Grâce à son nouveau film « La loi du marché », le réalisateur Stéphane Brizé concourait pour la première fois en compétition officielle à Cannes. Aussi discret que talentueux, le réalisateur, en étroite collaboration de son acteur fétiche Vincent Lindon, a été mis sous les feux des projecteurs. Chômage, précarité, petites annonces, Pole Emploi… « La loi du marché » dit l’injustice d’une société qui abandonne l’humain aux griffes de l’économie. Jean Marie Bergère livre pour Metis son analyse de ce film d’actualité.
Une usine a fermé et Thierry Taugourdeau a été licencié. Quinquagénaire solide, incarné avec beaucoup de justesse par Vincent Lindon, il se démène. Il sera bientôt en « fin de droit ». Enfin un emploi est trouvé et la période d’essai terminée. Il est agent de sécurité dans une grande surface. Il lui faut juste apprendre à ne faire confiance à personne, tout client, jeune, vieux, homme, femme, seul, en couple, blanc, black, beur, est suspect. Tout collègue également. Comment garder son souffle et sa dignité quand « la loi du marché » menace de vous passer par pertes et profits ?
Acte 1 : Le parcours du combattant
Thierry est plutôt d’un naturel heureux. Il apprend à danser le rock avec son épouse. Rock ‘n’ Roll ! Leurs corps et leurs sourires disent leur proximité et leur complicité. Son fils handicapé moteur est source de joies multiples. Il va passer son bac. Il est aimant, aimé et combatif. Dans cinq ans, l’emprunt sera remboursé et le couple sera propriétaire de son appartement. Le mobile home au bord de mer est là pour les vacances. A 51 ans, Thierry a construit quelque chose. Il le doit à son travail, il en est raisonnablement fier. Il se sent un type bien.
C’est avec ce capital qu’il affronte le licenciement et le chômage. Chercher un emploi est un travail très difficile. On n’est jamais préparé à devenir un chômeur et encore moins un chômeur senior de longue durée (chômeur LD + 50 ans, pour les statistiques). Pôle Emploi propose des formations. Celle de grutier, suivie par Thierry pendant quatre mois, ne lui permet pas de travailler, il lui manque une expérience dans le bâtiment ou les travaux publics. Il est probable qu’elle a été prescrite parce qu’une place était disponible dans ce stage à cette date… Quatre mois de perdu. Le séminaire d’entraînement aux entretiens d’embauche se révèle brutal quand les compagnons d’infortune se font procureurs et s’humilient les uns les autres sans états d’âme. La bienveillance n’a pas de place dans la compétition pour l’emploi.
Les humiliations en appellent d’autres. Gare à celui qui montre sa vulnérabilité. La banque est prompte aux conseils les plus intéressés pour récupérer l’argent prêté, les acheteurs potentiels du mobil-home marchandent dans vergogne au delà du raisonnable, le recruteur potentiel avertit qu’il donnera sa réponse par mail. Cela semble déjà beaucoup de répondre, il y a tant d’autres candidats.
Acte 2 : Thierry trouve un emploi
Talkie walkie bien en mains, écrans de contrôles à sa disposition, caméras directionnelles omniprésentes, il surveille. Il surveille les clients du supermarché et ses collègues par la même occasion. Les consignes autorisent une certaine mansuétude vis-à-vis des clients. Avant d’appeler la police, les vigiles proposent à ce retraité déconfit qui avoue avoir mis « machinalement et pour la première fois » deux barquettes de steak haché dans la poche de sa veste, ou à ce jeune qui a volé un chargeur de téléphone « pour quelqu’un qui lui a demandé », de réintégrer leur larcin dans leurs achats, de payer, s’ils le peuvent, et d’en rester là.
En revanche la sévérité est absolue envers les caissières qui récupèrent quelques bons de réduction -ils pourraient être réutilisés à leur profit- ou quelques points pour leur propre carte de fidélité. Tolérance zéro. Humiliation publique et renvoi immédiat. Il est vrai que la direction générale du groupe a identifié un léger sureffectif. Et quand elle réunit les salariés du magasin suite au suicide de Madame Anselmi, licenciée dans ces conditions, c’est pour expliquer que les causes d’un tel acte sont multiples, que chacun a sa part d’ombre et qu’il faut savoir que son fils se drogue. Une fois, deux fois, trois fois Thierry fait son job. Il authentifie la faute. Et puis c’est trop pour lui. Il ne tient plus. Il part.
Le film de Stéphane Brizé n’est pas un film à thèse ni un reportage sur la recherche d’emploi, les travailleurs précaires ou le management par le flicage et la peur. Il faut plutôt le rapprocher de la Collection « Raconter la vie » et du Parlement des invisibles. Ce qui est filmé est quotidiennement sous nos yeux. Sans même avoir à détourner le regard, nous ne le voyons pas. Ça se joue dans les coulisses, c’est interdit au public. Les chiffres sont là aussi-43% des demandeurs d’emploi le sont depuis plus d’un an, soit 2,25 millions dont plus de la moitié depuis plus de 2 ans, plus de 30% de ces personnes « durablement éloignées de l’emploi » ont plus de 50 ans, et ce chiffre augmente sans cesse- mais que nous apprennent ces statistiquesquand ceux qui s’en abreuvent imaginentque 200 contrôleurs recrutés par Pôle Emploi vont les « redynamiser » et les « aider » à sortir du chômage.
Epilogue
L’histoire de Thierry est singulière. Elle n’est pas faite de généralités. C’est la condition pour que le film soit réussi, et il l’est. Pourtant elle nous dit beaucoup sur le monde tel qu’il va. D’un côté « la loi du marché »,l’usine qui ferme, des emplois peu qualifiés et peu reconnus, des relations de travail contaminées par la mise en concurrence de tous contre tous et par le discours des dirigeants où les mots « confiance », « qualité », « équipe », « motivation » semblent issus d’une rhétorique sans usage.De l’autre côtéce qui lui résiste. Thierry et son combat pour travailler, les limites qu’il oppose à ceux qui l’humilient -parce que c’est en leur pouvoir ou par inadvertance peu importe-l’énergie qu’il puise dans son parcours et dans l’affection de ses proches, la possibilité d’une communauté de travail, celle entrevue à l’occasion du pot qui fête le départ en retraite de Gisèle, une collègue appréciée et que les mots fraternels prononcés à cette occasion font rougir de plaisir et d’émotion.
Serions nous des millions à descendre dans la rue pour dire » Je suis Thierry » ? Pas sûr. Comme lui nous sommes souvent tentés de tourner la page, de rendre notre tablier, advienne que pourra. Quand s’engager dans une nouvellelutte collective semble irraisonnable -symboliquement dans le film, Xavier Mathieu, leader syndical de la lutte contre la fermeture de l’usine Continental de Clairoix, dans son propre rôle, ne parvient pas à convaincre Thierry de reprendre le combat-, quand le suicide d’une collègue n’en fait ni une « épidémie » ni une option personnelle, quand la résignation n’est simplement pas possible et que les humiliations vous étouffent, reste la fuite. C’est le prix que Thierry doit payer pour préserver sa dignité et, nous dit-il,sa santé mentale. C’est la conclusion implacable et terrible de ce film exceptionnel et qui pourrait bien symboliser notre époque. Voice, loyalty, exit . Pour beaucoup « exit » estaujourd’hui la seule issue possible.
Laisser un commentaire