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Le revenu de base universel est discuté à partir de ses dimensions budgétaires, économiques et sociales. Pour Jean-Marie Bergère ce sont aussi ses dimensions politiques qui doivent être prises en considération. Cet article reprend les éléments d’une intervention faite lors du débat organisé en partenariat avec Metis le 2 février 2017 « Revenu universel et/ou centralité du travail » 

 

démocratie

 

La politique a perdu la main

La croissance économique, « religion du monde moderne » est devenue « intermittente, fugitive » (1). Le présent est « liquide » et l’incertitude perpétuelle. La société est fracturée. Le rêve d’un rapprochement de tous dans une vaste classe moyenne s’est évanoui. Ce ne sont plus les classes sociales, capitalistes contre prolétaires, qui s’affrontent, mais -selon les auteurs – les générations, les villes et les périphéries, les gagnants et les perdants de la mondialisation, les gouvernants et les gouvernés. En France, 9 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté, pendant qu’une infime partie de la population semble « vivre en apesanteur au-dessus de la société qui les a faits rois » (2) et faire sécession en termes de revenus, de modes de vie et bien souvent de morale publique.

 

Toutes les époques, toutes les sociétés, vivent des transformations et des fractures. La démocratie a été pensée et voulue comme un régime politique capable d’organiser le processus au cours duquel nous parvenons à nous mettre pacifiquement d’accord sur « ce qu’il en est de ce qui est », sur ce à quoi nous tenons et sur les règles de vie commune, celles qui rendent le monde habitable pour chacun de nous, malgré nos différences, malgré les crises économiques et les difficultés sociales. Malgré, ou plutôt au milieu de ces différences, de ces crises et de ces difficultés. En ce sens la tâche de la politique est infinie.

 

Encore faut-il qu’elle soit assurée. Force est de constater qu’elle ne l’est pas ou très mal. Nous nous habituons à des taux d’abstention de l’ordre de 50 %. La véhémence des propos (en 140 signes) de « chefs » s’autoproclamant porte-parole et incarnation du peuple, supposé être homogène et uni face aux « élites », séduit plus que le tenace travail qui permet l’exercice d’un pouvoir d’agir démocratique, collectif, réel et non pas fantasmé. Les analyses qui proposent un surcroît d’intelligibilité -celles des sciences humaines par exemple – sont attaquées de toutes parts. Comprendre serait excuser et un obstacle à l’efficacité de l’action. Les conduites d’hostilité et de malveillance prennent souvent le pas sur celles d’attention aux autres et de bienveillance. On débat de réglages économiques et fiscaux, on s’accroche au « modèle social » comme à notre jeunesse disparue, mais la parole politique fait largement défaut.

 

Retour sur quelques utopies réalisées

La démocratie n’est pas naturelle. Elle est fragile. Il a fallu un long processus pour que progressivement (en Occident) elle s’extraie des sociétés autoritaires, d’ordre et de caste. Il est utile de pointer quelques moments et quelques débats qui me semblent donner les clés de son ADN.

 

Pour les fondateurs de la démocratie aux Etats-Unis, en particulier Thomas Jefferson, 3e président des USA, rédacteur du préambule de la constitution (1776), elle est synonyme de gouvernement des « farmers ». Ils sont les piliers de la démocratie contre les grands propriétaires fonciers (3). Plusieurs raisons sont invoquées. Ces cultivateurs sont les usufruitiers de la terre. Thomas Paine le dit expressément. Thomas Jefferson veut leur allouer égalitairement des lots de terre. Par leur travail, ils transforment leur milieu et se transforment. Ils acquièrent non seulement des savoir-faire et savoirs, mais aussi le goût de la liberté et de l’indépendance, indépendance économique, indépendance d’esprit et indépendance de caractère. Ils développent esprit d’initiative, sens des responsabilités et courage. Ils apprennent aussi bien « à viser l’avenir, sachant qu’on ne peut calculer à coup sûr » que « l’art de s’associer ».

 

L’indépendance qui se construit dans cette expérience du travail de la terre est la condition d’un vote libre de toute allégeance. Elle est cruciale en régime démocratique. L’argument servira paradoxalement à justifier l’exclusion de ceux qui occupent depuis toujours ces terres. Ce sont des chasseurs-cueilleurs. Ils n’ont ni l’expérience du travail ni celle de l’autonomie individuelle, et ne peuvent donc être citoyens. Le même argument sera utilisé pendant longtemps pour refuser le droit de vote aux femmes économiquement dépendantes de leur mari et présumées être sous leur emprise, à moins que ce soit sous celle du clergé et des directeurs de conscience.

