7 minutes de lecture

Les goûts et les couleurs ne se discutent pas toujours, mais les débats ont souvent toute leur place, particulièrement chez Metis. Toni Erdmann – un film de l’Allemande Maren Ade sorti au mois d’août dernier – a suscité diverses réactions au sein de la rédaction de Metis. Découvrez les avis, divergents, de Denis Maillard et de Jean-Marie Bergère.

 

 

Toni Erdmann ou comment montrer son travail, par Denis Maillard

 

Erdman 3

Toni Erdmann, la révélation estivale de l’Allemande Maren Ade, n’est pas une œuvre qui traite du travail ; pourtant celui-ci est omniprésent tout au long des 2h40 que dure le film.

 

Un père fantasque, professeur de musique dans une école en Allemagne, décide de rendre une visite impromptue à sa fille, consultante pour un grand cabinet de conseil allemand en Roumanie. Le job de cette dernière consiste à organiser l’optimisation des installations pétrolières d’une entreprise roumaine rachetée par une firme allemande ; en d’autres mots, qu’elle prononce malencontreusement au cours d’une soirée avec son client, elle doit préparer la réorganisation de l’entreprise et le licenciement de ses salariés. Est-elle heureuse ? « C’est un mot fort, le bonheur », répond-elle à son père qui lui pose la question. En tous cas, elle n’a pas d’état d’âme ; elle fait le job et cherche à pouvoir le faire le mieux possible, préparant avec soin ses réunions et les slides qui vont avec. Pourtant, l’irruption de ce père imprévisible dans le monde policé des consultants internationaux et des expatriés allemands qui semblent avoir colonisé une partie de Bucarest, va plonger cette jeune femme ambitieuse et cérébrale dans une suite de dilemmes moraux que le film va mettre en scène sans jamais les trancher. C’est la fantaisie qu’elle a hérité de son père, mais qu’elle enfouit au plus profond d’elle-même, qui va lui permettre de faire face à chaque fois.

 

Elle commence par subir la présence de son père comme un moindre mal, mais l’accepte d’autant plus volontiers qu’elle s’aperçoit que celui-ci a su gagner l’intérêt du client qu’elle lui a présenté au cours d’une soirée. A peine croit-elle son père reparti en Allemagne qu’il ressurgit sous les traits (à l’aide d’une perruque et de fausses dents) de Toni Erdmann que tout le monde prend pour un coach. Pourquoi est-il revenu ? A cette question, la jeune femme ne va pas chercher à répondre ; elle semble accepter sa présence comme un défi : alors qu’elle a été incapable de dire à son père si elle était heureuse et à lui parler de son travail, elle va décider de faire voir à Toni Erdmann la réalité de celui-ci. Elle l’emmène notamment visiter l’usine qu’elle doit démanteler, le faisant passer aux yeux du directeur roumain pour un conseiller de son client chargé d’observer leurs bonnes relations. Devant la mine suspicieuse du Roumain, les deux Allemands complices et hilares vont jouer un rôle loufoque qui permet au père de s’approcher avec sensibilité au plus près de l’univers professionnel un peu déshumanisé de sa fille. Ce n’est pas à proprement parler « l’instruction au sosie » chère à Yves Clot mais cela y ressemble un peu : prenez un membre de votre famille, emmenez-le avec vous au bureau et faites le passer pour un autre afin de lui permettre d’observer votre travail et tout ce que vous n’arrivez pas à lui dire généralement à ce sujet… Bien sûr, celui-ci peut gaffer et comme Toni Erdmann, pénétré de son rôle de faux conseiller, s’approcher d’un ouvrier roumain pour lui faire remarquer qu’il ne porte pas de protection contre les produits chimiques qu’il manipule. On hésite ici entre le jeu de rôle propre au duo père et fille et l’impertinence permise au seul « bouffon » mais permettant de révéler la vérité : cet ouvrier est en train de s’intoxiquer… « C’était une blague » plaidera ensuite Toni Erdmann pour la défense de celui qui se fait licencier sur-le-champ. Mais s’il est possible de rire pour pénétrer le monde du travail sous une fausse identité, il est plus compliqué de garder son humour avec ceux pour qui la vie ne semble pas être un jeu, sa fille, le directeur de l’usine ou les ouvriers eux-mêmes.

