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Portée par le patronat de l’intérim, l’idée était dans l’air depuis 2008 ; mais c’est un accord de juillet 2013 qui a fait entrer le CDI intérimaire (CDITT) dans le droit positif, dans la foulée de l’Accord sur la sécurisation de l’emploi de la même année. « Cheval de Troie » ou « Flexibilité acceptable » ? Paradoxale, cette nouveauté n’a pas fait, l’unanimité parmi les négociateurs; et elle peine à décoller, avec à ce jour moins de 3 000 contrats signés pour 20 000 attendus sur trois ans. Entretien avec Claire Vivés et François Sarfati, sociologues au Centre d’études de l’emploi.

 

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Vous avez rencontré pour cette recherche toutes les parties prenantes de la relation triangulaire qu’est le travail intérimaire : patronat et syndicats du secteur, mais aussi responsables d’agences, entreprises utilisatrices et salariés intérimaires. Commençons par l’acteur patronal : pour quelles raisons a-t-il voulu ce « CDITT »?

Nous datons son initiative de 2010-11, quand la France transpose en droit national la directive européenne de 2008 sur le travail temporaire. Ce texte vise à encourager, comme cela se pratique déjà en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, la création de CDI entre travailleur intérimaire et agence pour couvrir, sans terme défini, une succession de missions (et donc « d’intermissions »), plutôt qu’en enchaînant au coup par coup des « contrats de mission » calés sur la durée de chaque période en entreprise. Prism’emploi, syndicat patronal du secteur, voit de nombreux avantages à cette formule. Ce serait un moyen de diversifier l’offre de services en réponse à la concurrence croissante des CDD courts. Mais aussi d’augmenter ses marges en développant un produit plus rentable que l’intérim classique, parce qu’il réduit les coûts de gestion et échappe à l’indemnité de 10 % due à chaque fin de mission. Et, pourquoi pas, de revenir sur les limites temporelles que la loi fixe au recours à l’intérim : délai de carence entre deux missions dans une même entreprise, durée maximale de mission de 18 mois. Il faut cependant attendre la négociation nationale interprofessionnelle sur la sécurisation de l’emploi engagée en 2012 pour que Prism’emploi décide de faire du CDITT, non sans avoir tâté le terrain du côté syndical, un véritable cheval de bataille. L’ANI en préparation prévoit en effet d’instaurer, au titre de la sécurisation des parcours, une surcotisation chômage de 0,5 % sur tous les contrats courts (moins de 3 mois), qui menace les entreprises de travail temporaire (ETT) d’un surcoût de 200 à 300 millions d’euros. Prism’emploi obtient d’en être exonéré à condition d’entamer avec les syndicats une négociation spécifique, qui va aboutir à l’accord du 10 juillet 2013 sur « la sécurisation des parcours professionnels des salariés intérimaires » : ce sera l’acte de naissance du CDITT.

Ce sont donc surtout des raisons financières qui ont conduit à sa création ?
C’est plus compliqué que cela. Les grandes entreprises du secteur, celles qu’on appelle « les majors », développent de longue date des stratégies symboliques pour corriger l’image d’une activité souvent perçue à l’origine, par le monde syndical comme par l’opinion, comme une forme moderne de trafic de main d’œuvre et de précarité extrême. Elles se sont par exemple investies de longue date dans la réinsertion des publics dits fragiles en créant des ETT d’insertion. Elles ont obtenu en 2005 d’être associées au service public de l’emploi pour placer des chômeurs sur CDI,et mis en place un fonds sectoriel d’action sociale (le FAS-TT)… Elles affichent ainsi leur volonté d’œuvrer pour la sécurisation des parcours professionnels des intérimaires (cf. l’intitulé de l’accord de juillet 2013) et de « penser le salariat de demain ».

Qu’en a-t-il été du côté syndical ?
Nous ne vous surprendrons pas en disant que les positions ont été contrastées. Mais pas forcément dans le sens attendu, eu égard à la forte spécificité de l’emploi intérimaire et de ses enjeux.
Il ne semble pas y avoir eu beaucoup de réflexion préalable de la part de la CFDT. Mais elle se montre ouverte lorsque le patronat met son projet sur la table ; on pourrait résumer sa position comme suit : « pourquoi pas, si ça peut apporter de la stabilité aux intérimaires ? » Il faut se souvenir que c’est cette confédération qui a porté, avec succès, la revendication d’une surcotisation sur certains contrats courts, mais qu’elle reste lucide quant à son impact immédiat : entre 0,5 % et 3 %, c’est trop peu pour un effet sensible sur les durées d’embauche ; elle y voit plutôt un premier pas sur la voie d’un « bonus-malus » général dans l’assurance chômage. Le CDI-TT est un autre moyen de poursuivre le même objectif de « dé-précarisation », selon l’expression mobilisée.

