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par Gérard Reyre

Par principe, philosophie ou idéologie, la fonction RH a (ou devrait avoir) cette vocation, qui la distingue des autres, de créer ce que nous pourrions appeler une co-obligation de réciprocité pour tous les salariés engagés dans une même activité. Vivre et travailler ensemble dans l’espace-temps qu’est l’entreprise ! Ambition noble et redoutable, sans doute mal engagée si l’on en croît l’abondance des process et autres procédures qui sortent sans cesse de cette fonction RH, déroulant ainsi un tapis rouge aux ténors de « l’entreprise libérée » qui doutent de la moindre efficacité de son rôle et la considèrent, pour le dire franchement, parfaitement inutile.

Gerard Reyre

De quoi sommes-nous donc obligés dans une entreprise et qui peut en répondre ? La première intuition renvoie à la nécessité de mettre ensemble, des paroles, des pensées et des actions afin de produire, grâce à la délibération et à la législation, des habitus, des règles de vie s’appliquant à tous ceux qui poursuivent une même fin : réaliser un produit ou un service. Qui peut en répondre ? Tous ! D’accord ! Mais qui en anime la dynamique ?

L’entreprise (la grosse entreprise s’entend) a vécu au rythme des nombreuses fluctuations de ses modèles d’organisation et est toujours traversée par de profondes ambiguïtés quant à la place qu’il convient d’accorder aux individus. Entre contrôle et initiative, le débat n’en finit pas de se dissoudre dans les méandres des rhétoriques en présence.

Prenons, par exemple, la thèse de l’épuisement du modèle taylorien-fordien développée dans les années 90. Après qu’on l’ait pensé en fin de vie, épuisé par les incertitudes des marchés et les innovations technologiques, ce modèle est encore actif, exacerbé même, en certains lieux secoués par la crise. Division du travail, contrôle hiérarchique, organisation centralisée, pouvoir réservé au sommet de la hiérarchie n’ont pas tout à fait disparus alors que, dans le même moment, le client, le produit et sa qualité sont mis au centre de l’organisation ! Le « travailleur-artiste-inventeur » n’est encore qu’une vision idéalisée du salarié du futur… Que de paradoxes, de contradictions, d’équivoques sont plantées, là, aux yeux de tous et dont on se demande qui pourra bien, enfin, prendre en charge la métamorphose attendue, espérée ! Dans le salmigondis des acteurs, les membres des RH ne sortent pas toujours vainqueurs des débats sur les priorités stratégiques.

On sait depuis longtemps les enjeux du changement dans l’entreprise : accroître la capacité des acteurs à se saisir des opportunités, faire l’apprentissage de modes relationnels nouveaux, créer de la valeur par un surcroît de coopération. Beaucoup a été essayé et s’essaye encore : équipes autonomes ou semi-autonomes, travail en groupe (les méthodes sont infinies), décloisonnement entre fonctions et services, organisation par projets, par processus, et, plus récemment, lean management, agilité, etc. Mis à part l’enthousiasme sans frein des consultants zélateurs des toutes dernières modes qui, c’est sûr, redonneront le sourire (et le bonheur en plus) à tous ces salariés désappointés par tant de méthodes aussi éphémères qu’inefficaces, l’heure est au questionnement foncier. Dernière tentative avant l’échouage sous l’impulsion de « l’entreprise libérée » qui invite à taper fort : virer les fonctions supports, dont les RH, et virer dans la foulée les managers, personnels tous plus incompétents les uns que les autres qui encombrent la voie royale de la productivité.

