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L’expression directe des salariés au travail : le sujet revient en force. Il s’impose comme une voie de progrès face à la dégradation des conditions de travail et au mal-être qui s’étend dans les organisations publiques comme privées. C’est aussi un levier d’efficacité pour les entreprises et un axe fort de la négociation interprofessionnelle en cours sur la qualité de vie au travail (article 15 du projet d’accord). Il est temps d’examiner les premières expériences concrètes et d’en tirer quelques enseignements.

expression

Dans cet esprit, Astrees a organisé un colloque à l’Assemblée Nationale le 26 avril 2013 sur le thème « L’entreprise et ses nouveaux périmètres sociaux », qui a permis des échanges fructueux. Elle a publié à cette occasion une très intéressante brochure intitulée « Expression directe au travail, le retour ? », qui analyse 8 expériences concrètes menées dans des contextes différents et en confronte les apports et les difficultés. Je me suis également appuyé sur une enquête de l’ANACT sur « Comment les salariés s’expriment-ils sur le travail et les conditions de travail ? » publiée en octobre 2012, sur un projet que je mène depuis février 2013 sur l’amélioration des conditions de travail pour la Fondation Terra Nova et sur mon expérience personnelle de consultant, qui m’a permis de vivre certaines de ces expériences de l’intérieur.

 

Définissez vos objectifs
Définir ses objectifs ne va pas de soi. C’est pourtant indispensable. Rappelons le contexte :
• Les lois Auroux (1982) proposent un cadre juridique à l’expression des salariés depuis plus de 30 ans (articles L. 2281-1 et suivants) ;
• L’accord interprofessionnel sur le stress (juillet 2008) préconisait de « donner à tous les acteurs de l’entreprise des possibilités d’échanger à propos de leur travail » ;
• Le rapport Lachmann (février 2010) fixait l’objectif de « restaurer des espaces de discussion et d’autonomie dans le travail » ;
• Les recommandations exprimées par l’ANACT (mars 2010) sur la prévention des RPS (risques psychosociaux) demandaient aux entreprises de rechercher « des espaces permettant l’expression des salariés sur leur propre travail » ;
• Plus récemment (mai 2013), le CESE (Conseil Economique Social et Environnemental) vient de rendre un avis positif sur le rapport présenté par Sylvie Brunet, qui préconise « de réactiver le droit d’expression des salariés afin qu’il s’exerce prioritairement sur l’évaluation des risques professionnels, notamment des risques psychosociaux, et la mise en œuvre d’actions destinées à réduire ces risques et à améliorer les conditions de travail dans l’entreprise ».

 

Or, sur cette question, nous sommes toujours proches du « point mort ». Malgré ces injonctions et la pression exercée sur les (grandes) entreprises lors du « plan d’urgence contre les RPS » d’octobre 2009, le rapport de synthèse de la DGT publié en avril 2011 sur l’analyse des 234 accords d’entreprises recensés sur la prévention des risques psychosociaux, signés dans les entreprises de plus de 1 000 salariés n’a pu que constater laconiquement : « l’expression des salariés est rarement mentionnée. Un nombre très faible d’accords organise l’expression des salariés ».

 

Pourquoi un tel décalage entre l’unanimité des prescriptions et la vacuité de la mise en œuvre ? Parce que l’expression des salariés n’est pas considérée comme un outil de gestion. Au contraire, elle est perçue par les directions générales ou par les DRH comme – selon des expressions que j’ai effectivement entendues – « un exercice de salon », « une grenade dégoupillée dont on ne connait pas le moment de l’explosion » ou « une pratique pour sociologue autogestionnaire du siècle dernier ». Ces expressions cachent toutes la même chose : un effroi irrationnel devant le caractère subversif de la parole non contrôlée par le lien de subordination, non régulée par la ligne hiérarchique.

