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par Frédéric Turlan

La Commission européenne a publié, le 4 mars dernier, son rapport sur les relations industrielles en Europe, état des lieux complet sur le rôle du dialogue social et de ses acteurs. Frédéric Turlan, rédacteur en chef de Liaisons sociales Europe en a tiré une synthèse dans LSE n° 272, dont il nous autorise à reproduire des extraits.

 

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Le document, comme le constatait le Bureau international du travail dans un rapport remis lors du G20 d’avril 2010 (v. LSE n° 251, p. 1), reconnaît que « la participation des partenaires sociaux aux négociations et aux consultations a aidé les entreprises et les travailleurs à s’adapter au changement et a contribué, notamment, à réduire autant que possible les pertes d’emplois en Europe ». La Commission souligne qu’un « dialogue social dynamique a abouti à des solutions telles que l’introduction ou l’extension de régimes de chômage partiel dans plusieurs États membres et secteurs d’activité ». La crise a parfois conduit les partenaires sociaux de certains pays à conclure pour la première fois des accords interprofessionnels. En dehors du dialogue social en temps de crise, le rapport confirme une « tendance à une décentralisation accrue des processus de fixation des salaires au profit de négociations salariales à l’échelon de l’entreprise ».

 

Le syndicalisme s’affaiblit
Le rapport confirme une lente diminution du nombre de syndiqués – moins de 31 % des salariés Européens en 2008 étaient adhérents d’un syndicat, contre 37 % en 2000. Entre 2000 et 2008, le mouvement syndical a perdu près de 3 millions de membres, passant de 46 à 43 millions d’adhérents. Mais comme dans cette période le nombre de salariés non syndiqués a augmenté de 20 millions, de 120 à 140 millions de personnes, le taux de syndiqués parmi l’ensemble des salariés a diminué de 27,8 % à 23,4 %. Cette baisse est constante et l’impact de la crise devrait accentuer cette tendance, note le rapport (rédigé à la mi-2010), comme le soulignent les chiffres publiés au début de l’année 2010 par les syndicats en Allemagne, en Autriche, au Danemark, en Finlande ou en Suède. Ces données montrent de nouvelles pertes d’adhérents sur un an, notamment dans les secteurs de l’industrie et de la construction, les premiers frappés par la crise. Par ailleurs, les annonces d’importantes suppressions d’emplois publics touchant de nombreux pays européens devraient provoquer une nouvelle saignée parmi les effectifs syndicaux, dans un secteur où le taux de syndicalisation est traditionnellement élevé.

 

Les États dans lesquels les syndicats ont perdu le plus de membres durant les années 2000, en valeur absolue, sont l’Allemagne (- 1,5 million), la Pologne (- 650 000) et la Roumanie (- 424 000). Plusieurs pays ont enregistré des gains : l’Italie (+555 000), l’Espagne (+ 317 000) et la Belgique (+ 205 000). En pourcentage, les pertes les plus importantes touchent essentiellement l’Europe de l’Est : Lituanie (- 43,6 %), Estonie (- 43,6 %), Slovaquie (- 43,4 %), République tchèque (- 27,9 %) et Pologne (- 25,5 %). Les quelques pays qui enregistrent une hausse des adhérents sont l’Espagne (+ 15,4 %), Chypre (+ 14,6 %), la Grèce (+ 13,9 %) et la Belgique (+ 11,5 %).

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« Le talon d’Achille du syndicalisme européen est son faible – et souvent en diminution – taux de syndicalisation des jeunes », résume le rapport. S’ajoute à cela sa difficulté à recruter et à fidéliser des adhérents dans les secteurs en croissance, comme celui des services, et dans les petites entreprises ainsi que parmi les travailleurs ayant des contrats précaires. Par conséquent, les syndicats sont vieillissants et de plus en plus dépendants du secteur public, ce qui représente un facteur aggravant de déclin en raison des programmes d’austérité décrétés dans la plupart des États membres et qui se traduisent par un important volume de pertes d’emplois dans le public.

 

Singularisme du syndicalisme français
Lorsque le rapport aborde le taux de syndicalisation par pays, on s’attend à trouver la France en bas de l’échelle. Heureusement, l’Estonie vole le bonnet d’âne avec un taux de 7,6 %, contre 7,7 % à la France. La Suède (68,8 %) et le Danemark (67,6 %) caracolent en tête. En général, les taux les plus bas sont enregistrés dans les anciens pays communistes, à l’exception de la Slovénie et de la Roumanie, et dans les pays d’Europe du Sud, sauf à Chypre et à Malte. Les taux les plus élevés se situent dans les pays nordiques et en Belgique. La France affiche par ailleurs un taux de syndicalisation des jeunes (15-34 ans) extrêmement faible et inférieur au tiers, environ, de celui des 35-54 ans.

 

La France se distingue également par le fait d’être l’État membre qui compte le plus de confédérations syndicales (9 dont 4 spécifiquement liées au secteur public) et le plus de fédérations syndicales (67) en raison du nombre important de fédérations représentées dans chaque confédération et du nombre élevé de confédérations.