La CGT-FO répond au contraire par une objection de principe : ce n’est pas aux représentants des organisations syndicales et patronales de changer le droit du contrat de travail, et en particulier du CDI. Introduire un CDI-TT serait toucher au CDI dans son ensemble. Or ce dernier ne saurait être un objet de négociation collective : il doit rester l’affaire du législateur.

La CFE-CGC réagit d’abord en représentante des salariés permanents des agences d’intérim, préoccupée de l’impact que peut avoir le CDITT sur leur métier et leurs conditions de travail (recrutement, gestion des intermissions…). Au cours de la négociation, elle s’est attachée à défendre une rémunération minimale supérieure au SMIC pour les intérimaires cadres. La CFTC s’y montre aussi favorable, y voyant un moyen de faciliter la conciliation vie professionnelle – vie familiale.

Reste la CGT. Il se trouve qu’elle plaide depuis longtemps pour un « nouveau statut du travail salarié » et une « sécurité sociale professionnelle » qui garantisse la continuité du statut salarial tout au long des carrières. Elle n’a donc pas d’opposition de principe à l’idée d’un CDI intérimaire ; mais ce qu’elle veut, c’est un CDI pour tous les intérimaires (signé à terme avec la branche, et non l’entreprise de travail temporaire, comme structure porteuse). N’ayant pas signé l’ANI de janvier 2013, elle peut difficilement signer l’accord sur le CDI-TT ; pourtant elle va participer à sa négociation, en tentant d’y tracer plusieurs lignes rouges : pas de « deal » dispensant l’intérim de surcotisation ; pas de remise en cause « collatérale » du droit commun de l’intérim ; et pas de CDI-TT « optionnel » : le basculement en CDI doit être automatique, au moins pour certains publics cibles, au bout d’une certaine durée d’emploi en intérim.

A quel compromis la négociation a-t-elle finalement abouti ?
L’accord de juillet 2013 institue bel et bien un CDI intérimaire, avec pour objectif la signature de 20 000 contrats dans les 3 ans. Il ne se contente pas d’en poser le principe, mais tranche plusieurs des questions au cœur de la négociation :

• Le CDI-TT sera « choisi », c’est-à-dire issu du libre accord du salarié et de l’ETT qui l’embauche- ou le bascule – en CDI. En d’autres termes, pas de passage « de droit » en CDI pour les intérimaires ayant atteint une certaine ancienneté. Tout juste Prism’emploi concède-t-il qu’une « attention toute particulière sera accordée à la candidature des intérimaires ayant une ancienneté dans l’ETT de 2 400 heures dans les 24 derniers mois » (l’équivalent d’un ¾ temps pendant deux ans).

• En revanche les organisations syndicales obtiennent que l’éventail des postes susceptibles d’être proposés à l’intérimaire en cours de CDI soit restreint a priori : le contrat doit viser au plus trois types d’emploi et fixer un « périmètre de mobilité » géographique ; le salarié peut refuser toute mission dont la rémunération décrocherait de plus de 30 % par rapport à la précédente (des dispositions qui rappellent celles de « l’offre raisonnable d’emploi » qu’un chômeur est tenu d’accepter).

• L’accord statue aussi sur l’épineuse question des « intermissions ». L’acteur patronal souhaitait les considérer non comme du temps de travail effectif, mais comme une forme de chômage partiel, indemnisé à 60 % du salaire de référence, les ETT se substituant en quelque sorte à Pôle emploi entre chaque mission. Les syndicats obtiennent finalement que le CDI-TT fixe un « temps d’emploi » englobant temps de travail en mission et temps des intermissions, et qu’il y associe une « garantie minimale mensuelle de rémunération » (GMMR) fixée en pourcentage du SMIC (hors heures supplémentaires) : 100 % pour les ouvriers et employés, 115 % pour les agents de maîtrise et techniciens, 125 % pour les cadres. La rémunération du CDI-TT sera donc intégralement du salaire – soumis à ce titre à cotisations sociales – et non un mix de salaire et d’allocation. Contrepartie logique, l’intérimaire-CDI en intermission doit se tenir à disposition de l’ETT et accepter les formations qu’elle lui propose.

