Depuis l’apparition de la protection sociale, la logique de notre économie est constante : on cherche à rendre universels les revenus d’activité (le droit au travail figure dans l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) et lorsque l’on n’y parvient pas, on complète ces revenus par des prestations sociales assurant une existence décente. Le grand renversement, auquel le revenu de base voudrait nous amener, consiste à inverser cette logique : on se préoccupe d’abord de donner à chacun un revenu d’existence, avant de le compléter éventuellement par des revenus d’activité. Ce grand renversement est loin d’être anodin. Je propose une réflexion sur ses trois conséquences néfastes, qui ne sont pas toujours explicitées par ses défenseurs. Et suggère ensuite trois alternatives au revenu de base, permettant d’atteindre certains de ses objectifs sans générer ces conséquences problématiques.
Sachons d’abord de quoi nous parlons. Dans son rapport sur les minima sociaux, Christophe Sirugue reprend la définition donnée par le mouvement français pour un revenu de base (MFRB): « le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement ».
Derrière son apparente clarté, il manque un élément essentiel à cette définition : sa finalité. S’il s’agit simplement de permettre à chacun de subsister, on parle d’un revenu de subsistance, bien différent d’un revenu d’existence. Les conséquences de cette distinction sont considérables, mais passées sous silence : par exemple, dans le cas d’un revenu de subsistance, chacun s’efforcera de conserver ou de trouver un revenu d’activité pour le compléter et faire « mieux que subsister » alors que la fameuse « désincitation au travail » est plus forte dans le cas d’un revenu d’existence.
De même, plusieurs expérimentations souvent présentées comme des modalités de mise en œuvre du revenu de base ne résistent pas au critère d’universalité. L’expérience de Plaine-Commune relatée dans ce dossier de Metis (« Un revenu contributif à Plaine Commune », par Bernard Stiegler, Jean-Marie Bergère, 12 Septembre 2016) repose sur un revenu contributif, mais pas un revenu universel (il serait versé à une centaine de jeunes vivant dans les communes de l’agglomération). D’autres expérimentations réservent le revenu dit « de base » à certaines catégories (les plus modestes, les précaires, les demandeurs d’emploi, les jeunes, etc.) en contradiction avec le principe d’inconditionnalité.
Le silence sur les finalités permet à tout un chacun de se retrouver dans le revenu de base, qui apporte une réponse facile et immédiate à bon nombre des défis qui se présentent à nous : la persistance d’un chômage de masse, la menace de ce que Keynes appelait déjà le « chômage technologique », la précarisation et l’« uberisation » du travail, la multiplication des travailleurs pauvres, la complexité des régimes de minima sociaux. Mais derrière cette solution miracle, se profilent quelques dangers qu’il vaut mieux envisager avant d’aller plus loin…
Trois conséquences néfastes du revenu de base
Du droit au travail au droit à la paresse : passage dangereux
Le passage au revenu de base permettrait à certains d’oublier les devoirs liés au « droit au travail » inclus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme pour nous proposer un droit à la paresse. Rien de nouveau : dans « Le droit à la paresse », Paul Lafargue, gendre de Marx, dénonçait déjà en 1880 « la passion moribonde du travail poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu » (voir Eva Quéméré, « Revenu universel : petite histoire d’une grande idée », Metis, 25 septembre 2016) . La mauvaise qualité des conditions de travail est en effet l’un des arguments mis en avant par les tenants du revenu de base. Ce dernier permettrait à ceux qui n’en peuvent plus (de leur travail) de le quitter. C’est la bonne idée du revenu de base, qui consiste à dégager le travailleur de la peur du lendemain pour l’aider à être plus exigeant sur la qualité de son travail, de ses conditions de travail et d’emploi. Enfin une voie de sortie de la souffrance au travail (Christophe Dejours) et autres « bullshit jobs » (David Graeber) !
