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La démarche d’expression directe des salariés constitue une opportunité pour les DRH de mettre en cause la sujétion de l’humain au financier. Elle redonne du poids à la parole individuelle et collective des salariés. Elle constitue un levier de performance particulièrement efficace. En cela, elle redéfinit les contours de l’entreprise de demain.

 

dialogue europe

Redéfinissez un rôle réellement stratégique pour la DRH
L’expression directe des salariés offre au DRH une opportunité unique, celle de reprendre la main. Essorées par trois décennies de restructurations, externalisations, réorganisations incessantes, toutes mues par des considérations essentiellement financières, les DRH cherchent justement à remettre de l’humain dans les facteurs de décision de leur entreprise. Elles cherchent aussi à dépasser les réponses classiques de la DRH du 21ème siècle, qui ont clairement trouvé leurs limites : dialogue social de plus en plus institutionnalisé, évaluation des salariés transformée en routine administrative, absence de dialogue réel entre dirigeants et salariés, ‘social-washing’ aussi dérisoire que son frère jumeau, le green-washing. Les fameux et indispensables « process RH » se sont vite essoufflés et n’ont produit que des résultats limités en termes de confiance, de bien-être et de performance globale.

 

Résultats : une perte de sens généralisée, une démobilisation des énergies et par conséquent une panne de l’innovation.

 

La seule vraie réponse passe par la parole sur le travail. C’est cette parole qui permet de reconnecter les composantes de l’entreprise fragmentée : dirigeants et salariés, représentants du personnel, cadres de proximité, services opérationnels et fonctionnels, chacun a son mot à dire, à échanger, à écouter et comprendre. Elle permet aussi la réappropriation indispensable de la question du travail et de sa qualité, sur le terrain. Elle offre aux salariés un lieu de dialogue et de controverse hors de la hiérarchie, pour échanger sur les difficultés du travail mais aussi ses apports, pour briser les situations d’isolement et formuler des propositions d’amélioration de la qualité du travail et des conditions de sa réalisation. Ce faisant, elle vous permet de commencer à reconstruire le sens du travail puis à redonner du sens au projet d’entreprise.

 

Créer les conditions pour que cette parole s’épanouisse de façon respectueuse et authentique est un projet d’entreprise à très haute valeur stratégique. Le pilote de ce projet, c’est la DRH. A condition toutefois, d’en prendre la mesure, comme nous y invitait Jean Auroux dans l’interview qu’il nous a donnée : « Le droit d’expression doit être organisé, préparé par une large concertation. Il faut aussi que les services de ressources humaines, que je préfèrerais appeler ‘des Relations Humaines’, s’impliquent pour garantir la qualité de l’écoute et du suivi. Une démarche d’expression des salariés qui ne serait pas suivie d’effets serait désastreuse ». En d’autres termes, la DRH est le garant de la démarche.

 

La DRH est ainsi en première ligne pour mettre en œuvre l’approche que nous avons balisée dans la première partie de cet article « Expression des salariés : comment lui donner vie ? », Metis, 27 mai 2013 :
1. Définissez vos objectifs
2. Centrez le contenu de la démarche d’expression sur le travail
3. Construisez les modalités de l’expression avec les représentants du personnel
4. Veillez à l’articulation avec le management intermédiaire

 

Une telle démarche participative ne s’improvise pas. Comme le souligne la brochure d’Astrees « Expression directe au travail, le retour ? » ; « faciliter l’expression dans des cadres formalisés suppose quelques conditions, une réflexion sur la démarche, incluant l’amont et l’aval du temps de l’expression ». Il faut donc une soigneuse préparation sur toute la chaîne : composition des groupes d’expression, définition du champ de l’expression, méthode d’animation, formation, exploitation des contenus produits, articulation avec le dialogue social, communication interne… Cela nécessite un savoir-faire pointu, celui de la DRH.

 

Chacun des points énumérés ci-dessus nécessite des décisions réfléchies. Prenons l’exemple de la composition des groupes d’expression (que je préfère appeler ‘groupes d’échange’). Bien sûr, il faut veiller à maintenir la ligne hiérarchique à distance, à ne pas dépasser un nombre de participants autour de la quinzaine, etc. Mais faut-il ou non mixer les collectifs de travail ? La réponse dépend de vos objectifs.

