pdf – 207 Ko)

 

 

 

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