par Claude Emmanuel Triomphe & Albane Flamant
Dans une interview exclusive avec Metis et dont nous publions la première partie, Charles Woolfson remet en question notre perception des Européens de l’Est et de leurs développements sociaux au cours des dernières années. Pour cet expert, les politiques des pays de l’Est touchés par la crise ont eu des conséquences alarmantes: indicateurs sociaux en berne, flux migratoires désastreux, troubles civils, … Au-delà, il s’interroge sur la place de la question sociale pour les dirigeants de ces pays.
Quelle est pour vous la question principale en Europe de l’Est ?
Nous formons à présent une Union de 28 pays. Dans ce contexte, il nous faut comprendre les choses autour desquelles nous pouvons nous rassembler en tant qu’états membres, mais aussi celles qui nous divisent. Ce qui se passe en Europe de l’Est est d’une importance majeure pour ceux que nous appelons les pays fondateurs de l’Union Européenne. Nous devons prendre conscience des différences d’histoire, de traditions et de développements sociaux qui rendent le processus d’intégration européenne et d’harmonisation difficiles pour tous les états membres, et en particulier ceux d’Europe de l’Est. Ceci est particulièrement vrai ces dernières années, pendant lesquelles ces pays ont dû faire face à une période de crise économique et de mesures d’austérité entrainant une pauvreté grandissante, un taux de chômage élevé, tout particulièrement chez les jeunes, des salaires bas, et un ralentissement général de l’économie. Ces conditions ont miné l’enthousiasme qui existait à l’est après l’élargissement de 2004
Et cela s’applique à tous les pays concernés ?
Il est clair que certains des nouveaux adhérents sont entrés dans l’Union Européenne dans de meilleures conditions que d’autres. Je parle tout particulièrement des pays du groupe Visegràd, (la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, et la Slovaquie) qui étaient plus industrialisés et avaient un taux élevé d’investissement étranger direct comparé aux pays baltes, à la Bulgarie ou à la Roumanie par exemple. Ces pays présentent des différences considérables quant à leur niveau de vie, ou quant au temps qu’ils prendront à rattraper celui de leurs voisins de l’Ouest. Cependant, la crise a également révélé une caractéristique commune à tous ces pays : leur dépendance économique aux membres fondateurs de l’Union. La plupart des investissements dont nous avons été témoins depuis 2004 ont été moins permanents que prévus. Par conséquent, le développement industriel a depuis lors régressé, des emplois ont disparus, etc. Même dans les régions les plus développées d’Europe de l’Est, la crise a démontré la nature inégale du processus d’intégration européenne.
Que pensez-vous des flux migratoires au sein de l’Union ? Est-ce un problème pour les pays de l’Est, ou plutôt pour les plus anciens membres de l’Union Européenne ?
C’est un problème pour le projet européen dans son ensemble. Prenons par exemple la Lettonie et la Lituanie. Depuis l’élargissement de 2004, ces deux pays ont expérimenté de taux d’émigration élevés, mais la crise économique n’a fait qu’intensifier cette tendance. Au cours des deux ou trois dernières années, approximativement dix pourcent de la population active de ces pays ont quitté leur territoire. Où sont partis ces travailleurs ? Il semble que ce soit principalement dans les vieux états membres, y compris l’Irlande et le Royaume-Uni, qui sont cependant eux-mêmes en difficulté. Ce n’est pas un bon signe pour la future relance économique des pays de l’est, puisqu’ils manqueront des ressources humaines nécessaires pour se remettre de la crise. C’est une véritable catastrophe économique. Dans le cas des membres plus anciens, des études semblent en fait indiquer que les travailleurs migrants apportent plus qu’ils ne prennent aux économies de leur pays d’accueil. Les gagnants sont donc à l’ouest, et les perdants à l’est.
En ce moment, on débat beaucoup de la question du détachement des travailleurs…
C’est un problème très compliqué. S’agit-il vraiment de dumping social ? Est-ce que les travailleurs venant de l’Est sont prêts à travailler pour un salaire plus bas et dans de moins bonnes conditions sociales que les travailleurs locaux ? Le problème n’est pourtant pas tellement ces travailleurs détachés. On devrait plutôt se soucier de l’impact des « faux indépendants, » ou de ceux qui travaillent dans les marchés noirs et gris sur les conditions de travail au niveau européen. De ce point de vue, les conflits sociaux augmenteront probablement. Il est aussi nécessaire de prendre en compte le fait que les travailleurs natifs des anciens Etats membres sont véritablement préoccupés par leurs perspectives d’emploi. Ces pays doivent assurer à tous leurs travailleurs un niveau égal de protection sociale à travers la mise en œuvre de politiques concrètes tant au niveau des syndicats qu’au niveau gouvernemental.
Y a-t-il une perception différente de la question sociale en Europe de l’Est par rapport au reste de l’Union Européenne ?