 

C’est également la responsabilité du DRH que de lever quelques obstacles, qui pourraient mettre la démarche en péril.

 

Premier obstacle : le manque de bienveillance de beaucoup de dirigeants et managers vis-à-vis de la parole du personnel d’exécution. C’est un point majeur car si les dirigeants restent convaincus que la parole des salariés n’apportera rien à la conduite de l’entreprise, les salariés le percevront immédiatement et la démarche sera vouée à l’échec avant même d’avoir commencé. Malgré la pertinence des analyses du regretté Michel Crozier, bien des dirigeants ne voient en « leurs » salariés que l’agent et non l’acteur (Michel Crozier et Ehrard Friedberg, « L’acteur et le système », Seuil, 1977). La DRH a donc souvent un important travail de conviction à effectuer auprès des dirigeants pour leur montrer concrètement que diriger ne signifie pas avoir raison sur tout mais au contraire faire preuve d’une certaine humilité. Bertrand Martin, ancien PDG de l’entreprise CCM Sulzer, qui a organisé un vaste chantier d’expression des salariés dans cette entreprise, appelait cela « un acte de découronnement managérial ». Cette démarche a sauvé cette entreprise confrontée à un environnement concurrentiel difficile à plusieurs reprises.

 

Deuxième obstacle : l’irrigation des process usuels de management par la démarche d’expression. Menée de façon authentique, elle viendra mettre à mal les plaquettes de communication sur papier glacé, pleines de couleurs mais vides de sens. Cela rappellera le sens premier du mot ‘communiquer’, qui suppose une interaction, et non une simple information descendante qui n’a d’autre canal retour que son propre écho. La communication est un exemple, mais bien d’autres process seront affectés (pour le meilleur ou pour le pire en fonction de votre degré de préparation).

 

A l’inverse, une bonne appropriation de la démarche vient nourrir les process et les facilite. Dans le cas d’AG2R La Mondiale (documenté dans la brochure d’Astrees), 600 actions sont remontées par le terrain dont 70% ont été acceptées pour mise en œuvre et 40% réalisées quelques mois plus tard. La démarche a nécessité beaucoup d’accompagnement : lettres internes, formation des managers, etc. Yacef Echoukri, Directeur commercial d’AG2R La Mondiale en a tiré les conséquences lors du colloque d’Astrees : « Nous avons essayé de faire le lien entre la stratégie, le plan d’entreprise, la gestion de l’emploi et des carrières. Ce dispositif est véritablement clé. Il s’agit de l’unique moyen de nous adapter à notre nouvel environnement ».

 

Ces deux obstacles sont parfois extrêmement solides. Il faut alors leur opposer une approche plus solide encore, la force de l’expérimentation. Comme le recommande justement la brochure d’Astrees, il ne faut pas hésiter à expérimenter pour dépasser les réticences. Les apports d’une première expérience menée à petite échelle permettront de lever les obstacles avant de généraliser. C’est aussi une mission importante de la DRH : mener l’expérimentation, son suivi, son évaluation. A ce titre on peut recommander de faire précéder et suivre l’expérimentation par une enquête sur les conditions de travail et éventuellement sur le climat social. Cela permettra d’objectiver les progrès réalisés.

 

Vous saurez que vous avez réussi lorsque vous constaterez que la DRH retrouve une légitimité et redevient un interlocuteur écouté pour préparer et conduire le changement dans l’entreprise.