 

Une centaine d’années plus tard, en France, Ferdinand Buisson proclame que « l’école doit former des républicains et des républicaines », « qu’il ne peut y avoir de République sans faire que chacun devienne républicain, individuellement, moralement ». On peut sans doute justifier a posteriori l’ardeur de ceux qui mettent en place l’école « publique, gratuite, laïque et obligatoire » par les besoins de la révolution industrielle naissante ou leur reprocher un trop grand désir d’homogénéité au profit exclusif de la langue française. Pourtant le projet -l’utopie ? – de ces fondateurs est d’abord politique et démocratique. Après 17 années du règne autoritaire de Napoléon III, ils voulaient former des individus capables de lire, de s’instruire et de juger par eux-mêmes, indépendamment, non pas des religions – beaucoup d’entre eux sont protestants -, mais des églises et de leurs représentants sur terre. L’instruction de tous -Ferdinand Buisson veut promouvoir également l’instruction des filles – gratuite, sans condition, droit acquis du seul fait d’exister, est d’abord un projet politique visant à rendre capable d’agir en citoyen.

 

Les débats qui ont accompagné après 1945 la création de la sécurité sociale sont emblématiques de ce que change la formulation d’un même projet en termes sociaux ou en termes politiques. Le Conseil National de la Résistance (CNR) penchait pour une « sécurité sociale pour tous les citoyens », projet politique de solidarisation d’une société qui sortait divisée de cinq années de guerre, projet d’émancipation « devant permettre à tous les individus d’être des citoyens conscients, actifs, qui ne soient pas la proie facile du premier démagogue venu ». La protection de tous contre les aléas de l’existence est censée garantir l’indépendance du citoyen. En 1946, les « réalistes » l’emporteront et le projet deviendra un projet d’assurance pour les travailleurs et leur famille (4).

 

Ces trois moments où un travail politique imaginatif a été réalisé, au croisement des utopies, des valeurs et de ce qui existe déjà (le « réel »), nous donnent des repères utiles pour juger du revenu de base universel en lien avec la question par laquelle nous avons commencé : c’est la démocratie qui est malade et c’est en en prenant soin que nous trouverons comment continuer à vivre ensemble, sans haine et sans violence malgré les difficultés et les crises qui jamais ne disparaîtront totalement. Sinon c’est le coût toujours croissant des forces de contrôle et de police qu’il faudra calculer, et financer.

 

En prendre soin ne se réduit à réformer une fois de plus nos institutions. Ce travail réflexif de la société sur elle-même, ce travail imaginatif pour inventer un second souffle n’est possible que par la mobilisation et la « capacitation » des citoyens. Capacité qui se construit, non pas par des leçons de civisme, de morale ou par des prêches, mais grâce aux ressources d’indépendance que procure le travail lorsqu’il est une expérience émancipatrice, grâce à l’éducation et à la sécurité matérielle. La démocratie est inséparable d’une conception de la citoyenneté qui repose sur le goût de la liberté et de juger par soi-même, qui nous incite à nous engager ; à l’exact opposé d’une conception identitaire, spectatrice ou administrative de la citoyenneté.

 

Des paris gagnables

Un revenu de base universel peut-il contribuer à nous rendre capables de nous comporter en citoyens actifs et résolus à vivre ensemble dans le respect de nos différences ? A quelles conditions ? Affirmer des certitudes n’est ici d’aucune utilité. Il faut plutôt identifier les enjeux, formuler les paris au cœur de toute action et de toute stratégie, et décider collectivement s’ils valent la peine d’être tentés.

 

Le premier pari porte sur l’influence qu’un revenu de base universel aurait sur la propension à occuper les emplois existants. Il semble en fait que ce n’est pas une supposée tendance atavique à la paresse et à l’oisiveté qui décourage la recherche d’emploi, mais la faible incidence des revenus nouveaux sur la totalité des revenus. Plus les allocations perçues sont maintenues quand on travaille, plus on est encouragé à travailler. Donner de l’argent sans conditions ne décourage pas l’emploi, et encore moins parmi les plus pauvres. Les résidents de l’Alaska sont aussi nombreux à travailler que ceux qui n’ont pas droit au revenu universel (5).

 

Il est probable en revanche que cela aura une incidence sur la qualité du travail en modifiant le pouvoir de négociation, pour les salariés comme pour les freelances et tous les indépendants. On peut faire le pari que la possibilité de dire stop lorsque les conditions de travail sont épuisantes ou dé-qualifiantes, poussera collectivement employeurs et employés à imaginer les conditions qui permettent de faire du bon travail, productif et émancipateur, alliant performance et bien-être. Un autre équilibre entre nos aspirations à la liberté et à l’autonomie, d’un côté, nos envies de sécurité et de capacité à nous projeter dans un avenir désiré d’un autre côté, peut se construire. Les transitions professionnelles, la multi-activité, les possibilités d’alterner des emplois alimentaires et des engagements civiques, humanitaires ou artistiques, une société plus fluide et des citoyens reprenant la main sur leur parcours, prenant joyeusement plus de risques car assurés de ne jamais sombrer totalement, ce pari vaut d’être tenté, non ? Le secteur associatif, l’économie sociale et solidaire (ESS), les coopératives, les tiers lieux, doivent pouvoir y trouver un levier de développement.

