par Joëlle Zask
On oppose volontiers l’art et le travail. L’artiste semble souvent plus lié aux muses ou au génie qu’au labeur. L’inspiration s’oppose à l’effort, la flamme créatrice, à la formation. L’objet d’art lui-même échappe, pense-t-on, au cycle du travail laborieux ; il n’est pas nécessaire mais généreux et libre ; l’apprécier, c’est éprouver la « faveur » (Kant) qu’il nous fait, non le service qui nous rend. Loin d’être consommé, comme le sont les produits du travail, il est sacralisé, exposé et patrimonialisé. À l’inverse de cette vision romantique encore largement répandue s’exprime parfois un désenchantement : non, l’art n’est pas cette chose élevée et sacrée, c’est un rouage de l’économie mondiale.
Depuis les ouvrages de L. Boltanski et E. Chiapello, ou encore de P. M. Menger, l’idée même que l’art et les qualités artistes puissent appartenir au processus productif et alimenter le système capitaliste est devenue plus familière. Le fait qu’un certain nombre d’artistes aient emprunté le chemin de l’entreprise pour réaliser leur art (pensons à Buren) et que l’économie de l’art relève de l’économie de marché la plus brutale qui soit nous pousse à considérer l’art comme un organe devenu décisif du libéralisme économique.
Ces deux prémisses sont comme le recto et le verso d’une feuille ; c’est parce que l’art est considéré comme le fruit du génie que son intégration dans la vie économique paraît brutale et traîtresse. C’est parce qu’on le place sur un piédestal qu’il peut déchoir. C’est parce que nous supposons que l’art est autonome à l’égard de nos variables socioculturelles que nous le jugeons dénaturé dès lors qu’il intègre le marché.
Dans la réalité, il n’y a pour les artistes ni génie ni déchéance, mais ce qu’ils appellent selon les cas leur travail, leur pratique ou encore leur activité. Ces termes ne sont habituellement pas synonymes. Mais ici – où nous allons laisser de côté les conditions sociales, économiques et ergologiques qui accompagnent le « travail » en général pour nous concentrer sur ce que Duchamp avait appelé « le processus créatif » – ils le sont. Leur point de contact correspond à l’idée que l’art est le fruit d’un effort continu au cours duquel les propositions et les formes adviennent les unes des autres sans pour autant se confirmer, se dupliquer, se réitérer entre elles.
Deux termes permettent d’exprimer cette combinaison entre continuité et renouvellement : l’entraînement et l’expérience. Tout d’abord, nombreux sont les artistes qui témoignent de l’ampleur considérable de leurs efforts ; l’entraînement est requis pour chacune de leur activité : s’entraîner à percevoir, comme le recommandait John Cage, s’entraîner à voir ou à entendre, s’entraîner à se défaire de ses habitudes, s’entraîner à mettre à l’épreuve ses nouvelles idées, s’entraîner à prendre en considération le jugement d’autrui et même, par l’exposition, le provoquer ; s’entraîner également à l’excellence technique sans laquelle aucun art n’est possible. Victor Hugo s’entraînait à rimer tous les matins ; certains s’entraînent à dessiner, d’autres à mouler, d’autres à faire des gammes ou à composer des variations sur un thème. Comme pour un danseur ou un sportif, l’organisme doit être en forme. Même s’il ne se confond pas avec elle, l’art requiert de la virtuosité. Cet entraînement tous azimuts ne débouche toutefois pas sur un simple savoir-faire. Ce qui en résulte est la capacité de découvrir en des circonstances toujours nouvelles les meilleurs moyens pour réaliser les fins découvertes dans l’étape antérieure. C’est ainsi que la virtuosité se distingue de l’habileté.
Il est important que remarquer que l’entraînement est à la fois esthétique et artistique : l’artiste s’entraîne à évaluer les conséquences non seulement de la mise en œuvre des conditions de son entraînement mais également des techniques qui en découlent. Il se fait le spectateur de son œuvre ; il la teste et la met à l’épreuve. Parfois il la rejette ou la détruit, parfois il l’achève et la partage. Son entraînement à percevoir s’applique à la perception de son propre travail. Mais il n’est pas de nature à arrêter le processus créatif ; au contraire il alimente et, dans le meilleur des cas, lui fait écho. Par la pratique, l’artiste provoque des conséquences qu’il n’avait pas prévues ; à cause d’un accident, d’une découverte, d’une coïncidence fortuite, d’une réaction incontrôlée du matériau à sa manipulation, etc., le résultat est déroutant. Sa capacité d’être surpris se développe en même temps que son attention et sa capacité à tirer profit de la contingence. Bref, en l’artiste se combinent étroitement le faire et le juger qui, en étant tous deux ancrés dans une communauté (communauté historique de goût, communauté de savoir-faire, communauté sociopolitique), sont susceptibles de modifier la nature de cette communauté. La condition est de s’y entraîner.