 

Mais voilà qu’il faut se rendre à l’évidence, en furetant au voisinage de la machine à café : l’expression des salariés n’est pas intégrée aux outils de gestion… mais cela ne l’empêche pas d’exister, de se déployer, parfois de déferler. L’enquête ANACT / CSA le montre : 72 % des personnes interrogées déclarent parler régulièrement de leurs conditions de travail au sein de leur entreprise. Simplement, ces échanges font partie du vaste monde de l’informel. Ce que propose la démarche d’expression des salariés, c’est d’organiser le recueil et le traitement de cette parole afin qu’elle contribue à l’amélioration de la condition des salariés et au bon fonctionnement de l’organisation.

 

Il faut donc comprendre comment l’expression des salariés peut avec doigté, sans lui ôter son caractère authentique et spontané, être intégrée aux processus de gestion de votre entreprise. Pour cela, il y a deux grandes options, en fonction de votre contexte.

 

1) Pour une entreprise « en temps calme » (oui, il en reste quelques-unes !), l’approche la plus évidente est d’intégrer l’expression des salariés dans le processus de maîtrise des risques professionnels (RPS, accidents du travail,…) et d’amélioration des conditions de travail et de la santé.

2) Par gros temps, pour une entreprise en transformation, il faut l’intégrer dans votre programme de conduite du changement. Au même titre que vous avez défini un volet « formation », un volet  « communication » dans vos plans d’action, il vous faut un volet « conditions du travail et santé » dont l’expression des salariés fait partie. Ce deuxième cas de figure est essentiel car il est frappant de constater à quel point l’expression des salariés est aujourd’hui mise en œuvre dans des contextes de changement. Les 8 exemples traités dans la brochure d’Astrees se déroulent sans exception au sein d’organisations en transition, à la suite de restructurations, réorganisations, externalisations, scissions ou fusions.

 

Une fois intégrée à vos process de gestion, il sera plus facile de définir les objectifs de l’expression des salariés. En voici quelques exemples tirés de situations réelles :
• Mettre en débat les causes du stress exprimé par les salariés ;
• Définir les conduites à tenir en cas de conflit avec les clients ou entre collègues ;
• Cerner les causes des accidents du travail ;
• Comprendre les différences culturelles entre deux entreprises qui viennent de fusionner.
Voici quelques autres exemples dans des situations que j’appelle l’expression au long cours, c’est à dire une expression des salariés mise en œuvre de façon plus pérenne et moins cadrée :
• Débattre entre pairs sur les difficultés du travail ;
• Définir ce qu’est « un travail de qualité », ses critères, ses irritants, ses facilitateurs ;
• Echanger sur les modes de coopération dans le travail, au sein de l’équipe, entre équipes.

 

Une fois déterminés, ces objectifs doivent être communiqués à l’ensemble du personnel avant d’enclencher la démarche. Ils peuvent être assortis d’indications permettant une compréhension partagée des « règles du jeu ». Vous pouvez par exemple indiquer clairement que l’organisation du travail relève des prérogatives de l’employeur – ce qui n’empêche pas, bien au contraire, de favoriser l’expression sur le travail et les conditions de son exercice, l’émergence des idées et le débat. Vous pouvez aussi délimiter « l’espace du jeu » en indiquant par exemple que vous ne souhaitez pas remettre en cause les horaires, l’organisation en équipe ou tel autre élément de votre organisation… tout en laissant évidemment une marge de manœuvre suffisamment vaste pour susciter la participation des salariés.

 

En contrepartie, vous devez rendre visible l’engagement de la direction générale. Vous devez montrer qu’il ne s’agit pas de « susciter la parole » hors du projet d’entreprise ou de faire œuvre de démocratie participative parce que c’est à la mode. Au contraire, il s’agit d’un acte managérial. Et plus que tout autre projet de changement – car c’en est un – celui-ci nécessite l’implication de la direction générale. Elle doit être garante de l’efficacité et de la loyauté de la démarche.

 

Centrez le contenu de la démarche d’expression sur le travail
On l’aura compris : l’expression des salariés au travail n’a de sens que si elle remet le travail au centre du débat, de la controverse, de la dispute professionnelle. « Au fond, les RPS n’augmentent qu’en raison du fait que nous ne prenons pas assez le risque d’instituer de nouvelles relations professionnelles assumant la controverse sur le travail ‘bien fait’, » nous dit Yves Clot, titulaire de la chaire de sociologie du travail au CNAM (« Le travail à cœur — Pour en finir avec les risques psychosociaux », « La Découverte », mai 2010). Ce risque vaut la peine d’être pris.

