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En pleine crise économique, dans cette atmosphère de défiance croissante et malheureusement justifiée dans les institutions (l’Etat, l’Europe, les « puissances de l’argent », les patrons, l’avenir même de la planète…), il convient de regarder avec attention le renouvellement du débat sur la possibilité et la pertinence d’une évolution des modes de gouvernance et de type de management en entreprise. Le travail a changé, la production est largement immatérielle, la pression sur l’emploi est forte, l’exigence d’engagement subjectif se généralise. Longtemps taboue, la question de la gouvernance est aujourd’hui reposée. Signe des temps, elle est discutée à partir de différents points de vue, laissant penser que des innovations se préparent comme produit encore incertain mais d’une convergence de pensées issues de lieux et de voix diverses.

 

utopie

Démocratisation des organisations du travail : un horizon encore lointain pour un malaise pourtant bien présent

Cette idée est par exemple relancée depuis 2004 par Isabelle Ferreras. Chercheur au FNRS (Bruxelles, l’équivalent de notre CNRS), Professeur à Louvain et Senior Research Associate à Harvard, elle publie en septembre 2012, Gouverner le capitalisme, chez PUF, après Critique politique du travail (Editions des Presses de la FNSP, 2007). Au terme de nombreuses recherches, elle débouche sur une proposition originale de bicamérisme pour la gouvernance des entreprises. Sa proposition résulte d’un constat. Quelque soit le niveau d’exercice et le secteur d’activité, même dans des métiers pourtant réputés peu nobles (des caissières par exemple), le travail n’a pas qu’une dimension instrumentale. Il revêt des dimensions expressives, lesquelles niées ou malmenées participent de cette réalité devenue banale selon laquelle, « les salariés vont mal ! ». Gagner sa vie est une des raisons essentielles de travailler, mais ce n’est pas la seule. On travaille aussi pour être autonome, pour être inclus dans le tissu social, pour se sentir utile à quelqu’un, à l’entreprise ou à la société et enfin, on travaille avec l’espoir et la volonté de « faire quelque chose d’intéressant » (1). Ces dimensions font du travail une expérience politique pour chaque travailleur. Avec d’autres (2), elle note ensuite que « nous avons basculé d’une économie industrielle à une économie de services ». Travailler dans les services, cela veut dire notamment une présence constante du client (3), du « public », y compris sur le lieu même du travail. L’entreprise n’est plus assimilable à un espace domestique (la famille, la maisonnée) régie par des hiérarchies inégalitaires dans le cadre d’une subordination. C’est un espace public dans lequel chacun fait l’expérience quotidienne du juste et de l’injuste. Exploitant une importante recherche sur les situations de caissières de la grande distribution, elle montre comment ces emplois de services mettent les travailleurs en position de vivre au quotidien une profonde inégalité en dignité et en droit avec, non seulement leurs patrons, mais avec les clients. Ces clients sont en même temps leurs voisins, rien de plus que leurs voisins. Mais en tant que clients, ils sont dotés d’un statut différent renvoyant les salariés à une condition d’infériorité.