L’expérience est le résultat. Comme l’a montré J. Dewey, l’expérience est le fait de faire une expérience, non d’être impressionné passivement. Plus exactement il y a « expérience » quand le sujet découvre dans une situation qui le trouble et interrompt sa progression un moyen de reprendre le fil de ses activités. L’expérience rejoint l’expérimentation. Or on doit remarquer qu’en art comme ailleurs, découvrir dans notre environnement de quoi surmonter les épreuves qui nous affectent et renouveler nos initiatives ne va pas de soi. C’est au contraire ce qu’il y a de plus difficile. Un travail est requis. L’entraînement dont il a été question ne suffit plus car chaque situation est singulière. Par exemple, les diverses étapes de La Blouse roumaine de Matisse qui furent exposées au cendre G. Pompidou en 2012 témoignent que la solution émerge au terme d’une transformation si radicale que la proposition initiale est à peine reconnaissable. La célèbre phrase de Van Gogh, « Réaliser des esquisses revient à planter des graines pour faire pousser des tableaux » est éclairante pour comprendre qu’un artiste provoque ses œuvres et se provoque lui-même sempiternellement à le faire. Mais la métaphore botanique selon laquelle on récolte ce qu’on a semé parce que le développement de la graine est déterminé d’avance ne s’applique pas. Il existe entre l’œuvre d’art et la réalisation mécanique et sans faute d’un plan initial toute la distance qui sépare l’œuvre du consommable, le public de l’utilisateur, le déplacement du statique, le réel de l’intention.
Bien sûr l’œuvre, qu’elle soit une ou multiple, ne se développe pas pour autant au petit bonheur la chance. Un plan existe qui a pour nom hypothèse, intention, projet. Mais ce plan est révisable. Or la révision de ce qui est prévu en fonction de ce qui arrive au cours du travail exige une réadaptation permanente tant des moyens que des fins. Finalement, l’expérience advient lorsque cette réadaptation est couronnée de succès. Cage énonce très subtilement que l’expérience est précisément l’action dont l’issue n’est pas prévue.
On peut alors se demander quel est le facteur qui oriente le travail d’un artiste au cours du temps. Car il pourrait sembler que les choix artistiques, même s’ils débouchent sur des étapes reliées les unes aux autres, sont arbitraires. D’un côté, qu’ils le soient dans une certaine mesure est inévitable. Plus exactement il ne fait pas partie du travail d’un artiste de prétendre que ce qu’il fait est universellement nécessaire. Comme l’évoque R. Serra au sujet de ses relations avec ses amis Robert Smithson, Carl Andre, Sol Lewitt, Eva Hesse, Philipp Glass, ce qu’il fait relève d’une proposition qui, en général, rencontre les propositions des autres ou s’y frotte et s’en nourrit. Mais, de l’autre côté, même si l’art n’est nécessaire ni métaphysiquement, ni biologiquement, il l’est en regard de l’individualité qui se construit à son contact. Souvent les artistes témoignent du moteur intérieur impitoyable qui les pousse à travailler, de la force de leur engagement et du sévère tribunal qu’ils sont pour eux-mêmes. Ce n’est pas qu’un pouvoir extérieur agit sur eux et les contraints. C’est qu’ils sont embarqués dans une aventure dont le point de départ était sans doute arbitraire mais qui, au fur et à mesure, sédimente en une forme unique dont l’abandon provoquerait une forme de mort symbolique. Se consacrer durablement et fermement à une pratique artistique, c’est se consacrer à l’exploration de possibilités d’être et d’exister. En tâchant de se rendre toujours au plus près de son centre de vie et de sens, un artiste développe son individualité.
Qu’il s’agisse là d’un travail pourra paraître à certains douteux. Pourtant il y a travail et travail. Certes, et bien que la métaphore de la transpiration ait été utilisée par Nietzsche et par Edison, certain disent par Einstein, pour exprimer la difficulté du processus créatif (« Le génie est 1 % d’inspiration et 99 % de transpiration »), il ne s’agit pas d’un travail éreintant découplé de la possession des moyens de production ou de la vision d’un but précis. Il ne s’agit pas non plus d’une activité salariée dotée d’un statut socio-économique précis, quoi que cela puisse arriver. Mais le travail n’est pas nécessairement sueur, production, torture et malédiction. Dans la Genèse par exemple, il est culture. Le premier travailleur est Adam à Éden. Il ne peine ni n’arrache sa subsistance. À Éden où Dieu le « met », il doit cultiver (leavod) le jardin et le garder. Telle est sa mission. Or cultiver suppose d’être attentif aux processus naturels et de les conserver, tandis que la conservation requiert l’auxiliaire qu’est le jardinage. L’un ne va pas sans l’autre. Il en va de même du travail artistique ; en mêlant initiatives et surveillance attentive et critique de leurs effets, les artistes s’entraînent à l’expérience.
Joëlle Zask est maître de conférences à l’Université de Provence et spécialiste de philosophie politique. Elle a écrit de nombreux livres, dont plusieurs sur le sujet de l’art.
Quelques références
Joëlle Zask. Art & Démocratie. Presses universitaires de France, 2003
Joëlle Zask. Outdoor Art. La sculpture et ses lieux. La Découverte, 2013.
Crédit image : CC/Flickr/Ian Sane & CC/Flickr/Inria Actus
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