Pour Fabienne Muller, maître de conférence à l’Institut du travail de l’Université de Strasbourg, les travailleurs détachés ont rarement été autant médiatisés. Les abus qui accompagnent ces détachements sont souvent dénoncés comme relevant de la logique « Bolkestein » au travers d’un joyeux amalgame entre pratiques légales et illégales. Or, la concurrence exercée par les entreprises qui pratiquent le détachement peut être limitée par un certain nombre de règles sociales. Encore faut-il que les Etats concernés prennent leurs responsabilités !
Les textes européens prévoient le respect d’un taux de salaire minimal, mais celui-ci peut varier considérablement d’un Etat à un autre. Diriez-vous par exemple que le droit allemand est beaucoup plus laxiste que le droit français ?
Prenons l’exemple des salariés détachés roumains et bulgares, de plus en plus présents en France et en Allemagne : le salaire minimum mensuel est de 162 € en Roumanie et de 148 € en Bulgarie. Détachés en France, ces salariés devraient dans tous les cas percevoir au minimum le SMIC, voire plus, si leur emploi relève d’un secteur couvert par un accord collectif d’application générale. De ce montant brut sont déduits les prélèvements sociaux au taux pratiqué par l’Etat qui les envoie. C’est un premier facteur favorisant les entreprises prestataires. Lorsque ces mêmes salariés sont détachés en Allemagne, le niveau de leur salaire peut être aussi faible que dans leur Etat d’origine si l’emploi occupé en Allemagne ne relève pas d’un secteur couvert par une convention collective d’application générale. Or un salaire minimum ne s’impose que dans 12 secteurs . Si les salariés travaillent dans les abattoirs, aucune règle ne s’impose à leur employeur roumain ou bulgare, conférant ainsi à l’ensemble de la filière un avantage compétitif mortel pour la même filière en France, au Pays-Bas et au Danemark. Des secteurs professionnels entiers échappent ainsi à toute contrainte légale ou conventionnelle.
Que faut-il alors dénoncer ? La politique sociale de l’UE ou celle des autorités allemandes ?
Probablement les deux : la première pour son incapacité à empêcher le dumping entre systèmes sociaux, les secondes pour en profiter. La proposition de directive européenne d’application de la directive détachement, actuellement en cours d’adoption, n’a pas vocation à modifier cette approche. Aujourd’hui, seule la politique du « name & shame » impulsée par les organisations syndicales conduit les donneurs d’ordre allemands à modifier des pratiques légalement permises mais socialement irresponsables (voir par exemple le site « mobilité loyale » développé par le DGB).
Parmi les grandes catégories de fraude identifiées, il y a ce que vous appelez les violations courantes visant à alléger le coût du travail…
Il s’agit ici d’éluder notamment la réglementation sur le salaire minimal. Tous les corps de contrôle constatent les mêmes stratégies : salaire apparemment correct mais exécution de nombreuses heures supplémentaires non rémunérées, exigence d’une participation financière du travailleur pour obtenir l’emploi convoité (des Bulgares ont ainsi versé 500€ pour être détachés en Allemagne), déduction des frais de transport et d’hébergement (un lit dans un dortoir peut être facturé 300€), déduction de contributions sociales du salaire brut mais sans reversement aux organismes de sécurité sociale, absence de couverture sociale avec falsification des documents attestant de l’affiliation à la sécurité sociale.