Mais on ne parle pas de l’effet inverse, tout aussi crédible : avec la distribution inconditionnelle et universelle d’un revenu de base, les entreprises seront incitées à diminuer leur investissement dans le capital humain sous la forme des salaires qu’elles versent : sachant que le postulant dispose déjà d’un revenu lui permettant d’exister, elles seront tentées de réduire les salaires… réduisant d’autant les bases imposables pour le financement du revenu de base. L’impasse du revenu de base apparaît ici clairement : mathématiquement, il est impossible que ce droit à la paresse devienne universel. La France en effet, n’est pas l’Alaska, un pays qui verse un revenu à tous ses habitants grâce à la manne pétrolière. La France n’a pas à sa disposition de rente naturelle à distribuer. Son seul pétrole étant constitué de ses idées, il faudra bien que certains travaillent à les mettre en œuvre pour financer l’inactivité des autres. Veut-on vraiment instaurer une tyrannie des oisifs sur les actifs ?
Deuxième problème : on sait que le travail exerce trois fonctions pour celui qui l’exerce : bien sûr, c’est une source de revenus. Mais c’est aussi un facteur d’insertion dans la société et c’est encore un facteur de réalisation de soi. En ne retenant que la première fonction et en encourageant ainsi les travailleurs à renoncer à leur travail (ou à en chercher un), les tenants du revenu de base prennent le risque de diluer les liens sociaux, les solidarités de métier, les sources de reconnaissance et de créer d’autres formes de désespoir.
Troisième problème : les tenants du revenu de base sont pour beaucoup d’entre eux des victimes du déclinisme du travail : selon l’expression de Marc Andreessen, concepteur du premier navigateur graphique, Mosaic, et désormais l’un des plus influents venture-capitalists, robots et algorithmes « dévorent le monde » et détruiraient nos emplois. J’ai eu l’occasion dans Metis, de dire ce que je pense de cette conception (voir « Robot, mon ami », Metis, 9 Mai 2016). Je pense également que bon nombre de tenants du revenu de base, notamment ceux qui se revendiquent de la décroissance, voient d’un bon œil la désindustrialisation de notre pays, qui se transformerait sans inconvénient en un gigantesque parc d’attractions baigné par la société des loisirs… Ils voient aussi dans le revenu de base, une réponse facile à l’extrême difficulté que connaît la France à réformer son marché du travail. Là encore, c’est une fable puisque contrairement à une idée reçue, la France est l’un des pays européens qui a le plus profondément réformé son marché du travail ces dernières années (voir « Marché du travail : réforme impossible ? »).
Cette conception est aussi celle de la « société du dividende » (par référence à la notion d’euro-dividende défendue par Philippe Van Parijs – voir Metis « A crise européenne, dividende européen ? »), que l’on retrouve dans les fondements du développement durable. Selon cette conception, nous sommes tous également responsables (mais aussi « propriétaires »), d’un morceau de notre planète (et de ses ressources) si bien que notre seule existence justifierait un dividende, une rétribution. Le seul fait de naître dans un lieu donnerait un droit à une part de ses ressources. Cette idée inspire plusieurs implémentations du revenu de base, notamment l’expérience menée par l’Alaska ou par le Canada (villes de Winnipeg et de Dauphin), qui redistribuent ainsi une partie de la rente pétrolière ou minière de leur territoire. Mais dans un pays comme le nôtre, qui ne bénéficie pas d’une rente naturelle, notre rétribution tient à notre contribution, c’est-à-dire au « faire » que nous imprimons, à notre activité, notre travail.
