par Sylvie Contrepois
On les retrouve partout : que ce soit Danone, Auchan ou GDF Suez, les multinationales françaises sont des acteurs économiques majeurs dans les pays d’Europe centrale et orientale. Dans le contexte de la transition économique et sociale de la région depuis son entrée à l’Union Européenne, on peut se poser la question : quel est le rôle joué par ces compagnies dans la diffusion du modèle de relations sociales français dans leurs
filiales ?
Depuis leur accession à la communauté Européenne, les pays d’Europe centrale et orientale ont accueilli une part croissante des investissements directs à l’étranger opérés par les multinationales occidentales. En 2005, la France était l’un des premiers investisseurs étrangers dans ces pays : le premier en Pologne, le cinquième en Hongrie pour ne citer que ces deux exemples.
La question de l’hybridation des modèles sociaux et des éventuels bénéfices qu’il pourrait en résulter en matière de démocratie dans les entreprises, aussi bien dans les pays d’origine que dans les pays hôtes, a pris une acuité particulière.
Bien peu de recherches se sont toutefois intéressées à cette question en tant que telle, et aucune n’a eu spécifiquement pour objectif d’examiner les apprentissages mutuels pouvant conduire à une capacité accrue des salariés à exprimer et à faire valoir leur point de vue sur le sens et l’organisation de leur travail, leurs conditions de travail et, plus largement, sur la vie et la stratégie de l’entreprise.
En 2005, le ministère du Travail, par l’intermédiaire de son centre de recherche, la DARES, s’interrogeait sur les effets que pouvaient avoir les investissements directs des multinationales sur la diffusion du modèle social français. Un appel d’offre intitulé « Les entreprises françaises et les relations professionnelles dans les pays d’Europe centrale et orientale » a été lancé et deux équipes de recherche ont ainsi pu être financées pour enquêter auprès des établissements de grandes multinationales de l’industrie et des services.
Le rôle joué par les multinationales dans la diffusion du modèle de relations sociales français dans leurs filiales d’Europe centrale et orientale s’est avéré particulièrement difficile à cerner. Tout d’abord, les règles régissant les relations entre employeurs et salariés étaient de toutes façons appelées à évoluer du fait de la nécessité de mettre en conformité les droits du travail nationaux avec les directives européennes.
Ensuite, chaque type d’entreprise a sa propre culture des relations sociales. Il n’existe donc pas un seul modèle social français mais une multitude de variantes déclinées à partir du socle minimal que constitue le Code du travail. Il a donc fallu saisir la spécificité des relations professionnelles propres à chaque secteur d’activité afin de tenter d’évaluer jusqu’où les multinationales s’inspiraient des pratiques en usage dans leur pays d’origine pour gérer les établissements des pays où elles s’implantaient.
Ne pas bousculer les us et coutumes
Le discours tenu par les quartiers généraux était toutefois unanime : si l’harmonisation des méthodes de production était un objectif recherché, l’optique était radicalement différente en matière de gestion des ressources humaines. Dans ce registre là, il ne pouvait être question de bousculer les us et coutumes locaux. Dès lors le dialogue social international tout comme la politique centrale de gestion des ressources humaines visaient davantage à introduire des cadres d’action qu’à définir précisément les mesures applicables dans chaque établissement.
Ainsi, par exemple, l’accord européen sur l’anticipation des changements signé par les organisations syndicales et la direction du groupe Axa précise en son préambule que « Dès 2004, une concertation a eu lieu au sein du comité européen de groupe Axa pour arrêter un ensemble de principes réglant la conduite du dialogue social en cas de changements organisationnels importants et impactant l’emploi et les compétences de ses salariés ». Il s’ensuit que : « Axa s’engage, au moment d’aborder des réorganisations ayant des conséquences sur l’emploi, à fournir des informations pertinentes et, selon les cultures et obligations locales, à consulter les salariés et leurs représentants ».
Cette injonction au respect des situations propres à chaque pays est systématiquement présente dans les tous les accords cadres internationaux. On comprend ici que l’arrivée de capitaux français ne se soit pas accompagnée d’une évolution flagrante des dispositifs existants en matière de droit syndical et de représentation du personnel dans les établissements des pays d’Europe centrale et orientale. Lorsque ces derniers ont évolué, cela a surtout été dans la perspective d’une mise en conformité avec les directives européennes et les nouveaux codes du travail nationaux.
Les recherches ont montré, toutefois, que des processus d’hybridation pouvaient intervenir au travers des Comités d’entreprise européens, plus ou moins facilités par les stratégies développées par les directions d’entreprise. Deux types de stratégies en matière d’internationalisation des relations professionnelles ont ainsi pu être identifiés : une stratégie qui peut être qualifiée de « cloisonnement » et une stratégie pouvant être qualifiée « d’intégration ».