Vous identifiez aussi des fraudes plus complexes…
Oui, car s’organisent désormais à l’échelle européenne des réseaux d’entreprises fictives et d’intermédiaires qui exploitent les failles des législations fiscales et sociales. Si les intermédiaires et les sociétés « boite aux lettres » ont toujours existé, force est de reconnaître que la crise élargit leur clientèle, ces structures se situent à la croisée de deux demandes : d’une part collectivités publiques endettées et maîtres d’ouvrage cherchant à comprimer les coûts, d’autre part travailleurs privés d’emploi. Les premiers, après appel d’offres, choisissent les moins disant, fermant les yeux sur les implications inévitables de leurs choix. Les seconds acceptent une mobilité temporaire moyennant le salaire promis. Mais l’aventure se transforme parfois en cauchemar à l’arrivée. Les salariés se voient obligés de signer des contrats de sous-traitance et de se déclarer en qualité de travailleurs indépendants. Les rémunérations promises sont en chute libre. Transportés, hébergés, surveillés, ils sont à la merci des besoins du client final. Toute la presse allemande s’est ainsi émue des pratiques de la société Amazon qui a utilisé de la main d’œuvre intérimaire recrutée dans toute l’UE pendant la période de Noël, obligeant la ministre du travail à se positionner pour exiger des explications sur ces cas d’esclavage moderne.
Y a-t-il consensus pour éliminer ces fraudes sociales ?
Ces pratiques devraient a priori faire l’unanimité contre elles. Elles constituent une concurrence déloyale pour les entreprises établies dans l’Etat destinataire de la prestation, elles alimentent des circuits frauduleux d’intermédiaires. Or, il n’y a plus consensus dès lors que, pour lutter contre la fraude, il faudrait redéfinir les critères et resserrer les règles de contrôle. Les partisans du marché en appellent alors à la libre prestation de services pour s’opposer à tout ce qui serait de nature à entraver l’activité des entreprises opérant à l’international. Cette vision à court terme est pour le moins étonnante. Pourquoi défendre des entreprises qui appauvrissent l’ensemble des acteurs : Etats, salariés, ménages, régimes de sécurité sociale ? De plus cette vision du marché libre et sans entrave n’est pas partagée par l’ensemble du patronat. Lorsque les entreprises bénéficiaires des services sont tenues par une responsabilité solidaire à l’égard des salariés de leurs contractants, elles sont à la recherche d’outils leur permettant de sécuriser leurs relations contractuelles et d’éviter la fraude sociale.
Sur ce point, la proposition de la Commission européenne introduit enfin en matière de détachement ce qui existe déjà en cas d’emploi illégal de ressortissants d’Etats tiers, à savoir la responsabilité du contractant direct en cas de non-paiement des salaires et des contributions dues à un fonds de gestion paritaire. Cette disposition réveille aujourd’hui de nombreuses crispations. Elle a été supprimée dans le projet de rapport présenté par Mme Jazlowiecka au Parlement Européen et les discussions au sein du Conseil européen sont vives. Elle est combattue par les Etats qui ne connaissent pas la responsabilité solidaire et contestée par certaines organisations patronales arguant qu’elles n’ont aucun moyen de vérifier la fiabilité du prestataire en amont du contrat. Pourtant cette disposition a des ambitions modestes. Elle limite la solidarité financière au secteur de la construction, elle limite la responsabilité au niveau du sous-traitant direct et n’atteint pas le maître d’ouvrage, elle limite enfin le périmètre de la solidarité financière.
Dans ce domaine comme dans celui de la grève et de la négociation collective, la jurisprudence de la Cour de Justice a été beaucoup critiquée….
Les investigations des corps de contrôle pour traquer les fraudes ont été effectivement limitées par la jurisprudence de la CJUE qui a considéré que certaines exigences entravaient la libre prestation de services et que seules étaient admissibles les contrôles visant à garantir le respect des règles applicables sur le lieu de travail. Mais pourquoi les articles des traités relatifs à la libre prestation de services et à la concurrence sont-ils systématiquement utilisés pour censurer certaines pratiques nationales de lutte contre la fraude ? Pourquoi le principe de coopération loyale selon lequel « l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités » qui figure expressément à l’article 4 du Traité de l’Union ne constitue-t-il jamais la base de poursuites ?
Les Etats membres sont-ils déterminés à renforcer leur coopération en la matière ?