Je remarque d’ailleurs que plusieurs implémentations du revenu de base ne remettent pas en cause la centralité du travail. Dans certains projets, le versement du revenu de base reste conditionné à une obligation de participation sociale, comme c’est le cas pour le « revenu de participation » proposé par l’économiste britannique Anthony Atkinson, qui définit la condition de participation sociale de manière suffisamment large pour couvrir l’essentiel de la population et se rapprocher d’une quasi-universalité -inclusion des travailleurs, mais aussi des chômeurs, invalides, personnes en formation, retraités… De même, dans l’expérimentation menée à Utrecht, les personnes d’un des groupes analysés seront récompensées par un supplément de 150 euros si elles exercent une activité socialement utile alors qu’à l’inverse, les membres d’un autre groupe seront « punis » par le retrait de cet extra s’ils ne parviennent pas à exercer une telle activité (voir Loek Groot, « Utrecht : l’expérimentation d’un revenu de base local », Metis, 9 Juillet 2016).
Le mur du financement
Les tenants du revenu de base n’aiment pas beaucoup les calculs et dédaignent les chiffrages. C’est dommage, car l’exercice de chiffrage permet, par la confrontation au réel, d’évaluer l’univers des possibles. La Fondation Jean Jaurès (voir les références de son étude dans la section « Pour aller plus loin ») a évalué les impacts et les équilibres de financement de trois scénarios de revenu de base :
• 500 € par mois et par Français, soit un montant proche de l’actuel revenu de solidarité active (RSA);
• 750 €, proche du cumul entre les actuels RSA, prestations familiales et logement ;
• 1000 €, un niveau proche du seuil de pauvreté.
Même le premier niveau, modeste en montant, met en tension le système de solidarité et l’objectif de limitation du déficit des finances publiques :
• il nécessite de mobiliser 336 Md€ de dépenses, soit 16 % du PIB ;
• il inclut les ressources des branches maladie et famille ainsi que l’assurance-chômage (rappelons que ces sommes « n’appartiennent » pas à l’Etat mais sont gérées paritairement par les partenaires sociaux)
• il nécessite 38 Md€ de prélèvements obligatoires supplémentaires (près de 2 % du PIB).
Je vous épargne le second niveau, que vous pourrez lire à la page 8 de l’excellente note de la FJJ.
Pour l’anecdote, le troisième niveau suppose la redistribution de 675 Md€, soit la bagatelle de 31 % du PIB, incluant l’ensemble des dépenses actuelles de protection sociale, y compris les retraites (ce qui constituerait le hold-up du siècle auprès duquel le casse de la Wells-Fargo apparaît comme une douce plaisanterie). Malgré cela, le financement est un peu court, si bien qu’il faudrait ajouter 153 Md€ de prélèvements obligatoires supplémentaires, soit… près de 7,5 % du PIB. Fermez le ban !
A ces coûts directs évalués par la FJJ, il faudrait pouvoir ajouter les coûts induits, notamment les coûts sociaux. Par exemple, le redéploiement des dépenses d’assurance maladie (hors ALD, affections de longue durée) par le revenu de base augmenterait le risque de renoncement aux soins, préjudiciable en matière de santé publique.
L’impact social : explosion des inégalités
La version libérale du revenu de base consiste à remplacer les prestations sociales présentées comme peu justifiées (puisqu’elles sont à la main du monstrueux Etat) et inefficaces (puisqu’elles encouragent les bénéficiaires à se laisser porter) par un revenu de base égal pour tous et financé par un impôt dont Friedrich Hayek, Milton Friedman et leurs incarnations plus contemporaines (Marc de Basquiat) aimeraient qu’il soit financé par ce que l’on appelle aujourd’hui une « flat tax » (impôt proportionnel au revenu). Cette version libérale tient par-dessus tout à l’inconditionnalité, car elle permet de retirer du pouvoir à l’Etat : il n’a plus son mot à dire, dans un mode d’uniformité pure et parfaite, dans lequel le milliardaire recevra autant que celui que l’on n’appelle pas pour rien le « nécessiteux ». L’inconditionnalité permet donc, enfin, de mettre à bas le diable, l’Etat-providence.