Devant cette nouvelle donne, Isabelle Ferreras constate l’effrayante convergence des traditions marxistes et libérales s’agissant de réduire le travail moderne à sa dimension instrumentale. Que cela soit au nom d’une théorie évidemment trop simpliste de l’acteur économique, ou pour le regretter et dénoncer l’aliénation, les uns comme les autres réduisent l’entreprise à sa rationalité économique, au service de « l’investisseur en capital » (privé dans le modèle capitaliste, public dans la version soviétique, hybride dans la version chinoise) et au mépris de sa rationalité politique (4). Qui peut porter la rationalité politique de l’entreprise et comment ? L’auteur propose que cette dimension essentielle soit portée par « l’investisseur en travail », les salariés. Maniant l’analogie, ceux-ci composeraient un deuxième conseil d’administration, à l’aide d’une deuxième chambre, à l’instar de l’invention de la chambre des Communes à coté de la chambre des Lords en Angleterre, ou encore de l’Assemblée Nationale et du Sénat en France. Il n’est plus question ici simplement d’une représentation des salariés (toujours prioritairement centrée sur la défense de leurs intérêts instrumentaux) par des élus syndicaux, mais, plus largement, de défense de l’entreprise par des élus des salariés, à l’aide d’une forme de bicamérisme à inventer. Utopie ? Pas sûr rétorque Isabelle Ferreras. En tous cas, comme elle le défend pied à pied dans un excellent appendice dans son ouvrage, pas plus que d’autres utopies d’un temps qui ont donné, il n’y a pas si longtemps, l’égalité en droit et en dignité aux hommes et aux femmes, de toutes les conditions, de toutes les races ou inclinaisons sexuelles. Ce qui était impensable il y a quelques décennies est aujourd’hui potentiellement légitime, voire la norme de demain.

 

Des organisations plus démocratiques pour répondre aux mutations du travail

Parier que l’entreprise puisse devenir un espace démocratique relève-t-il de l’utopie encore aujourd’hui ? Sans doute. Mais pas pour très longtemps ajouterons-nous, si l’on fait l’effort de s’intéresser aux mutations du travail lui-même (5). Au-delà des questions sociales (inégalité, injustice et mal-être), au-delà des visions politiques (légitimité limitée des directions d’entreprises et plus encore de leurs actionnaires), et au-delà des exigences d’engagement des salariés (avec aujourd’hui le « lean » comme levier organisationnel d’enrôlement unilatéral de l’engagement subjectif au travail), l’accroissement et la généralisation du travail intellectuel est un argument pour anticiper un dépassement du salariat à terme. Il s’agit cette fois d’une exigence de démocratie, non seulement de l’entreprise comme institution légitime, mais de l’entreprise comme espace efficace d’organisation du travail (6). Le travail est devenu un travail informationnel, communicationnel, relationnel, expert et non substituable pour sa part la plus porteuse de valeur ajoutée, dans l’innovation comme dans la relation de service. Ce travail n’est pas divisible, au sens smithien du terme. Combien de temps les travailleurs concernés accepteront-ils d’être subordonnés alors que ce travail ne peut être performant qu’à condition d’engagement subjectif en coopération dans des collectifs ? Comment les salariés pourront-ils se satisfaire d’évaluations qui les individualisent et les isolent ? Jusqu’où pourront-ils s’accommoder d’organisations qui souvent les empêchent de bien faire leur travail ? Comment imaginer des collectifs dans la défiance, sans solidarité, sans participation à l’organisation du travail qui fait tant pour autoriser l’accès aux dimensions expressives du travail ? Un nouveau deal salarial est à construire. « Il y a fort à parier en effet que le débat s’installera dans un délai proche, tout à la fois sur la propriété intellectuelle et sur un accès au pouvoir d’organisation et de décision. La référence au temps et le respect de la subordination ne sont plus ni aussi efficaces, ni aussi légitimes. Il faudra bien revenir à la question de savoir comment ces productions informationnelles et relationnelles qui prennent de plus en plus d’importance dans la chaine de valeur sont effectivement valorisées en termes de jouissance comme de pouvoir » (7).

 

Des contrats de gouvernance pour réguler des projets collectifs

Utopie toujours ? Oui, mais pas isolée. C’est depuis une posture différente encore, mais également sensible à la permanence de la « pulsion démocratique » (8), que Marc Fleurbaey, économiste, directeur de recherche au CNRS et philosophe, plaide également pour le développement de formes de participation au capital et à la décision dans les entreprises, en référence à des formes coopératives. Selon lui, et au nom de la rationalité économique, « les entreprises capitalistes ont besoin de salariés à la fois flexibles et dévoués, jetables et engagés. Il y a là une contradiction qui ne peut se résoudre que par le principe démocratique, et par un dépassement de la forme capitaliste ordinaire. Une entreprise dynamique est une entreprise où les travailleurs sont concernés par la gestion, et par conséquent où les travailleurs participent aux décisions de gestion » (9).

