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par Gérard Lefranc, Wenceslas Baudrillart

En tant que responsable de la mission handicap du groupe THALES, Gérard Lefranc doit incorporer les obligations d’emploi de travailleurs handicapés dans sa politique de recrutement et de maintien dans l’emploi. Dans cet entretien exclusif avec Metis, il décrit son approche ainsi que sa coopération avec les établissements d’enseignement pour surmonter perceptions et questions de qualifications.

 

vertical limitVous recrutez des ingénieurs et des techniciens supérieurs. 60% des travailleurs handicapés ont un niveau CAP et en-dessous et il y a 0,5% d’étudiants handicapés dans l’enseignement supérieur. Comment gérez-vous l’obligation d’emploi de 6% de travailleurs handicapés ? Plus largement comment font les entreprises qui ont les mêmes politiques et contraintes de recrutement ?

Je souligne d’abord que le nombre d’étudiants handicapés augmente régulièrement du fait des évolutions de l’Education nationale et de l’enseignement supérieur, aussi bien pour l’Université que pour les grandes écoles qui deviennent réellement « handiaccueillantes ». Reste un décrochage des élèves handicapés au passage du collège au lycée et un second décrochage après le bac. Mais ceux-ci sont au moins dû autant à la perception qu’ont ces jeunes et leurs familles de leurs capacités qu’aux structures de l’enseignement supérieur.
Par ailleurs employer des travailleurs handicapés ne se résume pas au recrutement de nouveaux salariés mais s’applique aussi au maintien dans l’emploi de ceux auxquels le cours de la vie apporte des handicaps. Les accidents de la route, sportifs, les maladies évolutives produisent des handicaps en cours de vie active, ceci étant accentué par le maintien en activité à des âges plus avancés. Réussir à maintenir dans leur emploi des salariés qui connaissent de grandes difficultés de santé et dont la performance peut en être atteinte soulève ni plus ni moins de difficulté que le recrutement externe.

 

Concrètement quelles approches développez-vous dans la politique que vous avez mis en place et dans laquelle vous coopérez avec d’autres grandes entreprises de même profil ?

On peut effectivement se contenter de constater l’écart entre le niveau de qualification des TH et nos niveaux d’exigence. Alors on paye sa contribution à l’AGEFIPH. On achète au secteur protégé/adapté qui permet de satisfaire la moitié de son obligation – encore heureux si on ne se contente pas d’acheter des fournitures de papeterie. On fait des actions de sensibilisation en interne et on reçoit des jeunes pour des visites d’entreprise et des stages de très courte durée.

 

Mais on peut aussi entrer dans une autre logique dont les résultats s’affirmeront dans la durée. Je veux dire qu’on peut développer des actions en direction des jeunes dès leur entrée au lycée, les accompagner jusqu’au bac et poursuivre cet accompagnement tout au long de leurs études supérieures. Ainsi on constitue au fil des ans cette population de diplômés dont nous avons besoin.

 

Il y a enfin un troisième mode d’intervention par la coopération avec les centres de réadaptation professionnelle où des personnes en conversion professionnelle à la suite d’un accident de la vie peuvent accéder à des niveaux et des diplômes reconnus par la Commission des titres (la fixation française sur le diplôme n’a pas fini de faire des dégâts) d’ingénieurs ou de techniciens qui ont toute leur place dans nos entreprises centrées sur l’informatique et l’électronique.

 

Il faut se rappeler lorsque nous recrutons un ingénieur sortant de Supélec ou Supaéro, nous sommes certains de sa capacité à travailler chez nous mais qu’il lui faudra plusieurs années d’adaptation pour maîtriser réellement nos métiers. L’adaptation des TH est une variante de ces processus d’adaptation.

 

Vous présentez votre démarche comme une coopération avec les établissements d’enseignement. Comment procédez-vous ?

Pour commencer nous coopérons entre entreprises ayant les mêmes problématiques et nous présentons une offre et une méthodologie partagées. Nous passons avec des rectorats, avec des grandes écoles, avec des centres de réadaptation des conventions pluriannuelles dans lesquelles nous apportons un soutien financier permettant de mettre en place les accompagnements dont ces étudiants peuvent avoir besoin. Il y en a de plusieurs types. Des tutorats apportés à des élèves du secondaire par des étudiants qui aident aux devoirs à la maison évitant ainsi à l’élève une solitude qui le renvoie à ses difficultés. Des accompagnements de toute nature dans l’enseignement supérieur avec un accueil très organisé pour les stages en cours d’étude. Il ne s’agit pas du tout de prendre la place de l’Education nationale qui fait très bien son travail et qui a ses propres processus d’accompagnement de vie scolaire ou universitaire. Il s’agit de mettre à disposition des démarches orientées vers la vie réelle dans nos entreprises qui rendront naturels pour le jeune le recrutement et l’intégration dans nos entreprises qui sans cela paraissent inaccessibles. Cela permet aussi de surmonter des réticences familiales qui, avec les difficultés du marché du travail, auraient tendance à privilégier des formations courtes aux débouchés immédiats.

 

Nous organisons ainsi une familiarisation en profondeur avec nos mondes du travail qui agit d’ailleurs dans les deux sens, aussi bien auprès des étudiants qu’auprès de nos salariés qui ont eux-mêmes besoin de comprendre les adaptations qui leur sont demandées pour assurer le succès de ces intégrations. Je crois d’ailleurs que la durée et la continuité dans ces accompagnements sont la clé du succès. Elles permettent d’aider l’élève ou l’étudiant à passer les phases difficiles qu’il peut connaître, elles permettent surtout de tirer les leçons de l’expérience et d’avoir une véritable capitalisation sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. On voit bien que la rupture dans ces accompagnements provoque l’échec.

 

Quels sont aujourd’hui les progrès qui vous paraissent possibles ?

Il nous faut organiser la contagion de ces démarches vers un nombre croissant d’entreprises, grandes mais aussi de taille intermédiaire. Et il faudrait réussir à y entrainer la fonction publique. La fonction publique ne sait pas aujourd’hui travailler en coopération avec des entreprises dans le cadre de bassins d’emplois parce que ses méthodes de recrutement obéissent à des logiques statutaires d’une autre nature. Pourtant elle dispose d’une culture de l’intérêt général qui devrait permettre d’aller dans ce sens mais cela suppose un changement important dans ses méthodes de gestion de ses ressources humaines dont on ne voit guère les prémices.

 

A propos

Gérard LEFRANC est depuis 11 ans le responsable de la mission Handicap de THALES. Pour résumer sa situation, on dira que THALES est une entreprise qui
– a une vision à long terme de ses produits et de ses marchés,
– recrute massivement à bac+5 et au-dessus,
– a une politique de ressources humaines et de relations sociales de long terme développée par des responsables qui peuvent engager des actions sur une durée assez longue pour en voir les résultats
– s’agissant du handicap c’est cette durée qui lui a permis d’obtenir ces résultats.

 

Crédit image : CC/Flickr/Paul Bica

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.