Byung-Chul Han explique l’évolution paradigmatique des sociétés modernes qui dépassent l’interdit et la règle pour consacrer l’efficience et la projection idéaliste. Une positivité à outrance tout aussi porteuse que destructrice : lorsqu’elle s’impose comme un impératif de fonctionnement, l’individu en proie au culte de la performance s’épuise, s’auto-exploite et se consume. Pierre Maréchal contextualise pour Metis le comportement suicidaire du pilote de l’airbus de Germanwings dans cette analyse livrée par Byung-Chul Han dans « La société de la fatigue ».
Byung-Chul Han est un essayiste et philosophe allemand d’origine coréenne. Il a publié notamment « La Société de la fatigue » en 2010, court essai qui a rencontré un grand succès en Allemagne et a été traduit en français en 2014 (édition Circé). L’horreur du crash de l’airbus de la Germanwings a été amplifiée par le comportement suicidaire du pilote, donnant à cette tragédie « une nouvelle dimension presque inconcevable » comme Angela Merkel l’a qualifiée. Pourquoi faire un tel rapprochement ? Parce que Byung-Chul Han dessine une évolution de nos sociétés qui favoriserait ce genre de comportement.
La thèse de son essai est que nous passons d’une société de la discipline à une société de la performance. Dans la première, le sujet est un homme de devoir, soumis à une société répressive qui fonde son organisation sur la négativité de l’interdit et de la règle. Il est doté d’un appareil psychique enserré dans des murs, des seuils, des frontières. La psychanalyse freudienne s’est constituée pour faire face aux conséquences d’un tel contexte, engendrant le refoulement lié à la peur de l’infraction.
La société du XXIe siècle n’est plus une société de la discipline mais une société de la performance. Les individus ne sont plus des sujets obéissants mais des sujets performants, entrepreneurs d’eux- mêmes. Les interdits, les règles sont remplacés par les projets, les initiatives et la motivation. Au « je dois » succède un « je peux ». Le sujet performant est aimanté, fasciné, séduit par une projection sur un Moi idéal qui apparaît comme un acte de liberté.
Ainsi, la société de la négativité cède-t-elle la place à une société possédée par un excès de positivité. Cela a plusieurs conséquences :
– La relation subjective au travail est modifiée : le sujet performant n’effectue pas un travail obligatoire. Les mots d’ordre -obéissance, lois et devoirs à remplir- sont remplacés par liberté, désir et penchants à satisfaire. Le travail doit procurer une satisfaction de ses désirs. Son travail est un travail-plaisir.
– Comme le sujet performant est sa propre mesure, il n’agit plus sur ordre d’autrui, il se défait de la négativité de l’autre exigeant. Il est libre, il est son propre maître. Mais comme on ne peut pas se gratifier soi-même, il en résulte une crise de la gratification, de la reconnaissance.
– Dans cette posture, le sentiment d’avoir atteint un but ne se manifeste jamais. L’œuvre n’est jamais achevée.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Byung-Chul Han ne retrace pas les étapes de ce changement mais il constate que cette évolution est cohérente avec la condition capitaliste de la production. Le sujet performant permet au système économique de progresser c’est-à-dire mieux mobiliser le travailleur, d’aller plus loin dans ses performances économiques. Mais, comme c’est librement qu’il court vers ce Moi idéal, il n’a plus de maître et il s’auto-exploite. La société de performance est une société d’auto-exploitation. Et celle-ci est plus efficace, plus performante que l’exploitation par un tiers, parce qu’elle s’accompagne d’un sentiment de liberté.
En effet, la société de discipline se heurte à des limites que le sujet performant permet de dépasser en lui donnant les possibilités de s’impliquer davantage, d’être plus rapide, plus productif, de mettre davantage de lui-même. Le problème est que cet excès de positivité n’est pas supportable par tout le monde. Cet impératif de performance conduit à l’épuisement, à la dépression qui surviennent quand le sujet performant n’arrive plus à pouvoir. Le sujet performant risque de s’exploiter lui-même jusqu’à se consumer complètement.
C’est ainsi que le XXIe siècle naissant voit se développer des affections neuronales telles que la dépression, le trouble de déficit de l’attention-hyperactivité (TDAH), le trouble de la personnalité « borderline » (TPB) ou le syndrome du « burn-out », formes d’infarctus de l’âme. Ce sont les nouvelles pathologies collectives de la société de fatigue. Cette fatigue d’épuisement est une fatigue de puissance positive.
Reprenant une observation de Peter Handke dans son « Essai sur la fatigue », Byung-Chul Han montre que cette fatigue est une fatigue séparatrice, exclusive qui provoque la solitude et l’isolement. Le sujet en crise a perdu conscience des autres. Il en résulte que ces fatigues sont violentes parce qu’elles détruisent toute collectivité, communauté, proximité.
On voit aussi la société évoluer vers une société du dopage par des renforcements neurologiques. D’abord pour accroître la performance : pourquoi se priver de ces molécules qui vous permettent d’être plus efficace, rapide, résistant au stress etc…et ensuite pour tenir, pour combattre les effets de la fatigue grandissante ou de l’infarctus de l’âme. D’où le rôle grandissant de la psychiatrie et de sa pharmacopée pour traiter ces affections neuronales.
Après cet exposé rapide et partial du livre de Byung-Chul Han, revenons à ce drame du crash de l’Airbus provoqué par son pilote. En effet, avec toutes les précautions dues à la fragilité des informations disponibles sur ce pilote, il n’est pas possible de ne pas voir dans cet homme l’exemple même du sujet performant écrasé par un infarctus de l’âme.
Que nous dit-on de lui ?
C’était un jeune homme normal, sportif, d’une banalité désespérante, dont le rêve était de voler et de devenir commandant de bord. Cependant il a eu du mal à terminer sa formation de pilote et il aurait déjà fait un burn-out à ce moment-là. Néanmoins il est embauché comme copilote mais des souffrances psychologiques le poursuivent, semble-t-il, et il commence à prendre des médicaments. Puis il cache à son employeur des arrêts de travail prescrits par son médecin. Comprenant que son rêve va se briser, il décide de se suicider en provoquant la chute de l’avion qu’il pilote. Mais il tue en même temps 144 personnes.
On retrouve dans ce bref rappel, les éléments décrits par Byung-Chul Han : le Moi idéal, l’image du pilote commandant de bord, seul maître à bord dans l’immensité du ciel, le burn-out, les symptômes de dépression et l’échec, l’impossibilité d’y arriver.
Mais comment en arriver à cette folie meurtrière ? On connaît les suicides des personnes qui n’arrivent pas à résister à un burn-out, mais ici la dimension meurtrière du geste est stupéfiante. Comment est-il possible de condamner à mort, de sang-froid, des passagers que l’on a vu monter dans son avion ? Probablement, parce que, enfermé dans son drame personnel, il avait perdu conscience des autres. C’est le thème de la violence engendrée par la fatigue séparatrice qui rompt le lien avec les autres, avec la société.
Bien entendu, ce drame est un signal fort pour l’ensemble des compagnies aériennes qui vont revoir leurs procédures, leur mode de suivi psychique de leur personnel etc…; Mais Byung-Chul Han nous dit que le problème est plus profond et concerne une grande partie de nos sociétés développées.
Laisser un commentaire