 

Concevez l’expression comme une voix et une voie pour la RSE
Le mythe de « l’entreprise citoyenne » a vécu… comme a vécu le grand soir de l’entreprise. En revanche, les petits matins découvrent les progrès de la citoyenneté dans l’entreprise. La porosité entre la société et l’entreprise constitue un moteur pour la Responsabilité sociale d’entreprise (RSE). Un groupe de travail de Terra Nova présidé par Daniel Lebègue vient de rendre ses conclusions sur « Démocratie et société civile » (rapport Terra Nova, 5 juin 2013). Ce travail met en évidence l’extrême diversité que prend l’expression de la parole publique dans nos sociétés modernes : dispositifs de « débat public », états généraux, « grenelles », conférences de citoyens, modèle délibératif nouveau, consultations sur les réseaux sociaux, enquêtes d’utilité publique, démocratie participative,… Comment croire que l’entreprise restera hermétique à cette poussée de la parole ? D’autant que la technologie facilite l’irrigation : internet et les réseaux sociaux cassent la verticalité et les monopoles de l’information ; le Web 2.0 favorise l’interactivité du dialogue.

 

Jean-Christophe Sciberras, Président de l’Association nationale des DRH (ANDRH), s’est exprimé avec conviction sur ce sujet lors d’un colloque de la Fondation Res Publica : « L’entreprise doit répondre à ce besoin nouveau : l’expression de l’homme dans sa plénitude doit aussi se faire dans l’entreprise. Les murs de l’entreprise sont tombés. La société est rentrée dans la boîte. C’est vainement qu’on s’opposerait à ce mouvement. Autrefois l’entreprise essayait de se protéger, aujourd’hui, l’entreprise est une « ville ouverte ». Cela change beaucoup de choses sur le rapport entre l’entreprise et les gens. Il y a une vie en dehors du travail … sauf qu’elle s’exprime aussi au travail » (Actes du colloque « Une politique du Travail », 9 janvier 2012).

 

Il est aujourd’hui admis que l’entreprise ne peut plus représenter seulement les intérêts des actionnaires mais doit rechercher un équilibre dans l’organisation des contre-pouvoirs, dans l’expression de ses parties prenantes. Les salariés ne sont pas une partie prenante comme les autres, mais plutôt une « partie constituante » (voir : « Salariés dans les CA : état des lieux », Metis Europe, 26 Mars 2013.

 

C’est pourquoi l’expression des salariés est aussi une voie de la RSE. Elle contribue à dépasser ce qu’Altedia a qualifié de « crise de confiance dans la relation employeurs – salariés », mise en évidence par son enquête publiée en novembre 2009 : seuls 39% des salariés pensent que dans leur entreprise (ou leur administration), les intérêts des dirigeants et des salariés vont dans le même sens. Cette crise de confiance n’est pas seulement le résultat des contraintes de la mondialisation ou des excès du capitalisme moderne : cette affirmation est exprimée par une proportion de salariés inférieure dans le secteur public (30%) à ce qu’elle est dans le privé (41%).

 

A contrario, persister à n’entendre la parole des salariés qu’au travers des process de gestion RH (entretiens annuels) ou du dialogue social est un risque de pérennisation d’une souffrance au travail qui couve sous la cendre, sans débouché d’expression : « Il y a risque chaque fois qu’un être humain est considéré et utilisé comme un simple rouage, sans possibilité d’expression personnelle ni de développement, isolé, renvoyé à lui-même, » rappelait Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l’Université de Lyon. C’est aussi se priver du capital social que représente l’envie de beaucoup de salariés d’être davantage associés à la marche de l’entreprise.

 

Entendre le point de vue des parties prenantes et se placer en capacité d’y répondre : la démarche ne va pas de soi. Comme le montre Jean-Marc Le Gall dans son dernier ouvrage, « le défi aujourd’hui pour les dirigeants est, à rebours de leur credo habituel, de faire émerger un contre-pouvoir coopératif, qui combine la loyauté à l’entreprise, le droit au débat et la volonté d’agir pour améliorer sa performance. Ils n’y parviendront qu’à la condition d’oser des solutions innovantes ».

 

Ces solutions innovantes commencent à émerger. Facteur de surprise pour les uns ou de satisfaction pour les autres, elles proviennent en large partie du dialogue social. La participation des salariés aux organes de direction est un acquis de la loi sur la sécurisation de l’emploi (adoptée par le Parlement le 14 mai 2013 et issue de l’accord interprofessionnel du 11 janvier 2013). La participation à la vie de l’entreprise par l’expression des salariés est une composante essentielle de la négociation interprofessionnelle en cours sur la qualité de vie au travail.

