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par Patricia Ferrand, interviewée par Jean Louis Dayan

Le régime paritaire d’assurance chômage français (l’UNEDIC) est géré depuis l’origine (1958) par les partenaires sociaux. Ce sont eux qui négocient périodiquement ses règles, la dernière convention ayant été signée en 2014. Avec 34 Milliards d’euros en recettes pour 38,5 Mds € en dépenses, l’UNEDIC attend un déficit de 4,6 Mds en 2015, et une dette cumulée de 35 Mds € à l’horizon 2018, malgré la baisse du chômage qu’il prévoit ces trois prochaines années. Au-delà de cette difficile équation financière, dont la composante conjoncturelle est forte, Metis a voulu savoir comment le régime d’assurance chômage perçoit les transformations structurelles de l’emploi, et comment il peut envisager d’y répondre à l’occasion des négociations à venir. Patricia Ferrand, secrétaire confédérale CFDT, présidente de l’UNEDIC, a bien voulu répondre à nos questions.

 

 

Les formes d’emploi continuent de se transformer : explosion des contrats courts, montée des cumuls emploi-chômage (« activités réduites »), des positions aux marges du salariat (auto-entreprise, portage salarial) ou des « tiers employeurs » (intérim, groupements d’employeurs, coopératives d’emploi)… Comment le régime d’assurance chômage se situe-t-il face à ces changements ?

 

UNEDIC

Je dirai d’abord que la fusion ANPE-ASSEDIC décidée en 2008 a permis à l’UNEDIC, en transférant le versement des allocations chômage (avec les personnels et les budgets correspondants) au nouvel opérateur Pôle emploi, de se recentrer sur le cœur de sa mission : la mise en œuvre des accords négociés d’assurance chômage. Aujourd’hui, l’UNEDIC assure la prescription réglementaire et la gestion financière du régime d’assurance chômage, mais également appuie les partenaires sociaux avant, pendant et après les négociations. Ce changement de posture a permis à l’UNEDIC, appuyé notamment sursa nouvelle Direction des études et analyses, d’enrichir sa réflexion en complétant les analyses financières de court terme par une évaluation approfondie des effets produits par les accords d’assurance chômage sur l’emploi et le marché du travail.

 

Ainsi, l’UNEDIC alimente notamment les travaux du « Groupe paritaire politique » décidé dans laconvention de 2014, et chargé de réfléchir, en amont des renégociations périodiques, aux évolutions structurelles à moyen terme du régime. Sans qu’on puisse à proprement parler de « diagnostic partagé », chaque organisation ayant légitimement sa propre vision des choses, ces changements ont facilité les échanges entre partenaires sur les questions stratégiques, ne serait-ce par exemple que pour mieux comprendre qui sont aujourd’hui les « demandeurs d’emploi », dont les profils sont bien différents des « travailleurs involontairement privé d’emploi » des origines du régime.

 

À ce propos, quels effets les règles du régime ont-elles selon vous recherchés, ou produits, dans la période récente ?

 

J’en vois principalement trois :

• sécuriser les parcours récurrents, faits d’une succession d’allers-retours entre emploi et chômage ;
• inciter à reprendre un emploi, non parce que les demandeurs d’emploi ne rechercheraient pas activement, mais pour prévenir le chômage de longue durée, source majeure d’exclusion ;
• éviter la constitution de « poches à précarité » risquant d’enfermer les moins qualifiés dans un segment de marché fait d’emplois courts, de mauvaise qualité et sans perspective.

 

J’ajoute qu’il nous faut nous intéresser aux effets de nos règles non seulement sur les demandeurs d’emploi, mais aussi sur les employeurs, dont elles peuvent fortement influencer le comportement en matière d’embauche et de rupture, en particulier dans les secteurs où la rotation de la main d’œuvre est traditionnellement la plus forte. C’est d’ailleurs l’un des sujets d’évaluation de l’UNEDIC, dont des premiers résultats ont été récemment présentés auGroupe politique paritaire.

 

 

Mais depuis la fusion ANPE-Assedic, les « dépenses actives » du régime (celles qui visent à faciliter le retour à l’emploi plutôt qu’à seulement indemniser) ne se sont-elles pas beaucoup réduites ?

 

C’est vrai que depuis la fusion, l’UNEDIC verse chaque année à Pôle emploi 10 % de ses recettes (soit 3,2 Mds€ cette année) ; ils servent principalement à financer la gestion de l’indemnisation (l’activité des ex-Assedic), mais aussi l’accompagnement des demandeurs d’emploi par des mesures « actives » (formation, orientation, techniques de recherche d’emploi…).