Dans cette version, le revenu de base apparaît comme triplement inégalitaire :
1. Au lieu de distribuer à qui a besoin, on distribue de façon indifférenciée.
2. On supprime des prestations sociales, qui jouent aujourd’hui un rôle considérable pour réduire (bien sûr en partie seulement) les inégalités primaires de revenu.
3. On complète le financement par une flat tax proportionnelle au revenu et donc très inégalitaire, puisque contradictoire avec le principe de progressivité de l’impôt selon lequel chacun contribue à hauteur de ses moyens.
D’autres conséquences s’ajoutent à ce triptyque ou en découlent :
• La suppression des prestations sociales ouvrirait un large marché aux assurances privées, que seule une partie des bénéficiaires du revenu de base pourrait s’offrir.
• En termes d’inégalités de genre, il est probable que le revenu de base (d’un montant égalitaire et distribué par individu et non par foyer) se traduira par le retour à la maison du salaire le moins élevé au sein du couple, c’est-à-dire, dans la vaste majorité des cas, par celui de la femme.
• Le risque d’approfondissement des inégalités des âges est également important. Comme la plupart des scénarios de financement incluent les fonds de retraite dans leur assiette, et sachant que la pension moyenne des retraités du régime général se situe à 1 066 € en 2015 selon la CNAV, tout revenu de base inférieur à 1.000 euros se traduirait par une paupérisation des retraités, qui eux, n’ont plus toujours la santé nécessaire pour reprendre une activité de complément… Est-ce cela le progrès ?
L’exemple des différents âges de la vie montre bien que l’égalité apparente peut se révéler très inéquitable : on n’a pas les mêmes besoins à 25-30 ans lorsque l’on accède à l’autonomie et à la parentalité qu’à 10 ans lorsque l’on bénéficie du soutien des adultes ou à 60 ans lorsque le capital accumulé durant la vie active procure des revenus. Pourquoi alors se cramponner à un revenu identique pour tous ? Les tenants du revenu de base en ont bien conscience puisque certains d’entre eux excluent les enfants de la distribution (ou la maintiennent, mais avec un montant inférieur), d’autres excluent les retraités (ou les maintiennent avec un montant cette fois-ci supérieur), accrocs multiples au principe d’universalité par ailleurs sacralisé.
Un autre exemple de cette iniquité du revenu de base est la fiction d’absence d’inégalités territoriales : compte tenu de l’importance de plus en plus forte des différences de niveau de vie entre régions, entre zones fortement urbanisées et zones rurales, comment justifier l’existence d’un revenu identique pour tous ?
Il me semble que la liberté revendiquée par cette version du revenu de base (Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, Liber, Un revenu de liberté pour tous, Génération libre, 2015) est celle du renard libre dans le poulailler libre. En 1988, le gouvernement de Michel Rocard avait créé l’ISF pour financer le RMI, ancêtre du RSA. En 2017, va-t-on le supprimer et éliminer la progressivité de l’impôt sur le revenu pour financer un revenu de base ?
Et trois alternatives au revenu de base
Le CPA
L’alternative la plus crédible au revenu de base existe déjà : c’est le CPA (compte personnel d’activité), créé dans le cadre de la loi Rebsamen d’août 2015. Il permet de répondre à un besoin essentiel que le revenu de base tente d’adresser de son côté : faciliter les transitions entre emplois, mais aussi entre emploi et inactivité, travail indépendant, bénévolat, etc. Dans l’étude que j’ai menée (avec Bernard Gazier, Thierry Pech, Bruno Palier, …) pour Terra Nova (« Le bel avenir du Compte personnel d’activité », Note Terra Nova, 16 février 2016) nous recommandons un CPA permettant d’assurer un revenu aux personnes éloignées de l’emploi sans pour autant rompre le lien avec le travail. Ce dispositif puise dans l’expérimentation des territoires « zéro chômage de longue durée », votée en décembre 2015 sur la proposition de Laurent Grandguillaume, inspirée par ATD Quart Monde.
