La vie politique inspire les écrivains et les cinéastes depuis toujours. Les ingrédients d’une bonne histoire sont tous là. Rien ne manque : les personnages ont du caractère, l’intrigue où se mêlent pouvoir, argent, amour, sexe mais aussi vision du monde et humeur du temps, est féconde en rebondissements et propice au suspens.
Plusieurs films récents choisissent de mettre en scène le quotidien de ceux dont c’est devenu le travail. Dans quelles conditions s’exerce ce travail particulier, en quoi consiste-t-il, les responsables politiques travaillent-ils « vraiment » ? Ce sont les questions que se posent Alain Cavalier dans Pater, Pierre Schoeller dans L’Exercice de l’État et Georges Clooney dans Les Marches du pouvoir. Les deux premiers sont actuellement sur les écrans (au moins parisiens). Ils sont tous trois disponibles en DVD.
Le film d’Alain Cavalier s’attarde sur les coulisses, sur le off, sur ce qu’on ne voit jamais du travail politique. Conciliabules autour d’un verre, rencontres avec les « visiteurs du soir », formulations d’hypothèses sur des décisions à prendre, moment de doute à propos de sa capacité personnelle et de son envie d’être là, à ce poste là : « Je me rase tous les matins, je mets un costume, une cravate, j’ai cinquante et un ans, je peux être Premier Ministre » déclare Vincent Lindon, mi incrédule, mi bravache. Il ajoute un peu plus tard « j’ai un melon comme ça ! ». Le choix d’une cravate, l’achat d’un costume « qui n’ait pas l’air cher », la préparation d’un repas et le choix du vin, les poignées de main, « pas moins de mille hier », ont autant d’importance que la préparation d’un discours ou la formulation d’une décision. Les objectifs du travail politique sont ramenés à une seule question : « régler le problème de la haine entre les gens ». Le moyen de le faire, sur lequel se concentrent toutes les discussions et qui conduit au conflit entre le président et le premier ministre, est la promulgation d’une loi limitant les écarts des salaires.
L’Exercice de l’État se veut plus proche de situations réelles. Il fourmille de détails « vrais » : usage immodéré du téléphone mobile (mais pas des réseaux sociaux, signe indubitable que le film a été tourné avant les « printemps arabes » et avant la campagne présidentielle française 2012 !), vocabulaire cru – la question de savoir si « on a des couilles » revient à intervalles réguliers – , déplacements incessants (excès de vitesse et accident à la clé), piles de parapheurs aussi inépuisables que la liste des choses à faire, aréopage masculin, ambitieux et toujours en mouvement. Deux choses diffèrent radicalement d’avec Pater. Les débats et les désaccords ne portent plus sur un enjeu général, mais sur une question très concrète et précise : faut-il privatiser les gares, un peu, beaucoup, pas du tout ? Pierre Schoeller voit bien que cette décision a une dimension symbolique et proprement politique. C’est délibérément qu’il nous donne à entendre un débat où la politique brille par son absence. Officiellement la réforme est présentée comme une mesure de bonne gestion des deniers publics du seul fait qu’elle permet de « dépoussiérer, de donner un bon coup de balai, d’être de son temps » et donc comme par miracle de faire des économies. En coulisses, une seule chose compte : quel ministre va gagner lorsque le président (que tout le monde appelle bizarrement « le père ») rendra son verdict ? Cet arbitrage présidentiel peut mobiliser toutes les énergies. Il va décider d’un même geste qui a les plus grosses (c….., nous en avons parlé plus haut.) et qui sera bientôt promu. Les usagers des gares n’auront qu’à s’en accommoder…
La deuxième différence tient dans la place prise par la communication et plus précisément par la prise de parole devant les micros des journalistes. Olivier Gourmet dans le rôle du Ministre des Transports ne cesse de se demander (et de demander à son attachée de presse, Zabou Breitman) quelle histoire il va raconter, quel récit il va faire d’un évènement, quels mots il va prononcer pour dire l’accident mortel et le drame, pour célébrer l’inauguration du tronçon d’autoroute, pour « vendre » la privatisation des gares. On peut penser qu’il a tout compris. Comme Pierre Rosanvallon l’écrit, il sait que : « Gouverner ne consiste pas seulement à résoudre les problèmes d’organisation, à allouer de façon rationnelle des ressources, à planifier une action dans le temps. Gouverner signifie d’abord rendre le monde intelligible, donner des outils d’analyse et d’interprétation qui permettent aux citoyens de se diriger et d’agir efficacement ». Oui, mais c’est là que le bât blesse. Cette communication techniquement maîtrisée ne met pas en scène une controverse sur une réforme possible et sur les motifs profonds qui font préférer telle solution plutôt que telle autre.