 

Cet ancrage sur le travail est important car à l’inverse, les tentations de dérive sont fortes :
• si vous allez trop vers les produits et les prestations, vous recréez les défunts cercles de qualité ou pire, vous faites du ‘lean management’ mal compris, qui aboutit à étouffer les espaces de parole des salariés ;
• si vous allez trop vers des sujets économiques, vous dérivez vers le débat lié à la stratégie et à la culture d’entreprise ;
• si vous allez trop vers des sujets individuels, vous empiétez sur les entretiens annuels et la relation managériale.

 

Rester obstinément centré sur le travail et notamment sur ses aspects collectifs, sur les pratiques professionnelles, sur le métier, vous permettra de laisser jaillir une énergie que vous ne soupçonnez pas chez les participants, car ces sujets sont au cœur de leurs préoccupations (positives et négatives), de leur fierté, de leur identité professionnelle. Dans cet esprit, Jean-Paul Bouchet, secrétaire général de la CFDT Cadres, a rappelé dans un entretien avec Metis (26 mars 2013) l’importance de mettre en débat les conditions DU travail et pas seulement DE travail. Il met l’accent sur « la parole professionnelle qui traite de l’activité, de sa finalité, des compétences nécessaires pour bien faire son travail, de l’organisation, au sens de la mise en scène du travail, permettant de bien faire son travail ».

 

Permettre aux salariés de parler librement et entre eux de leur travail, favoriser ces échanges se révèle très bénéfique en matière de prévention des RPS et plus largement de conditions de travail. Plus bénéfique que les numéros verts, qui restent obstinément muets. Plus efficace que les cellules de soutien psychologique, qui méritent bien leur nom de cellule. Plus fertile que bien des expertises CHSCT, qui sédimentent dans la verticalité définitive d’une armoire.

 

Selon une enquête de l’ANACT réalisée auprès des salariés, les causes du stress sont en premier lieu à rechercher dans l’organisation du travail (41%), la non-satisfaction aux exigences personnelles (38%), les relations avec la hiérarchie et les collègues (31%) ainsi que les changements dans le travail (31%). Ce sont justement ces sujets que l’expression des salariés, spontanément, va balayer, confronter, et souvent amadouer dans une logique de recherche conjointe de solutions.

 

De leur côté les résultats des enquêtes Sumer mettent l’accent plus spécifiquement sur l’intensification du travail, la perte d’autonomie et les tensions suscitée par la « relation clients » ou la « relation usagers ». L’enquête Samotrace, qui associe l’INVS, souligne avec plus d’insistance l’enjeu de la reconnaissance des efforts effectués, en appliquant le modèle dit de Siegrist, qui évalue le déséquilibre entre efforts consentis et récompenses obtenues, ainsi que le surinvestissement dans le travail. Là encore, tous ces sujets font spontanément l’objet des échanges entre les salariés.

 

L’enquête ANACT / CSA permet de distinguer les sujets de discussion de prédilection des salariés lorsqu’ils parlent de leur travail: relations de travail, contenu et organisation du travail sont les trois sujet les plus fréquemment abordés (tous cités par plus de 80% des personnes interrogées). Viennent ensuite l’évolution professionnelle, les sujets de sécurité et de conditions physiques de travail ainsi que la conciliation de la vie professionnelle et de la vie privée. Toutes ces thématiques font l’objet d’échanges pour plus de 60 % des salariés.

 

L’expression directe des salariés au travail constitue un outil efficace pour la prévention des RPS car elle rompt l’isolement des individus, elle recrée les espaces collectifs, qui ont parfois disparu ces dernières années au fil du reengineering des organisations. Elle change la donne car elle montre concrètement que l’entreprise se préoccupe de ce que les salariés ont à dire : c’est un signal très fort, envoyé au corps social. S’il est perçu comme authentique, il incite les acteurs à s’impliquer : de la considération vient la motivation.

