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par Albane Flamant

Presque dix ans après le grand élargissement de 2004, notre compréhension des pays de l’Est se limite souvent à des stéréotypes tels que le traditionnel mythe du plombier polonais. Il est vrai qu’on peut se poser la question : depuis leur entrée dans l’Union, les entrants développent-ils leur propre modèle social européen ? C’est la question à laquelle a tenté de répondre un article de Cristina Neesham et Ileana Tache dans le International Journal of Economics.

Les deux auteurs construisent leur raisonnement autour de l’identification de quatre grands modèles sociaux dans l’ancienne Europe des Quinze : le modèle socio-démocratique nordique qui se caractérise par de très hautes dépenses en protection sociale, mais aussi par un marché de l’emploi flexible avec peu de restrictions sur le licenciement et l’embauche ; le modèle corporatiste continental qui se concentre sur l’importance du droit du travail et de la négociation collective ; le modèle libéral anglo-saxon qui favorise la dérégulation des marchés et l’intervention minimale de l’état ; et le modèle méditerranéen qui est un système de type familial destiné à garder certains segments de la population en dehors du marché du travail. Par ailleurs, pour mener leur analyse, les auteurs utilisent deux critères principaux : l’efficacité d’un système qui doit à la fois inciter sa population active à travailler tout en maintenant des taux d’emploi importants, et son équité, c’est-à-dire sa capacité à garder son risque de pauvreté très bas.

 

Dans l’enthousiasme de l’élargissement de 2004, on s’attendait à de grandes réformes sociales en Europe de l’Est. En vérité, ces nouveaux membres durent traverser une période d’adaptation économique au processus d’intégration européenne. Après des premières années difficiles, leur croissance est à présent supérieure à celle du reste de l’Europe (en moyenne, de 5 à 6 % comparé à 1 à 2 %). Cependant, au lieu du renouveau social attendu, on observe plutôt une augmentation conséquente des inégalités dans ces pays.
Neesham et Tache avancent l’hypothèse que les nouveaux Etats-membres n’ont pas pleinement adopté un de ces modèles et qu’il est aujourd’hui possible d’identifier deux groupes distincts dont l’évolution est comparable. D’une part un groupe A formé des pays baltes, de la Slovaquie, de la Bulgarie et de la Roumanie, et de l’autre un groupe B constitué de la Pologne, de la République Tchèque, de la Hongrie et de la Slovénie.

 

Malgré les nombreuses différences existant dans les politiques sociales de ses différents pays, on peut identifier deux tendances générales :
(1) Un penchant vers l’individualisme qui peut s’expliquer par le rejet du passé communiste de ces pays. De nos jours, le terme même de « social » a une connotation négative.
(2) Quels que soient leurs objectifs sociaux, ces nouveaux Etats-membres n’ont pas encore atteint un niveau de richesse suffisant pour avoir le même niveau de protection sociale que dans les pays fondateurs de l’Union.
L’article s’intéresse ensuite au développement concret de chacun de ces pays sur base d’indicateurs économiques variés : le niveau de dépenses publiques, les dépenses pour la protection sociale, le salaire minimum légal, et l’index GINI (qui mesure la dispersion des revenus dans une population donnée).

 

Le niveau de dépenses publiques d’un pays est particulièrement important car il permet de mesurer l’implication de son gouvernement dans l’atteinte de ses objectifs sociaux. En 2005, les pays nordiques et continentaux se trouvaient au sommet de la liste. A l’Est, on pouvait constater un haut niveau de dépenses publiques dans le groupe B, qui était dans une situation presque comparable aux continentaux, tandis que le groupe A se rapprochait du niveau de dépense anglo-saxon. L’indicateur de dépenses destinées à la protection sociale a une fonction plus spécifique : il indique le niveau de redistribution des taxes collectées. A nouveau, on observe une différence marquée entre ces deux groupes, qui se caractérisent tous deux par un niveau de dépenses bien en dessous de la moyenne européenne : le groupe B dépense en moyenne 50 % de plus que les pays du groupe A.

 

On constate également des différences importantes entre les pays observés et le reste de l’Europe quant aux niveaux de salaires offerts. Les nouveaux Etats-membres post-2004 se classent parmi les pays avec les salaires minima les plus bas : tous sont en-dessous des 300 euros, à l’exception de la Slovénie (522€). Les inégalités sociales sont quant à elles en hausse, comme l’indique la montée de 23.8 à 30.9 % de l’index moyen Gini pour la région en l’espace de quelques années. Les pays les plus touchés sont ceux du Groupe A, qui ont des pourcentages d’inégalités variant entre 42 et 60 %, ce qui est comparable aux pays anglo-saxons.

 

En plus de ces indicateurs économiques, Neesham & Tache se sont également intéressées au fait qu’en Europe de l’Est, les dépenses sociales dépendent directement du salaire des contributeurs, à l’inverse d’autres pays européens qui utilisent un système d’impôt général sur le revenu. Cette différence peut expliquer les lourdes charges salariales imposées dans les pays observés. En Pologne, en Slovaquie et en Hongrie, elles peuvent atteindre 40 %, soit le double de ce qui se fait au Royaume-Uni.

La conclusion finale des auteurs semble indiquer que le modèle continental semble mieux convenir au développement social des pays observés, à l’inverse des mesures néo-libérales du système anglo-saxon. 

Dans ce contexte, il est aussi important de mentionner le peu d’influence de l’Union Européenne sur les politiques sociales de ses membres. D’une part, la politique de coordination lancée en l’an 2000 ne donne pas les résultats attendus, de l’autre, il s’agit toujours d’une compétence exclusivement nationale.

La prévalence de la question sociale dans le projet européen a toujours été débattue à tous les niveaux de son administration : de nombreux Etats s’opposent farouchement à tout transfert de compétence. Le concept d’Etat-providence était déjà mentionné dans le traité de Rome, et plus tard, dans les années 1980, la Commission fit de nombreux efforts pour façonner une véritable politique sociale européenne. Elle fut cependant tenue en échec par la Grande-Bretagne, qui refusait toute avancée dans ce domaine. Finalement, on formula le concept d’un modèle social européen dans le traité de Maastricht en 1992, sous la forme de valeurs communes telles que la liberté individuelle, le dialogue social, l’égalité des chances et la solidarité dans toutes les couches de société. La question a depuis lors peu progressé. Cependant, un rapport du Parlement Européen de 2006 remet en cause cette approche nationaliste : est-il possible de préserver ces valeurs européennes dans le contexte du marché unique, si les Etats maintiennent leur contrôle sur leurs politiques sociales ?

 

Article en anglais synthétisé par Metis

Référence complète: Neesham, Cristina & Ileana Tache. Is there an East-European social model? International Journal of Social Economics. Vol. 37 No. 5. 2010, pp. 344-360

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