Utopie encore ? Bien sûr, mais relayée par d’autres réflexions qui soulignent les dangers d’une assimilation mortifère de la propriété du capital avec le pouvoir de direction de l’entreprise. Armand Hatchuel et Blanche Segrestin (Centre de Gestion Scientifique de l’Ecole des Mines) tirent ainsi des leçons d’un travail interdisciplinaire mené par plusieurs chercheurs au Collège des Bernardins en 2010 et 2011 (10). Notant que le « droit de l’entreprise » n’existe pas vraiment, rien ne permet dans la Loi de contrer le coup de force que constitue la corporate gouvernance. Du coup, les salariés comme les dirigeants n’ont aucun moyen de défendre sur la durée les intérêts de l’entreprise en tant que projet collectif, y compris contre les logiques financières de court terme de leurs propres actionnaires. Ils ont le pouvoir de soumettre les « managers » à leur seule rationalité. Non seulement, ce n’est pas fondé en droit, mais en termes d’efficacité, cela conduit à des gouvernances centrées sur la rentabilité financière à court terme, au dépend du long terme et de l’innovation durable en particulier. « Nous pensons en effet que la sortie de crise passera nécessairement par un effort pour réinventer l’entreprise (…). Nous sommes en mesure de caractériser l’entreprise, non pas comme un groupe d’intérêt, mais par un projet de création collective. ». Ils en appellent ainsi à l’élaboration d’un « contrat d’entreprise » construit sur la base de quatre principes : « Au-delà du profit, une mission d’innovation et de progrès collectif pour l’entreprise ; Un pouvoir habilité, légitime et autonome, notamment dans l’élaboration de la mission ; Un collectif qui inclut les salariés, défini à partir de l’autorité accordée au dirigeant ; Des règles de solidarité qui vont au-delà du partage annuel des résultats » (11).

 

La liberté comme levier de performance économique

Utopie ? Certes, mais alimentée également par d’autres auteurs encore, inspirés cette fois par la tradition anglo-saxonne et libérale du management. Ainsi, Isaac Getz (Professeur, ESCP Europe) et Brian M. Carney (Journaliste, Wall Street Journal) plaident pour une extension d’expériences réussies d’entreprises qu’ils nomment « libérées », sans pour autant être portées par des lois, des contrats ou des institutions particulières. Dans un ouvrage paru en 2012 (12), ils recensent et décrivent une douzaine de cas dans le monde (3M, Gore, Avis, Harley Davidson et USAA aux Etats Unis, SOL en Finlande, FAVI en France…), dont certains sont déjà connus des spécialistes en management. Pour ces auteurs, la liberté est préférable à la contrainte, à la défiance ou à la subordination, au nom même de la recherche des résultats pour l’entreprise. Selon eux, la liberté est un « outil » d’efficacité économique du fait de la montée en complexité des systèmes productifs, quitte au passage à suggérer certaines formes de dérégulation et sans s’inquiéter d’un risque d’instrumentalisation de la liberté des uns pour favoriser la rationalité économique des autres. « Le lien entre la liberté des salariés et les résultats de l’entreprise n’est pas une simple coïncidence. La liberté fonctionne parce que nous ne savons pas ce que nous ne savons pas, et parce qu’une partie de ce que nous pensons savoir est faux ou le sera bientôt. Le seul remède à ces déficiences mentales est l’assistance de notre prochain. Si nous parvenons à exploiter le savoir additionné d’un nombre plus important de collaborateurs, nous pouvons même, n’en déplaise à Weber, progresser bien plus vite que la bureaucratie n’en est capable » (13).