 

Vous constaterez aussi que les dispositifs usuels, déjà en place dans votre entreprise, ne permettent pas de saisir le travail dans ses réalités complexes : ni le dialogue social trop institutionnel, ni les outils de communication comme les newsletter internes ou les enquêtes de climat social, ni les dispositifs managériaux comme les entretiens annuels, ni les outils de surveillance médicale. Aucun ne permet d’appréhender les activités concrètes de travail. C’est ainsi que l’expression des salariés au travail trouvera sa place dans vos dispositifs de management. Une place originale et sans doute irremplaçable.

 

Construisez les modalités de l’expression avec les représentants du personnel
A-t-on besoin d’une nouvelle loi pour avancer ? Non ! Comme le rappelait récemment Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT, dans une interview donnée à Miroir Social, « sur la question du droit d’expression des salariés, il n’y a pas matière à légiférer. Il faut en revanche créer les conditions pour organiser ce dialogue et permettre à la hiérarchie intermédiaire de répondre aux questions qui lui sont posées par les salariés » (« La négociation sur l’égalité professionnelle et la qualité de vie au travail vise à faire appliquer le droit existant », 11 avril 2013).

 

En revanche (et en l’attente de pouvoir éventuellement vous appuyer sur l’accord interprofessionnel en cours de négociation) une concertation – sinon une négociation en bonne et due forme – avec les représentants du personnel pour en définir les contours est un facteur clé de succès. Pourquoi ?
• D’abord parce que l’expression des salariés est d’autant plus efficace et mobilisatrice qu’elle résulte d’une démarche conjointe des parties prenantes de l’entreprise : puisqu »il s’agit de briser la simple communication descendante et verticale traditionnelle, il faut en cohérence, accepter d’en partager les fruits et faire toute leur place aux partenaires sociaux.
• Ensuite parce que pour les salariés, l’implication des représentants du personnel dans la démarche est rassurante car ils y verront une garantie de leur liberté de parole.

 

Pour les représentants du personnel, l’exercice n’est pas facile non plus : ils peuvent légitimement s’inquiéter d’une concurrence exercée à l’encontre de leur rôle de représentation de l’intérêt des salariés et plus encore de formalisation des revendications. C’est la raison pour laquelle il faut concevoir le processus et les modalités de l’expression des salariés en y intégrant les représentants du personnel. De même, il faut prévoir dans la démarche, des points de rencontre avec les délégués syndicaux et les Comités d’établissement et CHSCT. Ces derniers peuvent s’impliquer dans le suivi des recommandations émises dans les espaces de dialogue qui concernent les conditions de travail et la santé.

 

Comme l’exprime parfaitement Jean Auroux dans l’interview qu’il a donnée à Metis, l’expression des salariés vient nourrir le travail des représentants du personnel et plus particulièrement du CHSCT avec des matériaux vivants. En contrepartie, les représentants du personnel peuvent d’ailleurs suggérer des thèmes d’échange et des sujets en fonction du calendrier et des enjeux du dialogue social. Il ne faut donc pas opposer la démarche d’expression des salariés et le dialogue social : ils sont complémentaires et non contradictoires.

 

C’est aussi la conviction partagée par Muriel Pénicaud, Directrice générale des Ressources Humaines de Danone lors du colloque d’Astrees : « L’expression des salariés au travail permet de re-connecter le dialogue social avec la réalité quotidienne. Il existe une opportunité pour, sans délai, expérimenter des formes de dialogue renouvelées, touchant à la co-construction, par exemple pour la prévention des risques psychosociaux, dont 90% proviennent de l’organisation, du management, du lien social. Si ce sujet est traité d’un point de vue juridique, nous n’obtiendrons aucun résultat. Il demande avant tout un dialogue économique et social. Il est important d’oser sortir des postures pour ensemble inventer un dialogue social nouveau ».

 

De même, plusieurs confédérations syndicales partagent le diagnostic selon lequel le syndicalisme s’est éloigné des processus concrets du travail et ce faisant, s’est « institutionnalisé » et a perdu de l’impact que lui donnait la connaissance intime du travail. Etre partie prenante de la démarche d’expression permet de revenir à une situation de proximité et de rafraîchir la compréhension du travail. Comme le déclarait récemment un responsable syndical, « la re-syndicalisation passe par la proximité du lien avec le travail ». On en trouve un bon exemple avec la recherche / action des syndicats CGT de Renault, menée de mai 2008 à janvier 2010 avec le cabinet Emergences et l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) pour élaborer une méthode d’action syndicale orientée vers la prévention des risques psychosociaux (cette démarche fait partie des 8 pratiques novatrices analysées par Astrees).