 

Pour espérer gagner ce pari, il faut faire celui du cycle vertueux décrit par Marcel Mauss « donner-recevoir-rendre ». C’est parce qu’il est sans marchandage, sans contrepartie contractuelle, qu’il est versé à chacun parce qu’il existe (et non pour exister (6)) que le revenu versé entraînera des contributions « nécessaires, utiles ou d’agrément » et l’envie de participer avec bienveillance non seulement aux activités productives, mais à la vie collective et citoyenne – qui ne peut se confondre avec la revendication d’une appartenance nationale et une déclaration d’amour de sa patrie. Il y a tant de choses à faire, tant d’œuvres à créer, tant de contre-dons à imaginer !

 

Bien sûr il y des risques. Il y aura des passagers clandestins, des personnes qui prendront sans rendre. Il faudra veiller à ce que de tenaces habitudes de domination masculine ne réassignent pas les femmes aux tâches domestiques et au travail à temps partiel. Il faudra trouver les moyens pour que les postes peu attractifs soient pourvus. Il faudra résoudre des problèmes que nous n’imaginons pas. Rien en somme à côté du risque pris en restant les bras ballants devant une société qui se défait et lorgne avec insistance du côté de la division, de la haine et de la xénophobie.

 

Quelque chose d’universel

L’universalité concentre sans doute les enjeux les plus politiques. L’égalité de tous en régime démocratique n’est jamais égalité en toutes choses. Elle s’accommode de nos différences, de nos singularités. Il est d’autant plus important d’en donner des signes tangibles. C’est ce qu’avait compris Thomas Jefferson, Ferdinand Buisson, le Conseil national de la résistance et bien d’autres. L’universalité d’une allocation de base est ce qui lui donne son sens politique. Quitte à reprendre d’une main ce qu’on vient de donner de l’autre, cette mesure étant à coupler avec une réforme de la fiscalité. L’universalité de l’impôt -calculé selon des taux très progressifs – est le pendant de l’universalité de cette allocation de base. Daniel Cohen situe à 2 000 euros de revenu mensuel le seuil à partir duquel on redonnerait en impôts la totalité d’une allocation de l’ordre de 700 euros, le dispositif étant alors neutre du point de vue des finances publiques (7).

 

Du point de vue politique l’objectif de l’universalité est essentiel. Quitte à l’atteindre au terme d’un processus, après avoir expérimenté différents réglages. A l’instar du droit de vote, le revenu de base sans condition de ressources ni de situation nous reconnaît tous comme citoyens dignes d’exister et dignes d’être protégés contre les aléas, sur un pied d’égalité. Il prend acte de notre vulnérabilité et rappelle de façon presque ironique à ceux qui aujourd’hui se sentent invulnérables qu’ils ne sont pas tout-puissants, qu’ils ne sont « que » nos égaux et que leur sécession est une provocation, un scandale. La reconnaissance de notre commune citoyenneté est aussi bien celle de notre commune capacité de réflexion et d’action que celle de notre commune vulnérabilité.


Une démocratie d’exercice

Pour qu’une démocratie d’exercice existe en lieu et place de notre démocratie d’autorisation (8) qui ne parvient plus à faire vivre un monde hospitalier, pacifié et imaginatif, il ne suffit pas de se soumettre à un ensemble de droits et de devoirs, d’obéir aux lois fussent-elles votées à la majorité des parlementaires. Il faut que chaque citoyen soit en capacité d’exercer ses droits et de prendre part activement et consciemment à l’aventure commune. Le revenu de base universel y contribue.

 

Le débat nécessaire et stimulant sur le revenu de base universel gagnerait à intégrer ces dimensions politiques en plus des dimensions budgétaires et sociales. Le revenu de base universel n’évacue pas le travail en ne le confondant pas avec l’emploi et l’entreprise. Il lui donne sa vraie dimension, celle d’une expérience qui engage nos capacités à agir sur le monde et nous engage chacun subjectivement. Il restitue au travail l’ensemble de ses dimensions, la moindre n’étant pas sa dimension profondément émancipatrice.

Pour en savoir plus :

(1) Daniel Cohen, Le monde est clos et le désir infini. Le livre de Poche. 2015
(2) Thierry Pech, Le temps des riches. Anatomie d’une sécession. Seuil. 2011
(3) Joëlle Zask, La démocratie aux champs – Comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques. Les empêcheurs de penser en rond. 2016
(4) Interview de Gilles Perret et Colette Bec à propos du film La Sociale. La Vie des Idées et Metis
(5) Article de Iona Marinescu, professeure d’économie à l’université de Chicago. Libération du 6 février 2017
(6) Daniel Cohen, « Le revenu universel, un objet politique à réinventer ».Tribune dans l’Obs du 5 janvier 2017
(7) Interview de Daniel Cohen dans le 7/9 de France Inter du 11 janvier 2017.
(8) Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement. Seuil. 2015, note de lecture dans Metis

 

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.