 

Autre caractéristique et conséquence du pluralisme syndical, la France est le pays où les deux plus grandes confédérations – la CGT et la CFDT – rassemblent la plus faible proportion de syndiqués : la CGT dispose de 23 % de « part de marché » (23 % des salariés français syndiqués le sont à la CGT) et la CFDT de 22,7 %. La France est ainsi le seul pays européen où les deux principales confédérations représentent moins de 50 % de l’ensemble des syndiqués. En moyenne, dans l’Union européenne, la plus grande confédération réunit 60 % des syndiqués et la deuxième, 22 %. Dans les quelques pays comparables ayant plusieurs confédérations syndicales, on peut citer les exemples de l’Espagne (CCOO, 44,2 %; UGT, 31,4 %), l’Italie (CGIL, 41,4 % ; CISL, 32,5 %), la Pologne (NSZZ Solidarité, 48 % ; OPZZ, 43 %) ou encore la Belgique (CSC, 52,3 % ; FGTB, 40,3 %).

 

Enfin, même si dans la plupart des pays le taux de syndicalisation est plus élevé dans le secteur public, la France connaît un taux trois fois plus élevé dans le secteur public (15 %) que dans le secteur privé (5 %).

 

Décentralisation des négociations collectives
L’une des caractéristiques du modèle social européen est la place dévolue au dialogue social dans l’établissement des normes sociales. Selon le rapport, environ 121,5 millions de salariés sur les 184 millions que comptait l’Union européenne en 2008 sont couverts par un accord collectif, soit un taux de couverture conventionnel de 66 %. Si le nombre de salariés couverts depuis le début du XXIe siècle a augmenté de 8 millions, le taux de couverture a en revanche légèrement baissé, de 2 points, du fait de l’accroissement de la population active dans la même période. Cette moyenne masque par ailleurs une forte hétérogénéité entre les Vingt-Sept, avec des taux de couverture allant de 100 % en Autriche à moins de 20 % en Lituanie. La France est quant à elle au-delà de la moyenne européenne avec un taux proche de 90 %, résultant notamment d’une pratique quasi systématique d’extension des accords collectifs.

 

« La principale tendance des deux à trois dernières décennies est la décentralisation de la négociation collective », constate le rapport, avec un déplacement « du centre de gravité » du pouvoir de décision, en matière d’emploi et de fixation des salaires, de l’interprofessionnel et des branches vers l’entreprise. Une évolution accentuée par la crise. Les différentes traditions sociales se reflètent également dans les échelons privilégiés de négociation collective. Ainsi, 94 % des négociations collectives en matière de salaire se sont déroulées au niveau de l’entreprise en Lituanie, alors qu’en Finlande 76 % d’entre elles se sont tenues au sein des branches. Même si au moins deux des trois niveaux de négociation – interprofessionnel, de branche, d’entreprise – se retrouvent dans tous les pays, leur poids est bien sûr très différent d’un État à l’autre.

 

Ainsi, dans la période 2007-2009, l’échelon sectoriel était dominant dans 11 États (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, Italie, Pays- Bas, Portugal, Slovénie et Suède). Plus de la moitié des employés de ces pays couverts par un accord collectif ne bénéficient pas d’un accord d’entreprise en complément de l’accord de branche. Dans la même période, une majorité des salariés couverts par un accord collectif l’étaient par un accord d’entreprise dans cinq pays: France, Irlande, Grèce, Luxembourg et Roumanie. Mais, dans tous ces pays, le niveau sectoriel joue également un rôle, comme la mise en place de standards minima. Enfin, dans 11 autres pays, le principal échelon de négociation – voire l’unique pour nombre de salariés lorsqu’il existe des négociations collectives – est celui de l’entreprise : Bulgarie, Chypre, Estonie, Grande-Bretagne, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie et République tchèque.

 

Le rapport met en évidence une grande différence entre les anciens et les nouveaux États membres : dans les 15 anciens États, des formes de négociation collective « multiemployeur » restent dominantes, à l’exception de la Grande-Bretagne. En revanche, dans les 12 nouveaux États, la négociation collective d’entreprise prévaut, à l’exception de la Bulgarie, de la Roumanie et de la Slovénie. Outre la décentralisation de la négociation collective, le rapport note que dans l’Europe des Quinze se développe une pratique courante consistant, au niveau de l’accord de branche, à confier certains aspects à la négociation d’entreprise.

 

La représentation des salariés sur le lieu de travail
Le rapport s’intéresse à un autre pilier du modèle social européen : l’existence d’instances d’information et de consultation des salariés. La mise en place de telles instances (ou de procédures d’information) est devenue une prescription légale dans tous les États membres avec l’entrée en vigueur de la directive 2002/14 qui instaure un cadre général pour l’in- formation et la consultation au niveau national. Certains pays connaissent surtout une représentation syndicale (canal unique) assurée par des délégués syndicaux élus ou désignés par leur organisation.