L’évitement des organisations syndicales
La stratégie de cloisonnement apparaît au sein des compagnies multinationales réticentes à accorder des moyens de fonctionnement aux institutions représentatives du personnel et à développer le dialogue social. Ces compagnies pratiquent volontiers l’évitement des syndicats et peuvent aller jusqu’à entraver leur maintien ou leur implantation dans les établissements qu’elles ont acquis ou qu’elles ont créé. Elles ne cherchent pas à développer de relations entre les représentants de leurs différentes implantations et les moyens qu’elles attribuent à leur comité d’entreprise européen sont, en conséquence, réduits au minimum.
Le profil des multinationales qui développent une stratégie de cloisonnement est relativement varié du point de vue du cadre des relations professionnelles dans lequel elles s’inscrivent dans leur pays d’origine. Mais toutes se caractérisent par leur comportement peu ouvert à l’égard des syndicats et des institutions représentatives dans les pays où elles s’implantent. Dans ces conditions, l’action syndicale et la représentation du personnel s’avèrent difficile à développer dans les filiales et, surtout, elle ne trouve pas d’écho dans les institutions internationales. Les échanges entre équipes syndicales sont alors rares et les apprentissages mutuels faibles.
le développement des instances de dialogue
La stratégie intégratrice est, au contraire, le fait d’entreprises connaissant le plus souvent une forte implantation syndicale, avec des syndicats actifs ayant déjà développé entre eux des relations internationales. Il s’agit d’une stratégie offensive de développement des institutions représentatives du personnel nationales et internationales, au travers de laquelle les directions d’entreprise tentent de canaliser l’expression syndicale.
D’importants moyens matériels et logistiques sont parallèlement mis en œuvre dans l’objectif de développer une dynamique de dialogue social qui se veut formatrice pour l’ensemble des représentants du personnel à tous les niveaux. Il s’agit, ce faisant, de désamorcer les conflits qui pourraient naître. Dans cette perspective, l’approche internationale est perçue comme un moyen de sensibiliser les représentants du personnel aux contraintes gestionnaires.
Les syndicats et les institutions de ces entreprises bénéficient donc de droits et de facilités plus importants que dans d’autres entreprises. La différence apparaît de manière sensible dans les Comités d’entreprise européens où des efforts conséquents sont réalisés pour faciliter la communication entre les représentants, au travers de la prise en charge d’une part importante de frais de traduction et des frais de déplacement. A côté du Comité d’entreprise européen, la négociation d’accords cadres internationaux prend une place importante dans la vie de l’entreprise et offre des opportunités de rencontre et d’échange accrues pour les représentants des différents pays.
L’impact des deux stratégies d’internationalisation des relations professionnelles présentées ci-dessus sur la démocratie au sein des entreprises apparaît relativement clair : plus la gestion des relations professionnelles impulsée par la Direction de la maison mère des multinationales est cloisonnée et plus la représentation des intérêts des salariés dans chaque établissement dépend de facteurs locaux et moins les apprentissages mutuels sont possibles.
Dans les entreprises ayant développé une stratégie intégratrice, au contraire, les importants moyens alloués par la Direction au Comité d’entreprise européen renforcent des relations syndicales internationales parfois déjà établies de longue date. Ce processus peut jouer un relatif effet d’entraînement sur la mise en place des institutions représentatives locales dans les filiales des pays hôtes. La constitution d’équipes syndicales internationales conforte également les implantations syndicales locales là où elles existent. La vigilance quant au respect du droit syndical est, en effet, bien plus importante dans les entreprises à stratégie intégratrice.
Dans le même temps, les nouvelles contraintes institutionnelles induites par le fonctionnement du Comité d’entreprise européen et des comités de suivi des accords cadres internationaux obligent les syndicats à trouver de nouvelles voies pour préserver leur indépendance. Ainsi, par exemple, l’une des difficultés souvent évoquées par les représentants français renvoient à l’unité syndicale « forcée » vers laquelle les organisations sont souvent contraintes de s’acheminer pour trouver les bases d’un dialogue avec leurs homologues étrangers. Cette unité, qui se réalise le plus souvent à partir des normes plancher les plus répandues, a un impact encore difficile à mesurer sur l’action syndicale au sein de la maison mère. Une autre difficulté renvoie aux dispositifs à mettre en place afin d’articuler de la manière la plus démocratique possible l’activité de représentation aux différents niveaux de l’entreprise.
Il est clair que les apprentissages en train de se réaliser à la faveur de la mondialisation des économies suscitent d’importants débats sur les réelles possibilités qu’offrent les institutions internationales de représentation du personnel pour améliorer la démocratie dans les entreprises.
Sur l’auteur: Sylvie Contrepois occupe le poste de Reader sur les relations de travail en Europe au Working Lives Research Institute (London Metropolitan University, Londres). Elle est également membre du CRESPPA-CSU (CNRS, Paris), ainsi que co-auteur de ‘Globalizing Employment Relations: Multinational Firms and Central and Eastern European Transitions’, Basingstoke: Palgrave MacMillan, 2010.
Photo: Creative Commons/Flickr/EyeonEarth
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