Ce qu’il faut comprendre, c’est que les populations d’Europe de l’Est ont dû se faire à l’idée qu’ils n’avaient plus la sécurité sociale que leur procurait le système communiste. D’une certaine façon, ils se sont sentis lésés. Dans la nouvelle économie de marché, ils n’avaient de sécurité salariale ou de sécurité de logement. Quand on dit que la question sociale est trop proche du socialisme, il s’agit plutôt du discours de l’élite politique de ces pays. Cette transition n’a pas été vécue de la même façon dans toutes les classes de la population. L’Europe de l’Est est la scène d’une énorme expérience politique entièrement basée sur la notion d’individualisme et refusant tout cadre social. C’est ce qu’on appelle le néo-libéralisme, qui a pris la place de toute forme de collectivisme dans de nombreux pays de l’est. Le problème, c’est que cette forme extrême d’individualisme présuppose l’abandon de toute forme de solidarité et de cohésion sociale. Ce qui donne une société dans laquelle l’individu est opposé à tout le reste, et qui dans un contexte de crise sociale et de pauvreté, pousse certains des membres de cette société à se demander pourquoi ils devraient rester dans leur pays d’origine. Pour comprendre les tendances migratoires actuelles, il est nécessaire de prendre en compte ces perceptions culturelles en plus des facteurs économiques existants.
Pensez-vous que le concept de modèle social européen soit applicable dans cette région ?
En fait, on peut se demander si ce modèle social européen a jamais été important pour en Europe centrale et en Europe de l’Est. Ce concept fut originellement crée par Jacques Delors afin de développer une certaine légitimité pour le projet de communauté européenne. L’idée était de procurer aux citoyens européens une protection minimale contre les pires excès du libre marché. Ce modèle social est donc issu de l’idéologie chrétienne-démocrate qui a précédé la phase d’élargissement de l’Union Européenne. Cela a toujours plutôt été une commodité idéologique à exporter. Dans ce contexte, les dirigeants des pays adhérents ont dû, bon gré mal gré, accepter les spécificités sociales de l’acquis communautaire. Je ne pense cependant pas que la dimension sociale de l’Union ait jamais été très importante pour l’Europe de l’Est. On peut même se demander si son élite politique y a jamais cru, étant donné leur démantèlement des mesures sociales en temps de crise économique. Les directives qui constituent le noyau du modèle social européen n’ont d’ailleurs pas réellement été mises en œuvre dans la législation de ces pays. Encore une fois, il faut se rendre à l’évidence : la question sociale est relativement secondaire pour les nouvelles classes dirigeantes de l’Europe de l’est et de l’Europe centrale, il est temps de l’admettre.
Malgré ces déclarations plutôt pessimistes, avez-vous identifié certaines évolutions sociales positives dans les pays de l’Est ?
Je suis un sociologue, et par nature, nous sommes des gens pessimistes. Sans vouloir exagérer, je dois dire que je ne suis pas très optimiste quant à la contribution des pays de l’Est à la reconstruction du modèle social européen. Je parle de reconstruction parce qu’il y a un mois, la Commission a issu une déclaration qui elle-même cite la nécessité de reconstruire l’approche sociale européenne en ces temps de fin de crise. Un des avantages des citoyens d’Europe de l’Est est qu’ils sont très motivés, énergiques, et prêts à tout faire pour améliorer leur niveau de vie. Malheureusement, comme je l’ai déjà dit, dans la situation actuelle certains d’entre eux se demandent si leur pays natal est l’endroit idéal pour le faire. Du point de vue personnel, ils n’y voient pas les opportunités nécessaires à la réalisation de leurs aspirations.
Qu’en est-il de la Pologne ?
C’est le seul pays qui a relativement été peu touché par la crise et de sévères mesures d’austérité, et dont le PIB n’a pas chuté, à l’inverse du déclin économique des pays baltes. Par conséquent, la situation est meilleure dans ce pays. Cependant, je me rappelle distinctement d’un discours du ministre polonais de l’emploi qui disait : « Nous n’avons pas eu de crise, mais pour en éviter une dans le futur, nous mettrons en œuvre certaines mesures d’austérité. » Il y a donc eu un recul dans le dialogue social polonais. Malgré le fait que ce pays n’ait pas trop souffert de la crise, cet argument fut utilisé comme prétexte pour affaiblir les conditions de travail.
Metis publiera dans sa prochaine édition la suite de l’interview de Charles Woolfson qui portera sur le dialogue social,la place des syndicats à l’Est et le réveil des sociétés civiles sur fond d’un rejet croissant de la corruption.
Charles Woolfson est professeur d’études sociales à REMESO, l’Institut de Recherche sur la Migration, l’Ethnicité et le Société à l’Université de Linköping, en Suède. Jusqu’en 2009, il détenait la chaire d’études sociales au Département de Droit de l’Université de Glasgow. Entre 2000 et 2009, Woolfson vivait dans les pays baltes, et fut nommé à la chaire Marie Curie de la Commission Européenne de 2004 à 2009. Durant cette période, il a enseigné et fait de la recherche dans cette région.
Interview retranscrite et traduite de l’anglais par Metis
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