 

D’autres pays, comme la France, accordent un rôle central à une représentation des salariés élue avec la constitution d’un comité d’entreprise. Mais, en réalité, on retrouve des formes variées de représentation et, dans de nombreux pays, les deux canaux de représentation coexistent et sont souvent complémentaires. De plus, les membres de comité d’entreprise sont souvent eux-mêmes syndiqués : en moyenne, dans l’Union européenne, 84 % des comités d’entreprise comprennent des syndiqués et, dans 56 % des comités, ils sont majoritaires. « Compte tenu du fait que le taux moyen de syndicalisation dans l’Union européenne est autour de 25 % et que les comités d’entreprise sont élus, cela peut être analysé comme une marque de confiance aux organisations syndicales », souligne le rapport.

 

Le rapport tente une comparaison formelle sur le pouvoir des comités d’entreprise en leur attribuant une note de 0 à 10 en fonction des pouvoirs qui leur sont attribués. Figurent en haut du classement les pays nordiques, Danemark en tête (10 points), suivi par la Finlande et la Suède (9 points chacune). Viennent ensuite un groupe de pays continentaux avec des comités d’entreprise puissants et des dispositions concernant la coopération entre comité et syndicats : Luxembourg, Belgique, Pays-Bas, Italie, Allemagne, Autriche (tous à 8 points), puis France, Espagne et Slovénie (7 points). En bas de l’échelle, entre 2 et 4 points, figurent les trois pays Baltes, Chypre, Malte, la Bulgarie et la Grèce. Si la diversité est grande, une harmonisation a tout de même eu lieu sous l’effet de la directive 2002/14 avec l’instauration de comités dotés d’un certain pouvoir dans des pays où il n’en existait pas (Lettonie, Lituanie, République tchèque) ou bien dans lesquels leur pouvoir était faible (Roumanie, Slovaquie, Irlande, Bulgarie, Chypre, Grèce). Cependant, si une harmonisation des droits a eu lieu, même imparfaitement, cela ne veut pas dire qu’en pratique les comités ont gagné en puissance. Les instances de représentation « expliquent souvent qu’elles ont perdu en influence au cours des dernières années ».

 

Environ 37 % de tous les établissements de 10 salariés et plus ont une forme de représentation des salariés. Sur l’ensemble de ces établissements, 60 % des employés sont couverts par une telle instance. Au sein de l’Union européenne, un groupe de pays compte une majorité d’établissements dotés d’une instance, avec plus de 70 % des salariés couverts. Ce groupe est composé des pays nordiques, de la Belgique, de l’Espagne, de la France, de la Roumanie et des Pays- Bas.

 

Le dialogue social pour sortir de la crise
Les auteurs du rapport ont analysé 76 accords conclus dans des entreprises européennes du secteur industriel, entre l’automne 2008 et avril 2010, dont l’objectif est de faire face aux effets de la crise économique. Ces textes portent essentiellement sur les conditions de recours au chômage partiel (très fréquent en Allemagne, en France et en Italie) et le main- tien de l’emploi en contrepartie de sacrifices en matière de salaire ou de conditions de travail (surtout en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Espagne).

 

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Les autres thèmes, par ordre d’importance, sont : 1° La flexibilité du temps de travail – compte épargne temps, gestion des congés annuels, mais la réduction du temps de travail n’est pas citée -, souvent négociée en Allemagne et en France. 2° Des mesures visant à atténuer les effets des pertes d’emplois en évitant les licenciements secs par le recours à des solutions alternatives (surtout en Allemagne, en Espagne et en Italie). 3° La compensation et l’assistance aux salariés licenciés. Il est remarquable que la vague d’accords visant à maintenir des sites via des engagements en termes d’investissement, en contrepartie de sacrifices salariaux ou de conditions de travail (augmentation du temps de travail), voire d’aides publiques, n’ait pas eu de succès en France.

 

Un accroissement de la flexibilité et/ou une décentralisation de la fixation des salaires sont les deux dispositions les plus courantes dans les accords conclus en Allemagne, en Finlande, aux Pays-Bas et en Suède. Cette certaine « harmonisation » des réponses à la crise apportées par les partenaires sociaux est cependant déconnectée de toute initiative de niveau européen, mis à part le cas des accords signés dans le secteur de la chimie, en France et en Italie, sur le recours au chômage partiel accompagné d’actions de formation, qui reprennent les préconisations exprimées par la déclaration conjointe des partenaires sociaux européens de la chimie (Emcef-Eceg), adoptée en mars 2009.

 

Ces accords de crise ont essentiellement été conclus dans les 15 anciens États membres (90 % des cas), en particulier en Espagne et en Grande-Bretagne. Environ 85 % concernent la métallurgie (y compris la sidérurgie), et près de la moitié le secteur de l’automobile. Le rapport analyse également les accords conclus dans le secteur des services. Si ces derniers proposent les mêmes mesures que celles évoquées plus haut, en revanche, ce secteur recourt moins au chômage partiel que l’industrie et plus aux sacrifices salariaux ou de conditions de travail. Pour les auteurs, différentes sources montrent que les 76 textes étudiés ne sont qu’une infime partie du nombre d’accords d’entreprise conclus pour faire face à la crise. La crise a aussi eu pour effet d’accélérer le phénomène de la décentralisation de la négociation collective, avec la multiplication des accords sectoriels renvoyant la mise en œuvre de certaines mesures à la négociation d’entreprise.

 

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