 

C’est ainsi que Jean-François Naton, conseiller confédéral CGT en charge des questions de travail, de santé et président de l’INRS, incite à l’action : « Nous sommes appelés à passer à l’acte. Les accords sur les risques psychosociaux montrent une prise en compte insuffisante de la parole du travailleur. Or il est de la responsabilité des employeurs mais aussi des syndicalistes de porter cette parole. Le changement est aussi dans le passage d’un syndicalisme qui sait à un syndicalisme qui ose dire qu’il ne sait pas et sollicite la parole des salariés. Le dialogue consiste aussi à oser la discussion et la dispute. La revendication est nécessaire pour permettre l’expression » (« Des risques psychosociaux au bien-être au travail », Actes du séminaire de l’OSI du 17 mai 2011).

 

Enfin, l’appui des représentants du personnel vous sera précieux pour bénéficier d’un point de vue informé sur bon nombre des décisions que vous aurez à prendre pour organiser les espaces de dialogue : effectif maximum des groupes d’échange, règles à respecter dans la composition de ces groupes, garantie de confidentialité, sujets à traiter en priorité, moments du déroulement, organisation du « feedback », etc.

 

Vous saurez que vous avez gagné la confiance si les représentants du personnel s’engagent pour aider ce processus à se dérouler, en nourrir leurs pratiques revendicatives et leurs démarches de négociation, mais sans chercher à le préempter.

 

Veillez à l’articulation avec le management intermédiaire
De même que nous venons de voir que la régulation syndicale ne va pas de soi, la régulation managériale est tout aussi délicate. Soyons clair : si l’écart est aussi grand aujourd’hui entre le potentiel de l’expression des salariés et la modestie de sa mise en œuvre, c’est aussi parce que le management intermédiaire, qui vertèbre les entreprises et leur permet de rester debout malgré tout, n’y a pas trouvé son compte. Et si le compte n’est pas bon, c’est une fois de plus, parce que les dirigeants prétendent encore (parfois…) gouverner par injonction, en oubliant une phase-clé dans toute conduite de changement : la conviction et l’embarquement du management de proximité.

 

La démarche d’expression des salariés va exactement à l’encontre de la conception française du management, qui se caractérise par son caractère profondément hiérarchique laissant peu de place à l’expression et à l’initiative. D’après l’étude européenne EWCS (« Fifth Working Conditions Survey », Eurofound, 2012), la proportion des salariés qui déclarent pouvoir influencer les décisions qui sont importantes pour leur travail est très faible en France : 31 % contre 40 % pour la moyenne des 27 pays de l’UE, dont 38 % en Allemagne, 45 % en Grande-Bretagne, 32 % en Italie et 39 % en Espagne. Seule la Slovaquie (28 %) présente un « score » aussi faible.

 

Faut-il y voir une responsabilité du management ? Oui puisque les résultats de la question « Votre responsable ou superviseur vous encourage-t-il à participer aux décisions importantes? » sont pires encore : aucun pays parmi les 27 ne fait moins bien que la France (56 % de réponses affirmatives). Il faut cependant aussi souligner que les managers n’ont pas toujours les moyens nécessaires à la bonne exécution de leur rôle d’accompagnement. En France, 40 % des managers se disent non associés à l’élaboration de la stratégie de l’entreprise (CSP Formation, « 1er baromètre des managers : Les résultats de l’édition 2012 », mars 2013).