Reprenons pied devant ce geste viril. Qu’il existe des PME/PMI dirigées par des personnalités exemplaires, dotées d’un grand courage et d’une remarquable intuition, nul n’en doute et nous en connaissons. Leurs pratiques méritent autant d’intérêt que d’admiration. A bien y regarder pourtant, chacune a développé son propre modèle qu’il serait bien présomptueux d’essayer de reproduire pour des raisons évidentes de conjecture, d’histoire, de produit, de taille, de personnes, etc. En cela, le thème de la « libération » renvoie donc immédiatement à son pendant, la justice, dont les seuls évaluateurs ne peuvent être finalement que les salariés. Il n’y aurait donc pas de juge suprême (et donc pas de définition absolue) mais des appréciations locales du niveau de libération si l’on peut dire, chaque entreprise développant sa propre certification en « libération ».

 

Mais que fait la fonction RH ?

Les acteurs de la fonction RH sont les observateurs privilégiés de ces mouvements de va et vient entre la représentation de l’homme, être de désir et l’homme, être de besoins (Cf. J.M Haribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, LLL, 2013, p43). Il serait trop long de développer ici le coup de force philosophico-managérial qui a assimilé l’un à l’autre et qui voudrait faire croire que l’intériorisation des normes de compétition et de rentabilité auréolées des promesses de prospérité et donc de bonheur suffise à conforter chacun dans sa place de producteur « heureux ». Qu’en quelque sorte, on puisse isoler une chaîne de besoins et qu’on fasse la promesse, la main sur le cœur, que l’entreprise sait et va trouver la réponse à ces besoins. Il n’y a, par exemple, jamais eu autant d’accords signés dans les entreprises, accords découpant les individus et les collectifs en une myriade de catégories de problèmes à résoudre, de besoins à satisfaire ! Cette fuite en avant semble ne jamais devoir s’arrêter et pourtant !

Une partie du dilemme se trouve là. Les détenteurs d’un savoir RH connaissent ou sentent les contradictions de l’époque et en mesurent les impasses. Nombre d’ouvrages ont évalué par exemple les effets positifs et négatifs de la prescription de subjectivité dans l’activité de travail. Nous y renvoyons notre lecteur.
La communication ne suffit bien sûr pas à combler l’abîme qui s’est creusé entre la nécessité de mettre en commun les modalités d’effectuation d’un produit ou d’un service et la soumission à des process tellement compliqués qu’ils rentrent souvent en contradiction avec leurs propres intentions (complexité de l’organisation et proximité du client, qualité du service et obsolescence programmée du produit, etc.). Pour la fonction RH Il s’agit de prendre position : accompagner le système social sur la base d’une prise en charge de la réalité du vivre et travailler ensemble dans l’entreprise ou, à l’inverse, en accroître la dépendance.
Si la première option est la bonne, il faut en conséquence soumettre la fonction RH à sa responsabilité d’être dans le pouvoir, à défaut d’être le pouvoir !

Ce pouvoir ne peut s’exercer que dans un seul sens et sous l’évidence de cet impératif : expérimenter plutôt que rédiger des accords. Autrement dit, être volontaire plutôt que de subir. La fonction RH n’a pas d’autre issue que de proposer un horizon d’attente qui implique à la fois la reconnaissance de ce qui s’est déjà déroulé (l’histoire comme ressource) et la découverte de ce qui n’est pas connu. L’espace de jeu est celui de l’expérimentation tous azimuts. Voilà la clé d’analyse d’une entreprise vivante où il ne s’agit pas de proclamer le bonheur comme un nouveau mantra mais de tenter de vivre heureusement de son travail et de celui des autres.

L’approche ne peut être qu’inductive, constamment référée aux ressources et aux potentialités du système social. Nul besoin de copier ou de singer les autres ; nul besoin de proclamer la libération (de qui ? de quoi ?) mais une vraie détermination à dégager encore et encore les moments et les lieux d’expérimentation.
L’expansion rapide du numérique, la constitution de réseaux de type collaboratif, les projets de toutes sortes, ouvrent un domaine qui est celui des dilemmes de l’action collective. Dites-moi, qui doit s’en préoccuper, qui doit s’en charger ?

 

Gérard Reyre est sociologue, Directeur associé C & R

 

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