La réforme des minima sociaux
Vous aimez les acronymes ? Intéressez-vous aux minima sociaux : revenu de solidarité active (RSA), allocation de solidarité pour les personnes âgées (ASPA), allocation adultes handicapés (AAH), allocation supplémentaire d’invalidité (ASI), allocation de solidarité spécifique (ASS), allocation veuvage (AV), revenu de solidarité outre-mer (RSO), prime transitoire de solidarité (PTS), allocation temporaire d’attente (ATA), allocation pour demandeur d’asile (ADA).
Cette longue liste illustre la complexité des réglementations concernant les minima sociaux, qui se trouve à la source des motivations des tenants du revenu de base : ce dernier propose une alternative simplifiée (économie de temps et de coûts), permettant aussi d’éviter la culpabilisation des demandeurs, le non-recours aux droits et son contraire, la fraude aux prestations sociales.
Les coûts sont en effet importants et ont attiré l’attention de la Cour des comptes, qui a critiqué « ces dispositifs, en partie illisibles et inefficaces », qui ont vu leur coût exploser avec la crise économique. Ils concernent aujourd’hui 4,21 millions de personnes (+17,6 % entre 2008 et 2013, dont +35 % pour le RSA), et leur montant (hors coûts de gestion et dépenses d’accompagnement) a progressé de 30 % en euros constants entre 2008 et 2014, à 24,8 milliards d’euros.
L’étendue du non-recours aux droits sociaux, autre critique des tenants du revenu de base, a été révélée par une étude de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore, un laboratoire du CNRS rattaché à l’université de Grenoble), qui a publié en 2012, aux éditions de La Découverte, L’Envers de la « fraude sociale » ; le scandale du non-recours aux droits sociaux. D’après une étude de l’Observatoire des Inégalités sur « Le non-recours aux droits en France », publiée en 2011, le taux de non-recours au RMI (Revenu minimum d’insertion, remplacé aujourd’hui par le Revenu de solidarité active) qui s’établissait à 35 % en moyenne en France au milieu des années 1990 (étude d’Antoine Terracol publiée par Les cahiers de la MSE en 2001) n’aurait guère évolué : il est équivalent à celui observé aujourd’hui pour le RSA dit « socle » (pour les personnes sans emploi). Mais surtout, le taux est beaucoup plus élevé pour le « RSA activité », qui fournit un complément de revenus quand ceux liés au travail sont trop faibles. Fin 2009, quelques mois après le remplacement officiel du RMI par le RSA, on observait alors un taux de non-recours de l’ordre de 70 % (Nicolas Duvoux, Le RSA et le non-recours, La vie des idées, 1er juin 2010). L’Observatoire rappelait que tout comme pour son prédécesseur le RMI, « il convient de prendre en compte le nécessaire temps d’adaptation des usagers face à une nouvelle prestation pour expliquer en partie ce non-recours à des aides existantes ». L’ampleur du phénomène a cependant persisté – malgré des chiffrages par nature lacunaires – et c’est d’ailleurs la persistance du non-recours au RSA activité qui a pour partie justifié la suppression de ce dispositif pour aboutir à la création de la prime d’activité. On estime aujourd’hui à 5,2 milliards d’euros le non-recours aux RSA, selon le comité d’évaluation du RSA, chiffre que l’on peut comparer aux 60 millions que représente la fraude au même RSA et à la branche famille de la Sécurité sociale. Contrairement à une idée reçue, les personnes qui renoncent à recourir au RSA activité sont plutôt diplômées (54 % ont le bac et plus). Par ailleurs le taux de non-recours au RSA est plus élevé parmi les étrangers hors Union européenne que parmi les Français, ce qui n’empêchera pas certains d’agiter le fantasme des hordes de profiteurs de notre système social.