 

Cependant le régime continue de financer directement certaines mesures actives, comme l’aide à la reprise et à la création d’entreprise (ARCE, pour 700 millions d’euros, moitié sous forme de capital, moitié sous forme de garantie d’indemnisation en cas d’échec) ; ou encore le contrat de sécurisation professionnelle (CSP), auquel il contribue avec l’Etat pour accompagner les licenciés économiques.

 

Ce dernier est pour moi l’occasion de pointer une question majeure en matière d’accompagnement de la recherche d’emploi. La crise de 2008-2009 ayant fait exploser notamment les entrées en indemnisation pour fin de missions d’intérim (sur lesquelles a porté en premier l’ajustement), une extension du CSP aux salariés intérimaires a été expérimentée ; sans grand succès. Cette expérience soulève à mon sens à une question majeure : la difficulté pour les chômeurs récurrents, placés sous la pression de l’urgence et de la nécessité, de se projeter dans un parcours d’accompagnement vers l’emploi durable, qui demande du recul et du temps. D’autant que Pôle emploi, qui met plutôt l’accent sur l’accompagnement des demandeurs éloignés de l’emploi, n’a pas développé jusqu’à aujourd’hui d’offre de service adaptée aux demandeurs récurrents, dont le retour rapide à l’emploi est certes fréquent, mais fragile. Dans la dernière convention Etat-Unedic-Pôle emploi, nous avons donc fixé à Pôle emploi un objectif d’expérimenter une offre de services spécifique.

 

Car le risque, très préoccupant, reste de voir se concentrer la rotation entre emplois courts et chômage sur une fraction des travailleurs, qui seraient toujours les mêmes à tourner sans perspective de stabilisation. Une telle polarisation renvoyant évidemment à celle qui sépare les non qualifiés des qualifiés. Avec pour le régime d’assurance chômage ce dilemme : comment indemniser correctement les demandeurs récurrents sans renforcer du même coup la segmentation du marché du travail ? Le danger est ici celui des « effets d’aubaine », qui permettent aux employeurs de faire tourner rapidement une main d’œuvre peu qualifiée, en quelque sorte aux frais du régime ; ou encore aux demandeurs d’emploi d’optimiser leurs durées d’emploi en tablant sur l’indemnisation pour compléter leur revenu.

 

La question se pose particulièrement pour le cumul entre indemnisation et revenu d’activité, qui permet à l’UNEDIC de verser une partie de leur allocation aux chômeurs qui ont travaillé dans le mois. Son accès a été progressivement élargi au fil des conventions, au point qu’aujourd’hui, sur un total de 2,4 millions d’allocataires, près de 1,3 million travaillent chaque mois, dont la moitié en cumulant allocation et revenu. Mais les premières études de 2013 dont nous disposons (hors intérim) montrent que ces comportements « opportunistes » sont rares, et que ce dispositif de cumulasurtout un réel effet de sécurisation des parcours. Des analyses complémentaires sont cependant nécessaires pour comprendre les pratiques des secteurs, très variables en la matière.

 

 

N’y a-t-il pas aussi une piste intéressante du côté de « l’activité partielle », mise au point en 2009-10 pour élargir et simplifier le système du chômage partiel, et qui pourrait permettre aux entreprises françaises de maintenir plus d’emplois en période de crise, comme l’ont fait les entreprises allemandes avec le « Kurzarbeit » ?

 

Sans doute, mais de fait ce système reste peu mobilisé en France, mis à part quelques secteurs où le chômage partiel est de tradition, comme dans la métallurgie. Cela vient je crois du fait que tout se passe en France comme si l’on « tirait sur l’élastique » (en jouant sur la durée du travail) jusqu’à ce qu’il casse : au-delà d’un certain point, plus ou moins vite atteint, nombred’entreprises, particulièrement les PME, choisissent la rupture du contrat de travail (flexibilité externe) à la modulation à grande échelle du temps de travail (flexibilité interne). Cela relève d’une logique de court terme, où prime la concurrence par les coûts, et d’une vision stratégique souvent limitée. Ici, notre modèle d’emploi renvoie directement à notre modèle productif, et l’on ne peut réformer l’un sans questionner l’autre.

 

Et qu’en est-il du « bonus-malus », c’est-à-dire de la modulation des cotisations patronales versées au régime selon leurs comportements d’embauche et de rupture ? L’UNEDIC a déjà fait un pas en ce sens avec la « surcotisation » sur les CDD pour surcroît d’activité instaurée en 2014. Faut-il aller plus loin ?