 

C’est ici que se trouve la limite de ce « jeu de l’humour et du bazar » organisé par le père et la différence fondamentale d’avec sa fille : si lui, comme il le conseille à la fin du film, ne perd jamais le sens de l’humour, plus exactement celui de la blague potache au risque de blesser, elle, pour sa part, ne rentre dans ce jeu que dans un but bien défini : donner à voir à son père ce qu’est réellement sa vie et son travail. Afin qu’il comprenne, sans qu’il lui soit besoin de formuler quoi que ce soit et principalement de savoir s’il elle est heureuse ou non. En fin de compte, le film campe une opposition qui donne à réfléchir : au père, pour qui le bonheur infuse en permanence toute la vie, s’oppose sa fille pour qui le bonheur n’est pas une question puisque c’est le travail qui occupe toute la vie. Ces deux weltanschaung, pourrait-on dire, se croisent et dialoguent durant près de trois heures sans jamais que l’une triomphe de l’autre. C’est tout l’intérêt de Toni Erdmann.

 

 

Toni Erdmann ou comment caricaturer le travail, par Jean-Marie Bergère

 

Erdman 4

 

Autant le dire tout de suite je ne me suis pas retrouvé dans l’opposition caricaturale entre le père et sa fille, chacun étant censé incarner une manière de vivre, l’une heureuse, l’autre malheureuse (parler de weltanschaung me paraît excessif tant l’un et l’autre semblent avancer à tâtons …).

 

Je donne ma version. Un homme à l’approche de la retraite, exerçant un métier qui apparemment ne l’intéresse plus – nous saurons juste qu’il est prof de musique – vit seul avec son vieux chien malade et s’emmerde tellement qu’il en est réduit à mettre des fausses dents et une perruque pour amuser ses rares relations et quelques enfants. Il donne ensuite le secret de son malheur : sa fille unique n’est jamais là, elle est happée par son travail, n’a aucune distance avec son métier, elle est consultante et ambitieuse et forcément sans amour (la scène de baise aussi vulgaire que grotesque est là pour nous le démontrer quelques scènes plus tard). Il dira, et c’est le meilleur moment du film, qu’il a dû engager une fille de substitution, présente aux anniversaires et attentive en général aux états d’âme de son père. Il décide de débarquer à l’improviste à Bucarest où sa fille séjourne pour une mission dont elle espère surtout qu’elle la mènera vers une autre mission, en Asie. Et nous découvrons avec Toni Erdmann – nom d’emprunt du père – l’univers impitoyable et sexiste des expatriés allemands à Bucarest. Le choix de la boîte de nuit et le shoping de Madame sont leurs préoccupations principales.

 

Bon, je caricature à mon tour ? Désolé, j’avais envie de rire – c’est une promesse du film – et j’aime rire… j’ai des témoins. J’ai espéré l’étincelle tout au long des deux heures quarante, la saillie, l’allusion, la connivence, l’absurde, la blague… Rien ! C’est qu’aucune de ces deux manières de vivre sa vie, et leur incarnation par des acteurs très moyens, ne me parle, ne me tente, ne m’exaspère, ne me choque. Je n’ai pas plus envie de mettre une perruque pour amuser la galerie à mes dépens que me présenter à poil devant mes collègues pour créer l’esprit d’équipe nécessaire à la conduite d’une mission, qui bien sûr ne peut être que cynique et licencieuse (dans tous les sens du mot !). Désolé Denis, j’ai envie de dire que Toni Erdmann, loin d’être une démonstration de ce qui peut être fait pour montrer son travail, est la démonstration que les oppositions binaires, convenues et caricaturales, nous empêchent de penser et de représenter le travail, ses joies et ses peines. Et pire, elles nous empêchent d’en rire !

 

 

 

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.

+ posts

Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. Président du Comité Emploi à la Fondation de France de 2012 à 2018. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.