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par Francis Ginsbourger

Coupable générique, « l’organisation du travail » revêt en fait trois figures : le capitalisme financier, le management par le stress et la souffrance au travail. Cette posture est bien trop commode et simpliste comme l’explique Francis Ginsbourger, économiste du travail et intervenant dans les organisations. Il nous autorise à publier des extraits substantiels de deux articles écrits pour Esprit (novembre 2009) et pour l’ouvrage collectif L’Etat pyromane (février 2010).

 

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Le suicide est un phénomène à haute teneur émotionnelle, angoissant pour tout le monde et jamais totalement « explicable », face auquel on se tourne volontiers vers des spécialistes. Pour l’essentiel, les chercheurs et experts réquisitionnés seront des « psy » – et la question qui leur est adressée ou à laquelle ils choisissent de répondre est invariable : pourquoi ? Un coupable est bien vite identifié : il s’agit de « l’organisation du travail ».

 

 

Petit retour sur les dernières décennies

Cela fait trente ans qu’une sélection implicite basée sur le « niveau » scolaire provoque des spirales de disqualification des « peu qualifiés », niant l’expérience des anciens et des « immobiles » qui ont appris sur le tas. Il n’est pas rare que, lors de restructurations ou après, des ouvriers désespérés se tuent, ou bien qu’ils tombent malades et meurent. Cela fait plus de vingt ans que l’organisation du travail combine la discipline du mode opératoire avec le contrôle, plus difficilement contestable, des résultats d’après des objectifs quantifiés et, de plus en plus, individualisés. La pression que fait peser cette contractualisation unilatérale a été présente dans les entreprises concurrentielles, dans leurs pratiques de sous-traitance et de recours à du travail précaire, bien avant les entreprises publiques et les services publics (tels que les universités).

 

Cette pression a eu des effets sur le contenu de l’activité professionnelle et sur l’image de soi. Cela fait plus de dix ans qu’un gouvernement a fait le choix d’imposer une réduction de la durée hebdomadaire du travail par la loi. De fait, il aura, sur le moment, optimisé ses performances « sociales » aux yeux de l’opinion en affichant un taux de chômage réduit. Sans doute aurait-il été moins rentable électoralement, mais plus efficace dans la durée, d’impulser des négociations sur l’organisation du travail, en faisant de la durée hebdomadaire une variable de négociation parmi d’autres, dont la pénibilité (qui, sortie par la porte des négociations de branche, n’a pas manqué de rentrer par la fenêtre des entreprises).

 

Depuis près de cinq ans, une loi quinquennale a institué une négociation relative à la « gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences ». Vite devenue l’affaire des avocats, des experts-comptables de comité d’entreprise et des DRH, la « GPEC » est le plus souvent un exercice technocratique saturé d’arrière-pensées à propos des restructurations à venir. On y parle de tout sauf de la compétence qui se manifeste dans le cours des activités de travail, des conditions de la production de valeur, de ce que sont des métiers dans toutes les dimensions de ce terme galvaudé par le seul fait d’une définition unilatérale. Car le métier, c’est aussi l’entretien d’un professionnalisme (« avoir du métier ») et l’appartenance à une communauté professionnelle vivante, source d’identité (« être du métier »). À défaut de négociations fondées sur les réalités de l’activité de travail et les métiers, une gestion RH des compétences, prise dans un registre de l’employabilité, a prévalu.

 

Parler de la compétence, c’eût été discuter aussi des ressources apportées par l’organisation du travail et le management pour que la compétence de chacun s’exprime et se déploie, de l’organisation par les compétences, de leur valorisation, des relations des entreprises et des établissements avec les acteurs éducatifs du territoire, etc. Les suicides professionnels étonnent parce qu’il y est question de concepteurs, de commerciaux, de cadres. Ils étonnent parce qu’un sentiment de disqualification et de déclassement gagne des employés, des techniciens, des ingénieurs, tels ceux qui sont entrés et ont progressé par la voie technique, dès lors qu’ils sont confrontés sans préparation à des « métiers » commerciaux ou de service (en fait de changements de métiers, ce sont surtout des changements d’affectation).

 

Que s’est-il passé chez France Telecom ?