 

Attention : il ne s’agit pas d’une enquête isolée mais bien d’une convergence, qui montre que la parole en entreprise est particulièrement enfermée en France, ce qui rend d’autant plus indispensable – mais aussi difficile – la mise en œuvre de l’expression des salariés. Metis a déjà rendu compte d’une enquête internationale menée pour BVA à l’occasion de la 20ème édition de l’Observatoire du Travail, auprès des salariés de 16 pays : « sur votre lieu de travail, lorsqu’on dit ce que l’on pense, avez-vous l’impression… ?
• Que cela permet de trouver des solutions » : la France (66%) est la plus mal classée sur les 16 pays.
• « Que l’on risque d’être mal vu » : la France est la plus mal classée (51%) avec la Roumanie (53%).

 

Si la démarche d’expression est mal conçue, c’est-à-dire si elle ignore (délibérément ou non) le management intermédiaire, l’expérience montre que celui-ci saura la tuer dans l’œuf sans aucune difficulté. Comment lui en vouloir ? En effet, ces managers à qui l’on demande beaucoup, font face à quatre risques majeurs :
• Le risque du court-circuit : une très grande partie du rôle invisible pris en charge par les managers consiste à accueillir, trier, hiérarchiser les demandes du terrain avant de les transmettre à leur propre hiérarchie. On ne double pas impunément ce processus.
• Le risque de déconsidération : les managers peuvent légitimement craindre que l’expression se transforme facilement en « récriminations » dirigées contre eux (ceux qui exercent directement l’autorité) ou soulève des motifs d’insatisfaction mettant en question la ligne hiérarchique et ne les place en porte-à-faux vis-à-vis de leurs propres managers.
• Le risque de la surcharge : ils peuvent tout aussi légitimement craindre que les dirigeants donnent satisfaction aux demandes qui seront adressées – ou au contraire, les ignorent – et que la charge des ajustements retombe sur leurs épaules.
• Le risque de déstabilisation : l’expression des salariés fait entrer en turbulence les circuits traditionnels de l’information et du pouvoir dans l’entreprise. Par conséquent, elle fragilise en premier ceux qui en font partie.

 

C’est la raison pour laquelle les managers de proximité doivent être partie prenante non seulement de la démarche mais de toute la démarche : de sa définition jusqu’à son évaluation. Ils doivent également y participer directement, notamment en prenant en charge l’animation de certains des groupes d’échange (mais pas de tous ces groupes). Bien sûr, un des facteurs clés de succès pour laisser libre cours à l’expression est de la placer toujours hors de portée de l’autorité hiérarchique : il faudra donc veiller avec soin à ce qu’un manager ne se trouve pas animer un groupe comprenant des participants placés sous sa responsabilité. A l’inverse on peut prévoir un temps de restitution par le groupe vis-à-vis de son manager.

 

De même, un second facteur-clé de succès est l’efficacité réflexive : les salariés acceptent de se livrer à la démarche d’expression s’ils estiment que la direction de l’entreprise saura non seulement recueillir leur parole mais surtout la prendre en compte, c’est-à-dire en tirer des enseignements pour prendre des mesures allant dans le sens d’une amélioration des conditions de travail. C’est ici que les échanges entre les cadres intermédiaires, qui auront animé des groupes et auront participé à d’autres groupes sera déterminant : ils continuent à faire ce travail de tri et de hiérarchisation avec les dirigeants, de remontée vers la hiérarchie, mais d’une façon plus transversale, plus riche.

 

Ce retour vers les salariés est essentiel, comme le rappelle la brochure d’Astrees : « Pour les directions, il s’agit de démontrer aux salariés que leur parole est utile, qu’il ne s’agit pas d’une démarche participative en trompe l’œil : la déception et la frustration des salariés seraient ainsi facteurs de démobilisation des troupes là où les évolutions des métiers et organisations en appellent toujours davantage à la motivation des personnes ».

 

Enfin, il faut que les managers intermédiaires disposent eux aussi de leurs groupes d’expression entre pairs. Même si beaucoup d’entreprises persistent à ne pas le reconnaitre, manager est un métier. Il a ses honneurs et ses turpitudes, comme vient de le rappeler un récent ouvrage de l’Observatoire des Cadres coordonné par Yves Chassard et Jean-Marie Bergère. Il est donc essentiel que les managers puissent aussi échanger entre eux, confronter leurs pratiques, trouver du soutien chez leurs collègues. Je suis frappé à la lecture de chacune des éditions du « Baromètre du Stress » piloté par la CFE CGC, de constater à quel point les manifestations du mal-être au travail parmi les managers (mal de dos, consommation d’alcool, troubles du sommeil, idées suicidaires…) sont d’autant plus fortes que le nombre de salariés sous leur responsabilité est grand.