Ajoutons que selon le patronat de l’intérim, l’introduction du CDI rendrait sans objet deux éléments de rémunération des intérimaires « classiques »: l’indemnité de congés payés et l’indemnité de fin de mission, toutes deux de 10 %. Le secteur de l’intérim s’engage toutefois à verser l’équivalent de la seconde au « fonds de sécurisation des parcours des intérimaires » institué par le même accord. L’équivalent de la « surcotisation » de 0,5 % sur les contrats courts viendra également abonder ce fonds, destiné à financer des actions de formation et d’accompagnement.

Les craintes de ceux qui, côté syndical, voyaient dans le CDI-TT un « Cheval de Troie » menaçant de déréguler le travail intérimaire dans son ensemble n’étaient donc pas fondées ?
Il est vrai qu’hormis les inévitables dispositions particulières que nous venons de souligner, l’accord de juillet 2013 a soumis pour le reste le CDI-TT, sans rien y changer, aux règles de l’intérim « classique », particulièrement à celles qui garantissent l’égalité de traitement avec les salariés permanents des entreprises utilisatrices.

Pourtant, le CDI-TT a tout de même un peu joué comme un Cheval de Troie, mais à retardement. Le fait que l’accord signé n’ait finalement touché ni au délai de carence ni à la durée maximale n’a pas convaincu Prism’Emploi de renoncer à sa vieille revendication. La pression a continué de s’exercer hors négociation, et elle a fini par être suivie d’effet :  » la loi « Rebsamen  » d’août 2015 sur le dialogue social et l’emploi reprend l’accord sur le CDI-TT, mais y ajoute au passage deux dispositions non négociées, en supprimant le délai de carence entre missions et en portant la durée maximale d’une mission de 18 à 36 mois.

Que dire, pour finir, des usagers du CDI-TT ?
Avec moins de 3 000 contrats signés près d’un an et demi après l’agrément, l’objectif des 20 000 en 3 ans n’est pas en passe d’être atteint : le succès n’est pas (encore ?) au rendez-vous. De fait, ce que nous avons constaté sur le terrain, c’est qu’aucune des parties prenantes ne manifeste beaucoup d’enthousiasme pour le nouveau dispositif.

• C’est vrai des agences d’intérim, de qui il exige un changement de paradigme : il s’agit de garantir une continuité individuelle aux parcours des intérimaires, et pour cela de développer en interne les compétences nécessaires ; le fait que le CDI-TT procure de meilleures marges ne semble pas suffire à les en convaincre.

 

• Côté entreprises clientes, les bénéfices du recours au CDI-TT en termes de RSE ne semblent pas non plus suffisamment motivants ; ce que nous observons, c’est qu’elles ne sont pas vraiment demandeuses de continuité dans leur recours à l’intérim. Au contraire. La norme, solidement enracinée, demeure celle de la mission courte, qui présente en particulier à leurs yeux l’avantage de « mettre la pression » sur les salarié temporaires ; en caricaturant à peine, pour l’utilisateur, l’emploi temporaire, c’est « à la semaine, et point barre ».

 

• Mais la motivation manque aussi chez les intérimaires eux-mêmes. Dans leur immense majorité, ceux qui se voient proposer le contrat sont des travailleurs peu qualifiés (opérateurs de production, caristes…), soucieux de sécuriser à court terme leur situation sociale (en vue de l’accès au crédit bancaire ou au logement locatif) mais sans illusion sur leurs possibilités de construire un parcours professionnel réellement ascendant dans la durée. Sans compter que le plus souvent, le CDI-TT leur fait financièrement perdre au change : les bénéfices de la garantie de rémunération (qui ne sont d’ailleurs pas toujours avérés en période d’intermission) ne compensent pas la perte des indemnités de congés payés et de fin de mission, ni de l’indemnisation chômage en « activité réduite ». Il n’est pas rare qu’ils perdent au total de 200 à 400 euros chaque mois. Ce qui explique sans doute que nous ayons observé beaucoup de refus de CDI-TT (que d’ailleurs les agences ne songent pas à sanctionner), des démissions en cours de route, mais pour l’instant aucun licenciement.

 

Pour en savoir plus

Claire Vivés et François Sarfati sont sociologues au Centre d’études de l’emploi, ils ont enquêté sur la genèse et la mise en œuvre du CDI interimaire ; leur recherche met au jour bien des enjeux qui valent pour le droit du travail et la sécurisation des parcours.

Voir leur note publiée par l’Institut européen du salariat (IES,).

 

 

 

 

 

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.