Le député socialiste de Saône-et-Loire Christophe Sirugue (qui a été nommé secrétaire d’Etat à l’Industrie depuis la démission d’Emmanuel Macron) avait été à l’origine de la fusion du RSA « activité » et de la Prime pour l’emploi entrée en vigueur en janvier 2016. Il est allé plus loin dans son rapport sur la réforme des minima sociaux (« Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune ») rendu au Premier ministre le 18 avril 2016. Il ne recensait pas moins de dix différents types d’allocations (voir la liste exhaustive ci-dessus) dont bénéficient actuellement quatre millions d’allocataires. Trois scénarios étaient proposés dont le plus ambitieux consiste à regrouper ces dix allocations sur la base d’une « couverture socle commune » d’environ 400 euros par mois, versée sous conditions de ressources à partir de 18 ans. Cette allocation unique serait complétée si le bénéficiaire est une personne âgée, handicapée ou en situation d’insertion professionnelle. Elle serait accessible aux jeunes de 18 à 25 ans alors qu’il faut actuellement deux ans d’activité pour prétendre au RSA jeune. En effet, « priver la très grande majorité des jeunes de l’accès à notre dispositif universel de lutte contre la pauvreté ne me paraît plus acceptable (…) au regard de la situation de nos voisins européens et surtout [de la nécessité] de lutter efficacement contre la pauvreté des plus jeunes, dont la hausse depuis 2008 est malheureusement frappante » (rapport Sirugue). Bercy a chiffré à 6,6 milliards d’euros le coût de l’extension des minimas aux jeunes.
Les propositions de Christophe Sirugue ne perdent pas de vue la nécessité de préserver le lien avec le monde du travail. Il précisait que « traiter la question de la réforme des minima sociaux n’aurait guère de sens si cette réflexion n’était pas complétée par des propositions relatives à l’insertion des allocataires. En effet, au-delà de l’objectif de fournir aux personnes concernées une garantie minimale de ressources, les minima sociaux doivent également viser à ce que leurs allocataires puissent voir leur situation s’améliorer, notamment à travers ces démarches d’insertion ».
C’est ce troisième scénario, le plus ambitieux, qui vient d’être retenu par le gouvernement pour sa réforme des minima sociaux, qui doit être effective dès 2017. A noter qu’en présentant les dispositifs, Manuel Valls a cédé aux sirènes médiatiques en évoquant un « revenu minimum universel garanti », issu du regroupement des différentes prestations. Il ne s’agit pourtant pas d’un revenu de base puisque ce revenu n’est ni universel, ni inconditionnel, ni dénué de contreparties.
Concrètement, il s’agit de simplifier les procédures d’accès à l’ensemble des minima et de relancer les politiques d’insertion professionnelle. Les dispositifs seront formalisés dans le projet de loi de finances, présenté le 28 septembre. Cette approche ambitieuse, mais pragmatique me semble beaucoup plus prometteuse que le revenu de base: elle conserve l’idée d’une adéquation des prestations sociales à des situations ou des besoins précis ; elle ne renverse pas la centralité du travail ; elle assure une certaine maîtrise des dépenses ; elle constitue un moyen efficace de lutte contre la pauvreté.
Rappelons également que le revenu de base ne réussit pas forcément à résoudre la problématique du non-recours aux prestations. Dans le cas de l’implantation d’un revenu inconditionnel dans des villages du Madhya Pradesh en Inde (l’un des Etats les plus pauvres du pays), on a constaté que 10 mois après sa généralisation, ce programme (par ailleurs très intéressant) n’avait atteint que 10 % des personnes ciblées, et fut abandonné peu de temps après (voir Eva Quéméré, « Le revenu de base : une arme de lutte contre la pauvreté en Inde », Metis, 9 Juillet 2016).