 

Ces évolutions amènent progressivement les entreprises et leurs dirigeants à une conception plus saine, plus civilisée et donc plus partagée du pouvoir. Jean-Paul Delevoye, Président du CESE (Conseil Economique Social et Environnemental), la formalisait ainsi lors du colloque d’Astrees: « La décision du chef d’entreprise restera unique et solitaire mais son élaboration sera de plus en plus collective. C’est en cela que l’expression des salariés peut contribuer. Elle fait évoluer le management des organisations pour passer de la verticalité du contrôle vers l’horizontalité de la régulation. Nous devons changer la culture du management. La France est un des seuls pays où la jouissance du pouvoir est préférée à l’exercice du pouvoir. Les décideurs ne sont pas ‘au-dessus’ ; ils sont ‘au sein’ ».

 

Les partenaires sociaux sont à égalité car l’expression des salariés représente aussi un défi pour les responsables syndicaux. Aujourd’hui secrétaire général de la CGT, Thierry Lepaon, (à l’époque membre de la commission exécutive) l’avait noté : « Le droit d’expression s’apprend, s’organise et sous-entend un climat de confiance. La démocratie n’est pas seulement une question d’outils et ne se décrète pas. L’expression individuelle ne tue pas l’expression collective » (« L’information-consultation est-elle capable de sortir du jeu de rôle ? », Miroir Social, 24 avril 2012).

 

L’expression des salariés permet finalement de formaliser et de traiter les irritants, les souhaits d’amélioration portés par les salariés. En l’absence d’une telle démarche, l’insatisfaction s’installe car les « récriminations autours de la machine à café » ou le dialogue managérial n’ont que peu d’effet. L’enquête ANACT / CSA (« Comment les salariés s’expriment-ils sur le travail et les conditions de travail ? ») a mis en évidence l’impasse d’une expression informelle, telle qu’elle se pratique aujourd’hui: dans le domaine de la conciliation vie privée/vie professionnelle 45 % des personnes interrogées estiment que les discussions n’ont aucun effet. Elles sont 42 % à penser de même pour l’organisation du travail, 41 % pour les relations sociales, 40 % pour la sécurité, 39 % pour l’évolution professionnelle, 37 % pour le contenu du travail. Si l’expression informelle n’a pas d’effet, c’est au management de l’entreprise de montrer que la démarche d’expression peut faire mieux !

 

Elle le peut. Car le point essentiel, c’est que les salariés ne veulent plus subir. Ils ont leur mot à dire. Antoine Catinchi, Directeur général de la Mutuelle MGEFI, qui a mis en place des groupes d’expression a fait part de son expérience lors du colloque d’Astrees : « les salariés subissent les organisations ; ils n’ont pas l’habitude de s’exprimer et de prendre la parole. Quand ils constatent qu’on les écoute, tout change… ».

 

Vous saurez que vous avez réussi lorsque vous pourrez dire de même…

 

Faites de l’expression des salariés un levier de performance
La performance, c’est la capacité à combiner de façon soutenable et durable la recherche de la compétitivité, le respect des équilibres écologiques et le bien-être social.

 

En ce sens, se contenter de recueillir une plainte qui n’aurait pas pour objectif de trouver une capacité de rebond dans l’action serait aller à l’encontre de l’idée même de performance. Mais cette prévention des dirigeants à l’encontre de l’expression des salariés n’est pas fondée, comme le souligne Astrees dans sa brochure, tirant les enseignements de plusieurs cas concrets : « Les dispositifs d’expression directe interrogent à l’évidence les directions des entreprises. Chez beaucoup d’entre elles, c’est une grande méfiance qui domine, au moins au départ. Celle-ci est souvent liée à une illusion partagée, selon laquelle les salariés prendraient la parole sous forme de plaintes, de demandes nominatives, d’éléments peu constructifs ou difficilement gérables pour les directions. Or les expériences de prises de parole collectives et organisées, reflètent au contraire que « les salariés ne se sont pas exprimés pour se plaindre » (AG2R La Mondiale) ou que les 12 000 tables rondes de dialogue local ont été globalement très positives (La Poste). A la MGEFI la direction générale ne saurait plus se passer des groupes d’expression ». Ce constat est partagé par Francis Ginsbourger, économiste du travail, qui préconise de « réapprendre une expression sur le travail qui ne soit pas une plainte se refermant sur elle-même, mais une élaboration critique ouvrant sur des perspectives d’action individuelle et collective » (Dossier « Exister au travail », « Esprit », octobre 2011). En effet, focaliser sur la souffrance au travail inciterait à agir sur les effets plutôt que sur les causes.

