par Patrice Garnier
L’industrie automobile reste au cœur de notre système productif, comme elle le fut lors du taylorisme, du fordisme ou du toyotisme. Alors que sur le devant de la scène médiatique se joue la tragédie des dettes souveraines, de l’austérité dans la sphère publique et des débats macro économiques, le tissu productif -et notamment les « modèles » sociaux qui en fait partie intégrante- se restructure à une vitesse vertigineuse et bien sûr l’industrie automobile le fait à l’échelle mondiale.
Finalement, il s’y passe peut être plus de choses qu’au G20 et l’observation attentive des stratégies des acteurs patronaux et syndicaux, mais aussi des consommateurs serait certainement riche d’enseignements pour comprendre comment le monde bascule d’une ère à l’autre, comment les cultures nationales perdurent parfois et comment elles sont souvent balayées d’un coup de vent. Il est assez fascinant d’examiner comment les stratégies et les paris financiers, sociaux, technologiques, s’entremêlent pour dessiner une carte mouvante, pleine de rebondissements, de luttes et d’alliances. Petit florilège de quelques mutations.
Après des faillites retentissantes et quelques années de nationalisations, l’industrie américaine semble repartie de l’avant. Les grands constructeurs, GM, Ford, Chrysler et le syndicat UAW viennent signer un véritable pacte social pour la renaissance : salaires d’embauche divisés par 3 par rapport à 1985 ; suppression de nombreux avantages sur l’assurance maladie et la retraite, mais aussi promesse d’embauche, d’investissements industriels. Is America back ? Le vieux syndicalisme UAW peut-il reprendre du poil de la bête à ce prix ? Les choix de gammes, de marques vont-ils séduire les consommateurs ?
Le pari de FIAT et de son patron Sergio Marchione parait tout aussi hasardeux ! Deux temps pour effectuer la manœuvre : acheter Chrysler au fond du trou et tenter de profiter du new deal qui se joue aux USA (cf. ci-dessus) ; montrer en contrepoint à la société italienne que son modèle social, industriel et politique est obsolète. Il dénonce les conventions collectives et démissionne du patronat après avoir gagné un référendum-chantage auprès des salariés : on ferme les usines ou on change tout.
Les émergents émergent chacun à leurs façons. L’Inde fait confiance à ses grandes familles, en l’occurrence Tata et agit India first. La Chine, devenue le premier marché mondial, lance ses marques nationales, tout en achetant les confettis de l’empire occidental (Saab). Le Brésil accumule les usines sur son territoire, et semble aussi passionné par les composants que par les usines de montage, par la production d’énergie (éthanol) que par les infrastructures, sans paraitre pousser un « champion national » intégré.
Du côté des vieux pays industriels, l’Allemagne joue le haut de gamme, la qualité, le « hinterland » productif de l’Europe de centrale et de l’Est. IG Metall retrouve sa puissance et espère bénéficier des compromis qu’elle a passés en sacrifiant les revendications salariales pour sauver l’emploi et le « site productif allemand ». Volkswagen vient d’annoncer la création de 50 000 emplois.
Et la France ? L’alliance Renault-Nissan est devenue plus japonaise que française, avec un poids russe grandissant. Carlos Ghosn reste seul maitre à bord, quelque soient les vicissitudes et les vraies- fausses affaires d’espionnage qui témoignent d’un mode de management centralisé et suspicieux. Peugeot semble également entrer dans une phase difficile après avoir surfé sur un bon tempo de créations de modèles. 1600 postes de recherche et développement vont disparaître. Les bonnes vieilles traditions reprennent le dessus : pas de pacte social lucide et porteur d’avenir, mais une palette de mesures de réduction d’emplois au détriment des plus précarisés et des sous-traitants et une délocalisation en douce des outils de production grâce à des investissements à l’étranger qui ne dessinent une politique industrielle qu’a posteriori.
N’oublions pas non plus que l’industrie, c’est aussi les sous-traitants, avec par exemple Faurecia en phase de reconquête après un épisode violent de repositionnement stratégique. C’est aussi l’industrie japonaise, qui semble avoir un peu perdu de sa maestria et dont la stratégie du flux tendu résiste difficilement aux chocs du tsunami et de Fukushima.
Bref, sous la crise de l’euro continue à se jouer la grande mutation industrielle du monde. Comprendre la mondialisation, c’est aussi comprendre ces mouvements tectoniques, où les grandes multinationales façonnent le monde de façon peut être plus prégnante que ne le font les gérants bien souvent impuissants de nos Etats. Bâtir le modèle social européen (si cela existe ?) consiste à imaginer la valorisation des compétences qui permettent les stratégies industrielles gagnantes dans la compétition renforcée.
On a envie de faire appel à témoin pour que ces quelques notations impressionnistes soient complétées et enrichies. On a envie de faire appel aux spécialistes pour qu’ils nous aident à mieux discerner ce qui se déroule sous nos yeux. On a surtout envie de faire appel aux acteurs pour qu’au-delà des slogans trop commodes (« démondialisation » ; « coût du travail » ; « avantages acquis », etc.), ils se saisissent dans la confrontation et le dialogue des choix stratégiques pour cette industrie qui devra aussi relever les enjeux de la conversion énergétique, de la congestion urbaine, sans parler du passage à la société de services où l’on utilise la voiture sans forcément la posséder !
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