Pour résumer, une sorte de mécanisme infernal a été inventé pour faire partir des salariés qui, par définition, n’avaient pas trouvé à se reclasser, ni suffisamment de ressources professionnelles ou personnelles pour démissionner et se reconvertir dans la fonction publique ou dans le privé. Ceux qui restaient étaient donc les moins mobiles, les plus difficiles à reconvertir, préjugés tels ou se vivant comme tels. Puisqu’il était impossible de les licencier, alors on a fait en sorte qu’ils partent « d’une manière ou d’une autre », comme l’écrit Ivan du ROY. Des dispositions que l’on peut effectivement, sans exagération, qualifier de perverses, ont été prises. C’est ainsi que le fameux « Time To Move » (il est temps de changer) selon un rythme accéléré de mobilité, ainsi qu’une politique volontariste de « mise en inconfort », ouvertement dénoncée par des cadres de FT, ont eu cette fonction implicite : pousser des salariés à la démission.

 

Mettre d’anciens « lignards » ou des techniciens de la commutation sur des plateformes téléphoniques ou d’autres postes intenables pour eux a fait partie des moyens utilisés à cette fin. Placer délibérément des gens dans des emplois qui sollicitent des qualités différentes en tout point à celles qui ont été valorisées dans leur parcours scolaire et professionnel antérieur, c’est créer des conditions maximales de négation identitaire. C’est dans cette perspective qu’il faut resituer les suicides. Il en faut, des explications, pour résumer le mécanisme pervers qui porte en germe les mobilités forcées.

 

L’existence de ce mécanisme rend difficile d’établir un lien de causalité direct entre les suicides et un coupable générique, fut-ce l’organisation du travail. Il y a là un faisceau de causes entrelacées, des politiques fluctuantes, des dirigeants successifs, des accords et des compromis discutables, des diffèrements porteurs d’effets au long cours. Le mécanisme pervers qui a visé des techniciens en surnombre traduit à l’agestion d’une mutation annoncée de longue date, au moins autant qu’une gestion intentionnelle qui peut servir à montrer du doigt des « coupables ». Bien plus qu’à des questions d’organisation du travail, il renvoie à une gestion unilatérale des mobilités, des parcours professionnels et des reconversions.

 

Une question de pouvoir

Les suicides professionnels devraient nous alerter sur le fait que la force implosive des nouvelles pénibilités et la dimension identitaire des changements d’organisation et des mobilités n’ont guère été perçues, écoutées, entendues. Que l’on ne sait pas encore bien les traduire dans des objets et instances de négociation de plus en plus saucissonnés et complexes.

 

Si tant est que l’on puisse attribuer a posteriori une signification univoque à de tels actes, je dirais qu’ils reflètent une souffrance d’impuissance. Comme d’autres intervenants, j’observe l’émergence d’une critique de l’organisation du travail qui ne débouche en rien sur une demande de protection, de réparation, et encore moins d’écoute compatissante. C’est une critique au nom de la compétence, d’après laquelle des salariés de tous niveaux demandent à être dotés des ressources et des soutiens permettant d’affronter les contraintes. Ils demandent à ce que leur expérience serve à l’entreprise, qu’elle soit entendue, reconnue, capitalisée et remonte vers le niveau dirigeant. Ils veulent être acteurs dans la manière de définir des objectifs réalistes cohérents avec une stratégie offensive face aux concurrents dans le monde.

 

Les grandes organisations de service au public sont emportées par les rouages gestionnaires de leurs homologues industrielles qui, hier, concevaient, fabriquaient et vendaient en grandes séries. La gestion économique du travail qui en découle a pour levier cardinal la  productivité, ce qui nie l’épaisseur et la valeur des processus d’apprentissage, leur caractère collectif et « organisationnel » (et non seulement individuel), les différences dans les manières d’apprendre et les rythmes, variables selon les groupes professionnels, les âges, les habitus, les expériences antérieures de la vie…Elles sont emportées par la gestion topdown où tout s’évaluerait d’en haut, où rien ne vient renvoyer à quiconque l’effectivité de ses actes.

 

Il y a urgence à prendre enfin le temps de faire des « objectifs de gestion » et de leur évaluation un objet de dialogues pas seulement bilatéraux ; à débattre des changements organisationnels et des dynamiques de métiers en sorte que les managers gèrent les apprentissages et les mobilités en fonction des groupes professionnels, des personnes, et de leurs expériences – en tenant compte des identités, des transitions à opérer, des points de fragilité à prévenir. Il est grand temps de trouver le chemin d’actions organisatrices « équipant » les personnes pour faire face aux contraintes, plutôt que de les passiver et de les infantiliser.

 

 

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