Pour ce qui est de la coopération entre Etats membres, la situation est contrastée. Certains Etats ne coopèrent jamais, d’autres apportent des réponses obligées mais sans valeur ajoutée, d’autres font valoir que les données sollicitées sont inexistantes ou protégées par la législation nationale relative à la protection des données. Pour renforcer l’efficacité des coopérations, un certain nombre d’Etats se sont lancés dans des coopérations bilatérales transfrontalières poursuivant souvent deux objectifs : garantir le respect des droits sociaux prévus en matière de détachement et lutter contre le travail illégal ou l’économie grise. Ils permettent, par une meilleure connaissance mutuelle, une intensification des échanges de données et des actions coordonnées (campagne de communication, actions coups de poing, mise en place d’outils spécifiques).
Le projet de directive d’application va-t-il renforcer les coopérations entre Etats-membres ?
Ce projet consacre un chapitre à cette coopération avec pour objectif de la rendre plus contraignante et plus efficace. L’assistance mutuelle est une obligation en vertu de laquelle l’autorité requise doit répondre aux demandes dans un délai de deux semaines voir dans les vingt quatre heures en cas d’urgence. Dans ce cadre, les Etats doivent fournir aux autorités requérantes toutes les données permettant de traquer les abus et contournements relevant des mesures nationales de contrôle autorisées. Les registres d’inscription des entreprises accessibles aux autorités d’un Etat membre doivent l’être pareillement à celles d’un autre Etat membre.
Le projet est toutefois muet sur les blocages liés à l’absence de réponse des autorités requises. Heureusement, les amendements en cours de discussion dynamisent le processus de coopération, en précisant que le refus prolongé de fournir les informations requises constitue un manquement des autorités à leurs obligations, manquement qui autorise l’action de la Commission. Il permet également à l’Etat requérant d’inscrire l’Etat non coopérant sur une liste noire mise à disposition du public. Par ailleurs, certains amendements visent expressément à garantir les capacités d’action des corps de contrôle de l’Etat d’accueil, indépendamment des actions menées (ou non) par celles de l’Etat d’établissement du prestataire.
Outre ces coopérations renforcées, n’est-il pas aussi question de clarifier la notion même de détachement ?
Oui, mais cela reste timide. Le projet gagnerait à être plus clair en renforçant les liens exigés entre l’entreprise prestataire et le salarié. En droit du travail, la CJUE a admis qu’un salarié puisse être recruté pour être détaché, ce qui permet tous les abus et n’est pas autorisé dans le champ de la sécurité sociale des travailleurs détachés. Les acteurs de terrain ne comprennent pas ces divergences qui contribuent à l’inefficacité des règles. Il s’agirait de revenir à l’idée du détachement en vertu duquel une entreprise, dotée d’un savoir-faire, fournit un service au bénéfice d’un client situé dans un autre Etat membre et de bannir les fournisseurs de main d’œuvre opérant au détriment de ces derniers. Devraient également être interdits les détachements en cascade dans lesquels les relations contractuelles des salariés sont totalement déconnectées des relations effectives de travail. Quelle sera l’effectivité des droits d’un salarié roumain recruté par une entreprise italienne, filiale d’une société allemande, détaché auprès d’un client allemand et travaillant pour ce dernier sur un chantier en France ? En cas d’abus, ce positionnement géographique et contractuel rend l’effectivité de ses droits illusoire.
Qu’en est-il du volet relatif aux sanctions ?
Le projet est muet sur les règles applicables en cas de non-respect des règles du détachement et de fraude. Or, la seule sanction efficace consiste à prévoir que l’ensemble de la législation applicable (droit du travail , droit de la sécurité sociale, loi applicable au contrat) devrait être celle de l’Etat d’exécution du travail, ce qui fait perdre tout intérêt au détachement puisque les règles applicables aux salariés sont alors strictement identiques à celles applicables aux salariés nationaux.
Fabienne Muller est maître de conférence en droit privé et habilitée à diriger des recherches à l’Institut du travail de l’Université de Strasbourg. Elle est l’auteure de rapports et d’articles sur le détachement des travailleurs européens.
Pour en savoir plus
Directive 96/71/CE du parlement européen et du conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services
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