 

C’est pourquoi il faut placer au centre de la démarche d’expression non seulement le travail mais la qualité du travail, sa performance. C’est ce que recommande Thierry Rochefort, professeur associé à l’IAE de Lyon: « Ne répétons pas la séparation funeste des années 1980 entre les groupes d’expression centrés sur les conditions de travail et les cercles de qualité construits autour des enjeux de productivité. L’expression au travail doit se dérouler sans séparer les enjeux de qualité du travail et de performance économique ; sans quoi on ne fait que creuser l’opposition entre les défenseurs des conditions de travail et les partisans de ‘l’efficacité à tout prix’. C’est au contraire dans l’articulation entre qualité du travail et performance que les salariés trouvent des motifs de fierté professionnelle. »

 

Fierté professionnelle : c’est le premier apport de la démarche d’expression en termes de performance. Elle change radicalement la donne sur la question de la reconnaissance. Aujourd’hui, lorsque l’on interroge les salariés pour comprendre pourquoi une si grande proportion d’entre eux ne se sentent pas reconnus dans leur travail, on constate qu’ils pensent que leurs dirigeants ne connaissent rien ou très peu de leur travail. C’est pourquoi il faut « parler métier ». Le contenu de leur métier, c’est ce qui parle aux gens, et c’est ce dont ils ont envie de parler ! S’ils constatent que leurs dirigeants s’y intéressent, alors leur engagement au travail s’en trouve renforcé. L’ergonomie a bien montré qu’il existe une différence importante entre travail prescrit (les consignes) et travail réel. Cette différence représente la part de lui-même que le salarié introduit dans l’accomplissement de ses tâches (savoir-faire, ingéniosité, tour de main, logique de l’honneur, qui définit ce que signifie pour lui un travail bien fait).

 

La démarche d’échange sur le travail, d’effort de découvrir ce qu’est le travail de son collègue ou de son subordonné fait émerger ce qui fait vraiment la différence dans un collectif de travail ou une organisation. Elle cimente la solidarité entre les salariés par une meilleure compréhension des tâches et des contraintes. Comme le dit Henri Rouilleault, ancien Directeur de l’ANACT, « dans l’entreprise, chacun dispose de son propre regard sur le travail, chacun est conscient d’une partie de la réalité du travail. L’enjeu est donc de passer d’une connaissance répartie à une connaissance partagée ».

 

Troisième apport en termes d’efficacité : la démarche d’expression fait émerger les dysfonctionnements qui handicapent le bon déroulement du travail, dont on sait grâce aux enquêtes de la DARES ou de l’ANACT, qu’ils sont extrêmement répandus : plus d’un travailleur sur trois reçoit des ordres ou des indications contradictoires ; plus de la moitié doit fréquemment interrompre une tâche pour en effectuer une autre non prévue ; un tiers des salariés déclare vivre des situations de tension dans leurs rapports avec leurs collègues ou leur hiérarchie, etc.

 

Ainsi, les groupes d’expression au travail permettent d’identifier les sources de tension les plus problématiques et de construire des actions de prévention adaptées. Tout facteur de risque peut devenir facteur de santé… et vice versa. C’est ainsi par exemple que le projet d’accord sur la qualité de vie au travail en cours de négociation indique : « Les restitutions issues des espaces d’expression peuvent fournir à l’employeur, des éléments de réflexion sur d’éventuelles évolutions de l’organisation du travail tournée vers davantage d’autonomie ». A contrario, faute de solution collectivement apportée aux problèmes rencontrés au travail, c’est le travailleur, individuellement, qui se trouve face à une équation que lui seul peut parfois difficilement résoudre.