 

Là encore, un facteur clé de succès est la mise à distance de la ligne hiérarchique. Dans une démarche de prévention des RPS menée en 2010 à la FNAC, les cadres des magasins ont refusé de participer à des groupes d’évaluation des risques psychosociaux, dans lesquels ils se seraient trouvés face à leur directeur et à leur DRH. Ils ont obtenu que leurs groupes soient régionaux et non par établissement, que les journées d’évaluation se déroulent en dehors des magasins et que l’animation soit confiée à un cabinet extérieur.

 

Un choix très structurant que vous aurez à faire est le degré de sous-traitance de la démarche. Vous n’adressez pas le même signal à vos salariés et à vos managers selon que le fonctionnement des groupes d’échange est animé par des consultants extérieurs ou par vos managers. Lorsque France Télécom Orange a organisé plus de 2 700 groupes d’expression, orchestrés par l’agence de communication EuroRSCG Corporate, à l’occasion de ses assises de la refondation sociale de 2009, elle s’est attirée cette remarque sans appel : « L’expression a sérieusement été orientée pour exfiltrer les sujets les plus dérangeants, notamment celui du stress », estime Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC/UNSA du Groupe.

 

Bien que consultant, je conseille de vous appuyer sur le management de votre entreprise, en réservant l’appel éventuel à des consultants extérieurs au rôle de soutien, de coordination et d’ingénierie de la démarche. En effet, cette seconde option vous permettra de reconstruire un management de proximité plus en phase avec le corps social et plus à l’écoute.

 

Ici, vous saurez que vous avez réussi lorsque vous constaterez que la démarche d’expression a permis au management de retrouver une légitimité nouvelle, d’alléger ses tâches de reporting qui seront apparues superfétatoires, de recréer des liens de proximité plus riches avec les salariés.

Remplacer un peu de contrôle par de la confiance ne vous nuira pas…

 

Dans sa prochaine édition, Metis publiera la suite des recommandations pour donner vie à l’expression des salariés. Elles sont centrées sur le rôle de la RH, l’intégration avec la démarche de responsabilité sociale et la recherche d’une compétitivité plus respectueuse des hommes.

 

Références de l’article (dans l’ordre de citation dans l’article):

« Expression directe au travail, le retour ? » Rapport d’Astrees Lab, Note n° 9, avril 2013

ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), « Comment les salariés s’expriment-ils sur le travail et les conditions de travail ? Les résultats du sondage ANACT / CSA », 22/10/12. Enquête réalisée à l’occasion de la 9ème édition de la Semaine pour la qualité de vie au travail, auprès de 1 011 salariés actifs français, interrogés par le groupe CSA, via Internet, entre le 5 septembre et le 15 septembre 2012.

Terra Nova, « Bien-être et efficacité  » : pour une politique de qualité de vie au travail, 18 mars 2013

Henri Lachmann, Christian Larose et Muriel Pénicaud, « Bien-être et efficacité au travail ; 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail », février 2010

ANACT, « Risques psychosociaux : repères pour la négociation d’un accord », mars 2010

Sylvie Brunet, « La prévention des risques psychosociaux », rapport du CESE, mai 2013

Rapport de synthèse de la DGT publié en avril 2011 sur l’analyse des 234 accords recensés sur la prévention des risques psychosociaux, signés dans les entreprises de plus de 1 000 salariés. Ce rapport a été présenté au COCT (Conseil d’orientation des conditions de travail) le 19 avril 2011.

Jean Auroux : « L’expression des salariés est un atout pour nos entreprises », Metis, 10 mai 2013

« A quoi servent les cadres », Odile Jacob, février 2013, Observatoire des Cadres, sous la direction de Yves Chassard et Jean-Marie Bergère

CFE CGC et Opinionway, « Baromètre stress, conditions de travail et qualité de vie au travail », Septembre 2012

 

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.