 

Cette mesure me semble en tout cas offrir un exemple du positionnement du régime dans la négociation sur l’emploi : il y a eu d’abord l’accord national interprofessionnel sur la sécurisation de l’emploi dejanvier2013, qui a posé le principe de la surcotisation, puis une modification de la convention d’assurance chômagequi a permis de la mettre en œuvre dès juillet 2013. Autrement dit, les partenaires sociaux ont discuté d’abord sur l’emploi, puis les négociations sur l’assurance se sont intégrées dans le cadre fixé. Cette démarche est intéressante car le chômage ne peut être abordé sans lien avec l’emploi : ce sont les deux faces d’une même médaille.

 

Quant aux effets concrets de la réforme, le recul manque encore pour voir s’ils induisent de nouveaux comportements des entreprises. Financièrement, les recettes de la surcotisation et les exonérations de cotisations à l’embauche de jeunes en CDI s’équilibrent. Mais il est vrai que la surcotisation retenue pour les CDD est modique, particulièrement pour les CDD d’usage : son effet dissuasif ne peut être que modeste. Au moins les partenaires sociaux ont-ils acté le principe de la modulation des cotisations. La prochaine négociation de 2016 traitera sans doute de ce sujet : le patronat serait plutôt enclin à les supprimer, les organisations syndicales souhaiteraient aller plus loin, par exemple en proposant des cotisations patronales dégressives avec la durée effective des contrats. Une piste intéressante, mais qui soulève la délicate question des transferts de charge entre branches et entreprises.

 


Pour finir, comment votre régime entend-il répondre au brouillage des frontières du salariat auquel on assiste aujourd’hui (avec par exemple le développement de l’auto-entreprise ou des systèmes de tiers employeurs) ?

 

Dans le cas des tiers employeurs, comme les groupements d’employeurs, les coopératives d’emploi, ou le portage salarial, les allocataires sont traités par le régime en salariés comme les autres ; peu importe du point de vue de l’indemnisation que celui qui verse le salaire ne soit pas celui qui dirige le travail. Pour autant, le régime n’est pas insensible à la question de la transformation des relations d’emploi. Sa mission de principe reste jusqu’à nouvel ordre de répondre aux ruptures de contrat de travail subies, en indemnisant les « travailleurs involontairement privés d’emploi ». Soit dit en passant, l’introduction de la rupture conventionnelle, qui donne automatiquement droit à allocation, a ouvert néanmoins une brèche significative.

 

Comme j’ai tenté de l’illustrer dans l’interview, l’UNEDIC est entré dans une réflexion globale sur la transformation des parcours professionnels et alimente les travaux des partenaires sociaux. C’est le cas pour les différents outils de sécurisation des parcours individuels qui ont été ou sont en cours de création sur la base de la négociation collective : le compte personnel de formation, le compte personnel de pénibilité, bientôt le « compte personnel d’activité », auquel il reste à donner son contenu opérationnel. Pour moi, car il n’y a pas encore à l’UNEDIC de point de vue paritaire sur ce sujet, il doit s’agir pour les institutions de l’emploi de faire plus qu’assembler différents droits – ou comptes – personnels.. Je formulerail’une des questions essentielles en ces termes : comment asseoir un nouveau régime sur les parcours personnels sans accroître les inégalités entre actifs ? Le risque est grand en effet de voir se creuser le fossé entre ceux qui sauront utiliser leurs droits personnels (les individus « acteurs de leur parcours ») et les autres. En d’autres termes, il nous faut avant tout veiller à l’effectivité des droits, sous peine d’aggraver fortement les inégalités sur le marché du travail.

 

Nous sommes donc face à un immense enjeu d’accompagnement : il faut une articulation très forte entre droits et accompagnement, sans quoi les droits ne seront effectifs que pour ceux qui en ont le moins besoin. Par exemple : les « droits rechargeables », « les premiers droits Pôle emploi » articulant les droits à indemnisation et accompagnement, introduits en 2014, permettent de mieux indemniser les chômeurs récurrents ; mais si l’on ne veut pas qu’ils aggravent la segmentation entre emplois courts et durables, il faut travailler au retour à l’emploi durable. Pour le dire autrement : attention de ne pas passer de la figure emblématique du licencié économique, qui a prévalu des années 60 aux années 90, à celle du « consultant hyper-qualifié », pleinement acteur de son parcours, qui laisserait le gros des salariés sur la touche.

 

 

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