 

Enfin, quatrième apport de l’expression des salariés à la performance de l’organisation : la mobilisation des capacités d’initiative. Les entreprises les plus performantes ne sont pas seulement celles qui innovent, qui investissent, ce sont aussi celles qui donnent aux acteurs une autonomie professionnelle réelle à tous les niveaux de l’organisation, celles qui font appel à l’intelligence collective, à l’expérience professionnelle des salariés, à leur capacité de coopération, à leur rapport au travail. Comme l’affirme Christophe Dejours, professeur au Conservatoire national des arts et métiers et fondateur de la psychodynamique du travail, dans son dernier ouvrage, « c’est par la capacité des travailleurs comme des intellectuels à penser le travail que de nouvelles formes de coopération et d’organisation émergeront. (…) Revenir au réel du travail n’a rien de théorique. Cela suppose de rétablir des espaces de délibération où les travailleurs confrontent leurs expériences et parviennent ainsi à formuler des propositions de réorganisation ».

 

A l’heure de « l’entreprise apprenante », l’expression des salariés permet une amélioration continue de la capacité collective à résoudre les problèmes et à s’adapter aux demandes des clients et usagers, toujours plus différenciées. Une connaissance plus intime et mieux partagée du travail procure des opportunités d’améliorer les offres, le service clients, la différenciation des produits et des prestations.

 

La Commission européenne a compris que la participation des salariés va dans le sens de l’amélioration de la santé au travail, qui elle-même est un facteur de performance des entreprises. L’agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (OSHA) a défini la notion de « leadership en matière de gestion » : « La gestion efficace de la santé et de la sécurité au travail est un moteur clé du succès constant des entreprises. (…) Les leaders doivent encourager et promouvoir la participation des salariés dans les sujets liés à la santé et à la sécurité, au-delà de l’obligation légale de l’organisation de consulter les représentants des salariés ».

 

Quand pouvez-vous commencer ? Maintenant. Le cadre juridique existe depuis les lois Auroux de 1982. Il est suffisamment large et pragmatique pour s’adapter à des situations très diverses. A quoi bon attendre ?

 

Laissons la conclusion à la brochure d’Astrees : « La montée du chômage, symptôme d’une crise non pas de l’emploi mais de l’activité, nous oblige à penser non plus ‘emploi contre travail’ mais ‘emploi et travail’. S’agissant donc des leviers de la croissance, le rapport Gallois et une abondante littérature ont montré combien notre compétitivité relevait largement du hors coût. Ce qui remet au centre les questions de sens, de qualité et d’efficacité collectives ».

 

Bon vent à l’expression directe des salariés !

 

Pour en savoir plus

Références de l’article (dans l’ordre de citation dans l’article):

« Expression directe au travail, le retour ? » Rapport d’Astrees Lab, Note n° 9, avril 2013

ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), « Comment les salariés s’expriment-ils sur le travail et les conditions de travail ? Les résultats du sondage ANACT / CSA », 22/10/12. Enquête réalisée à l’occasion de la 9ème édition de la Semaine pour la qualité de vie au travail, auprès de 1 011 salariés actifs français, interrogés par le groupe CSA, via Internet, entre le 5 septembre et le 15 septembre 2012.

Jean Auroux : « L’expression des salariés est un atout pour nos entreprises », Metis, 10 mai 2013

Daniel Lebègue, « Démocratie et société civile: 20 propositions pour assurer une réelle participation des citoyens et de leurs associations à l’action publique », rapport Terra Nova, 5 juin 2013 :

Jean-Marc Le Gall, « L’entreprise irréprochable – Réciprocité, responsabilité, démocratie », Desclée de Brouwer, collection Humanités du Collège des Bernardins, octobre 2011

Christophe Dejours, « La panne ; repenser le travail et changer la vie », Bayard, septembre 2012

« Leadership en matière de gestion », Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail (OSHA) :

 

 

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.