Le revenu de base n’est pas le seul moyen de lutter contre le non-recours. La simplification et le regroupement des multiples types d’allocations permettront d’améliorer la lisibilité du dispositif, de même que la mise en œuvre du principe « dites-le une fois », qui doit permettre de limiter le nombre de pièces justificatives à fournir lorsqu’une personne désire bénéficier de minima sociaux. D’autres actions en ce sens ont été engagées, notamment dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. A titre d’exemple, Christophe Sirugue rappelle dans son rapport que « la mise en place des ‘rendez-vous des droits’ entre la CNAF et l’Etat dès la Convention d’objectif et de gestion 2013-2017 a permis d’organiser 100.000 de ces rendez-vous dès 2014 avec un bilan positif, 40 % des rendez-vous réalisés donnant lieu à ouverture des droits (voir F.Chérèque, C.Abrossimov et M.Khennouf (IGAS), Evaluation de la 2e année de mise en œuvre du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale). La technologie permet aussi d’apporter des réponses, comme l’illustre le grand succès rencontré par le simulateur de la prime d’activité. De son côté, le SGMAP (secrétariat général à la modernisation de l’action publique) a construit un simulateur visant à répertorier l’ensemble des prestations nationales (et certaines prestations locales) appelé « mes aides » (voir : mes-aides.gouv.fr). Je veux aussi rappeler ici le travail de terrain, opiniâtre et indispensable, mené par des associations comme le Secours catholique ou ATD Quart Monde.
A l’exact inverse du revenu de base, la bonne approche de long terme vis-à-vis de la lutte contre la précarité de l’emploi et la volatilité du travail est de poursuivre la construction d’une protection sociale qui ne soit pas appréciée seulement par ses aspects défensifs, mais aussi par ses vertus proactives. Ainsi par exemple, Bruno Palier met l’accent sur le renforcement des capacités des personnes et le soutien à leur participation dans la société et au marché du travail (Bruno Palier, « La stratégie d’investissement social », rapport du CESE, février 2014).
Une allocation d’entrée dans la vie active
Dernière alternative que je souhaite verser au débat : miser sur une allocation unique plutôt qu’un revenu récurrent. Il s’agirait ici de tenir compte des besoins particuliers que connaissent les jeunes adultes en entrant dans la vie active. On pourrait prôner l’allocation d’un « capital d’entrée dans la vie active » versée de façon inconditionnelle aux jeunes, par exemple à 20 ans, pour leur permettre d’assurer des dépenses comme l’achat d’un véhicule ou la création d’une entreprise.
Conclusion
Le revenu de base est le plus grand dénominateur commun. C’est la réponse de ceux qui cherchent les moyens de la libération de l’aliénation du travail, comme de ceux qui veulent mettre à bas l’Etat-providence ou encore de ceux qui sont mus par l’aspiration libertaire à une émancipation délicieusement décroissante. Je prédis donc un magnifique destin médiatique au revenu de base et une multiplication des petits calculs électoraux des candidats qui le soutiendront. Pourtant, le grand renversement provoqué par le revenu de base est lourd de menaces. Continuons à creuser les alternatives !
Pour aller plus loin :
– Christophe Sirugue, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune », Rapport rendu au Premier ministre le 18 avril 2016. Ce rapport contient une annexe 2 (« REVENU UNIVERSEL ET MINIMA SOCIAUX », pages 140 à 152) basée notamment sur des travaux menés par la Drees, qui synthétisent les approches du revenu de base. Un très grand nombre d’écrits disponibles sur le revenu de base sont de simples plagiats de cette annexe… sans toujours y faire référence !
– Thomas Chevandier, Jérôme Héricourt (dir.), « Le revenu de base, de l’utopie à la réalité ? », rapport de la Fondation Jean Jaurès, 22 mai 2016
– Martin Richer, « Le CPA, ossature d’une nouvelle responsabilité sociale », Management & RSE, 10 mars 2016
– Pierre-Yves Cusset et Julien Damon, « Les dotations en capital pour les jeunes », Droit social, n° 12, 2009, pp. 1159-1168
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