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par Jose Maria Miranda Boto , Claude Emmanuel Triomphe

Jose Maria Miranda Boto est professeur de droit du travail à l’université de St Jacques de Compostelle. Il raconte pour Metis la manière dont la droite espagnole a approché les questions du travail depuis le 19e siècle. Un itinéraire plein de retournements.

 

espagnols

Comment la droite espagnole s’est-elle située historiquement vis-à-vis des questions du travail ?

À la fin du 19e siècle, au moment de la restauration des Bourbons (1874-1931), la droite espagnole est clairement contre-révolutionnaire et veut se défendre contre les ouvriers. Et ce, en s’appuyant sur la doctrine sociale de l’Église qui l’a beaucoup influencée. Limitation de la durée du travail, interdiction du travail des enfants, etc. : le droit du travail espagnol est une construction historique de la droite. D’autant qu’à la même période, ce qui préoccupe la gauche du régime (le parti « libéral »), ce sont d’abord et surtout les questions politiques, beaucoup moins la question sociale.

C’est certes la gauche, déjà socialiste, qui plus tard, pendant la République (1931- 1936), a modifié et enrichi le droit du travail. Mais la période a été courte et la droite, elle, terriblement réactionnaire. Dès 1936, le franquisme prend le pouvoir.


Quel est l’apport du franquisme en la matière ?

Celui-ci ci connaît plusieurs phases. Au début il est très marqué par le concept de corporations tel que développé par l’Italie de Mussolini. Cela aboutit à une charte du travail en 1938. Mais cette période est brève et dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le « vrai fascisme » disparaît en matière sociale pour laisser la place à un conservatisme plus classique.

S’élabore alors un droit du travail individuel très protecteur, qui s’inspire de la contre-révolution. Le droit collectif par contre est marginal. La grève est un délit. Et plus tard, un seul syndicat sera autorisé et rendu par ailleurs obligatoire. La négociation collective n’apparaît que vers la moitié du régime en 1958. Elle sera très strictement contrôlée. Mais on notera que ce que l’on appelle aujourd’hui l’efficacité générale des conventions collectives – qui permet d’appliquer automatiquement une convention dès que celle-ci est signée par des syndicats représentatifs à 51% au moins – est un héritage direct de cette période qui est celle aussi où les vieux fascistes sont remplacés par des démocrates-chrétiens : l’Opus Dei entre ouvertement dans la vie politique espagnole.

Que se passe-t-il après la mort de Franco ?
La transition entraîne beaucoup de changements. La frange la plus modérée de la dictature, l’UCD, dirigée par Adolfo Suarez va instaurer le premier Statut des travailleurs en 1980. Celui-ci poursuit le modèle franquiste en ce qui concerne les droits individuels tout en accordant un peu plus de flexibilité aux employeurs. Ainsi l’indemnité de licenciement passe de 60 à 45 jours de salaire par année d’ancienneté. Par contre, le statut ouvre la porte aux droits collectifs : le modèle choisi consiste à s’appuyer sur des représentants élus au travers des comités d’entreprise. L’UCD fait sur ce point alliance avec les communistes et le syndicat Commissions Ouvrières contre le modèle syndical proposé par les socialistes, son plus grand concurrent, et le syndicat UGT. Ce n’est qu’à l’arrivée de Felipe Gonzalez et des socialistes du PSOE au pouvoir qu’un rôle beaucoup plus important sera reconnu aux syndicats. Et que se construira le droit du travail moderne.

Le Parti Populaire revient à la fin des années 1990. Quelle sera sa conception du droit du travail ?
Depuis une vingtaine d’années en matière de droit du travail, les différences entre la droite et la gauche de gouvernement ne sont pas très importantes. Leur philosophie est presque la même. Le Parti Populaire, qui a gouverné entre 1996 et 2004, et à nouveau en 2011, est plus néo-libéral, mais le PSOE marche aussi sur le chemin de la flexibilité.

En 1996, le Premier ministre Aznar développe une série de mesures de flexibilisation du droit social, même si celle-ci avait démarré dès la fin du gouvernement socialiste. Dans la dernière réforme socialiste, en 1994, les entreprises de travail temporaire ont été admises en Droit espagnol pour la première fois. Le licenciement économique est facilité et la négociation collective commence à être un outil de flexibilité.

Néanmoins, il faudra attendre 2012 pour parler d’une grande réforme néo-libérale. On supprime l’autorisation administrative pour les licenciements collectifs, on renverse nos traditions et la hiérarchie des normes avec des accords d’entreprise qui, sur les salaires, les horaires, les classifications professionnelles, peuvent déroger aux accords de branche. La flexibilité est à la fois collective avec des mécanismes d‘opt out des conventions collectives un peu semblables aux accords de maintien de l’emploi des lois françaises : ces mécanismes peuvent être mis en œuvre par accord avec des représentants syndicaux, mais aussi, là où ils sont absents, par des commissions ad hoc de 3 travailleurs, non élus, exposés aux représailles de l’employeur, voire potentiellement soupçonnés de collusion familiale ! Sans parler d’un courant qui veut abroger (mais ce n’est pas le cas aujourd’hui) la notion d’efficacité générale des conventions collectives au nom de la concurrence, etc. Enfin la flexibilisation touche aussi les rapports individuels de travail puisqu’il a été procédé à la fois à une baisse et à un plafonnement des indemnités de licenciement (pas plus de 33 jours par année d’ancienneté, pas plus de 24 mois au total au lieu de 42 auparavant).

 

Aujourd’hui où en est-on ?
Le bilan des réformes n’est pas aisé, car beaucoup sont récentes et leurs effets pas encore connus. Ce que l’on sait c’est que les entreprises ne se sont pas engouffrées dans la signature d’accords dérogatoires. Les entrepreneurs espagnols sont assez conservateurs. Ils préfèrent la convention de branche, c’est plus sûr et ça évite la course à la baisse. Personne n‘a voulu déclencher une guerre des salaires.

Cela fait aussi 300 jours que l’Espagne est dépourvue de gouvernement et lors des élections, les grands partis n’ont pas dit grand-chose sur les questions du travail. La gauche, et en particulier Podemos, dit qu’elle va abroger tout ce qu’a fait la droite ; mais pour faire quoi ? Quant à la droite, elle ne dit rien, et n’a pas de réflexion sur les nouveaux statuts du travail, sur le numérique, etc.. Seul le parti Ciudadanos qui se dit libéral s’est prononcé en faveur de nouvelles réformes et se fait le défenseur du contrat unique. Quant au PSOE il est trop occupé à s’auto détruire !

 

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