C’est ce rôle que le théâtre dans la cité grecque antique a pu jouer, celui d’un lieu essentiel de réflexion de la société sur elle-même, de formulation et de mise en débat public des enjeux. Sophocle expose l’ensemble des motifs qui font que Créon veut faire respecter les lois de la cité, qu’Antigone les transgresse au nom du devoir envers son frère et d’un ordre supérieur, pendant que son fils Hémon tente de le fléchir en invoquant successivement l’opinion publique et son amour pour Antigone. Sophocle le fait sans chercher à nous convaincre qu’il est possible de concilier ces exigences opposées ; c’est l’essence même de la tragédie, le consensus n’y est pas obligatoire. A l’inverse le Ministre des Transports est impuissant à mettre en scène les enjeux sous-jacents à la décision de privatiser les gares. Il l’est en raison des conditions dans lesquelles il travaille et non à cause d’une quelconque mauvaise volonté ou incompétence. C’est là le message principal du film de Pierre Schoeller. Comme un travailleur épuisé, à la fin, il renonce. Le président peut le nommer à un ministère plus important et lui dire explicitement : « Vous n’êtes pas là pour changer le monde, mais pour rattraper les cinq points perdus dans les sondages ». Le personnage interprété par Olivier Gourmet rejoint alors Winston à la fin de « 1984 », le très actuel livre de Georges Orwell : « La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother ».
Le film de Georges Clooney, Les Marches du pouvoir porte moins sur le travail politique lui-même. L’histoire est celle d’une campagne électorale et d’une trahison. L’ambition, l’amitié, le sexe, le suspens, l’interprétation des acteurs en font un film très efficace. Il confirme l’importance de la communication, affaire d’organisation, de machine électorale et aussi de relations personnelles avec les journalistes : «les médias vous adorent » est la phrase qui dit tout le prix de la trahison du conseiller joué par Ryan Gosling.
L’activité des responsables politiques est trop souvent caricaturée lorsqu’on nous suggère de choisir entre « tous pourris » (et pas seulement au Royaume du Danemark comme le disait Shakespeare) et l’idéal «d’une vie entièrement vouée au service de mes concitoyens et du bien public », pour qu’on ne félicite pas ces films de s’affranchir de ces caricatures. Ils nous disent que le travail politique a une dimension professionnelle et a besoin de savoirs techniques. Il met en jeu certainement des passions humaines et des intérêts particuliers. Il y a des rivaux et des dissidents. Mais il a ceci de spécifique et qui le caractérise : il n’est pas possible de l’exercer sans affronter les questions de convictions et donc du pari que chacun est prêt à faire sur les hommes et sur le monde. Il n’est pas possible non plus de le faire sans se coltiner la difficile tâche qui consiste à mettre en mots et à mettre en scène les conflits qui traversent nécessairement toute société et dont l’aboutissement nous permet de vivre ensemble. Comme tout travail, son résultat est largement dépendant des conditions pratiques dans lesquelles il se déroule. Nous pourrions y être plus attentif. Il ne s’agit de rien moins que « de régler le problème de la haine ». Et de le faire sans désigner un bouc émissaire. Car alors on connaît déjà et trop la fin de l’histoire.
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