 

Un pari raisonnable

Ces constats, arguments et propositions ne font pas encore une démonstration de la faisabilité et de la pertinence d’une démocratisation des entreprises et des organisations du travail. Ce n’est peut-être pas pour demain matin. Que l’on en appelle à la Loi, à des institutions, au contrat ou à des principes nouveaux de management et d’organisation, derrière les idées et la volonté d’un progrès, il y a bel et bien la réalité d’un scandale : l’exception que constitue la soumission, fût-elle volontaire, inhérente au rapport salarial.
Le rapport de subordination est acceptable tant qu’il est la contrepartie cohérente et obligée d’une efficacité démontrée de la division des pouvoirs comme du travail. Cette acceptabilité peut être soutenue par un accès suffisamment « juste » d’un grand nombre aux bénéfices de cette efficacité ; croissance et bien-être, dans un contexte relativement égalitaire. Il devient illégitime si les conditions même de la performance exigent l’expression d’une liberté sans laquelle il n’y a pas de coopération. Il est contre productif quand la qualité du lien social devient un capital immatériel nécessaire à la construction des compétences collectives. Il est facteur d’inégalités et d’injustices quand il abrite des rentes (petites et grandes) au mépris de l’évaluation d’un apport réel de valeur d’une production de plus en plus immatérielle. Il est porteur de conflictualité quand il masque le déséquilibre des pouvoirs entre les apporteurs de capital et de travail, entre la mobilisation des ressources financières et l’engagement volontaire de l’intelligence des travailleurs.
Ce pari peut paraître décalé quand on constate l’hégémonie actuelle des rationalités financières. Ce pari est même sans doute angoissant ; il intègre une évolution nécessaire du compromis salarial. Il peut paraître paradoxal au vu du plébiscite actuel en faveur du salariat et de ses avantages associés. La part des personnes occupées au travail sous le régime salarial a atteint une apogée en 2000 en France avec presque 90% au détriment des non salariés (14) !

Il y a pourtant bien un faisceau de présomptions convergentes en faveur de formes et/ou d’étapes nouvelles de démocratisation de l’entreprise comme de démocratie au travail dans l’entreprise. Il y a bien, ce faisant, la probabilité d’un dépassement de l’horizon actuel que constitue le compromis salarial. Par construction, ce dernier reste une modalité d’accès aux revenus par le travail anti-démocratique ! La démocratie est en soi désirable, mais là n’est pas l’argument. Au-delà, ce sont les mutations du travail et l’urgence d’une sortie de crise par le haut qui en font un pari raisonné du fait de la nature et de l’évolution des chaînes de valeur contemporaines.

 

(1) Ferreras I. (2012), Gouverner le capitalisme ?, PUF page73-74.
(2) Cf. les travaux de Christian du Tertre et de Jean Gadrey.
(3) Avec des conséquences sur les jeux d’acteurs et les rapports de pouvoir, à l’intérieur même de l’entreprise, comme l’a très bien montré François Dupuy dès 1998, Le client et le bureaucrate, Dunod.
(4) Ferreras Op. cité p 53.
(5 ) Baron X. (2012), La performance collective. Repenser l’organisation des travailleurs du savoir, Editions Liaisons, Coll Entreprise et Carrière.
(6) Voir également notre chronique dans l’AEF du 13 octobre 2010, « L’organisation du travail peut-elle être efficace et démocratique ? », dépêche n° 138972,
(7) Baron X., Ibid. page 158
(8 ) Fleurbaey M. (2006), Capitalisme ou démocratie ? L’alternative du 21ème siècle, Grasset.
(9) Ibid. page 128.
(10) Hatchuel A. et Segrestin B. (2012), Refonder l’entreprise, La République des Idées, Seuil, page 19-20.
(11) Hatchuel A. et Segrestin B. (2012), Ibid. p 19-20.
(12) Getz I., Carney M. B. (2012), Liberté et compagnie. Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises, Fayard, février. Parution en anglais en 2009.
(13) Ibid. p 360.
(14) Les non salariés en France ne représentent en 2011 que 11,6 % des personnes occupées. Enquête Emploi 2011, INSEE Première, n° 1415 – Septembre 2012

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.