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Chômage de masse persistant et segmentation du marché du travail, déstructuration des corps intermédiaires et délégitimation de la classe politique, mise en cause des modes d’intégration et panne de l’ascenseur social, primat de l’individu sur le collectif et précarité de la règle commune, divisions accentuées de l’espace de vie – habitat, écoles, loisirs, – que certains ont qualifié d’apartheid etc. : notre vivre ensemble ne va plus de soi et ce qui fait société est profondément remis en question. Si les Français ne sont pas seuls à partager ces questions, elles atteignent chez nous une sorte d’intensité, voire un paroxysme, qui étonne voire effraie nos voisins. La colère qui gronde pourrait bien être dévastatrice. C’est dans ce contexte tumultueux que Benoît Hamon s’est fait le héraut du revenu universel.

 

revenu universel

Sa proposition, l’une des rares originales du débat présidentiel, a un mérite essentiel : celui de nous obliger à débattre dans des termes nouveaux des questions du travail, des revenus, de la pauvreté , de la protection sociale, des inégalités et de bien d’autres encore. Ce fut le sens du colloque co-organisé par Metis et la Fonda durant lequel les très riches débats et interventions ont montré la diversité autant que la complexité des enjeux d’une telle mesure. J’en retiendrai pour ma part cinq.

Celui de l’avenir du travail et de sa centralité d’abord. Serions-nous arrivés dans une finitude du travail comme certains le prétendent ou le craignent ? Le chômage de masse, les robots et demain l’intelligence artificielle n’en seraient-ils pas les signes les plus marquants ? Indéniablement, nous faisons face à une crise durable de l’emploi (qui touche plus la France que certains de ses voisins). Mais peut-on parler d’une crise du travail ? La confusion entre les deux notions, en particulier chez les politiques français et européens, est devenue si courante qu’il faut nous en méfier fortement. Le salariat est peut-être menacé (même s’il ne se porte pas si mal aujourd’hui). En va-t-il de même du travail entendu comme la réalisation d’une activité productive, rémunérée ou non, doublée d’une réalisation de soi ? Les chiffrages partiels et par ailleurs contestés qui courent çà et là ne sauraient tenir lieu de certitude. Le potentiel d’activité de l’homme semble infini. Les hérauts de la fin du travail l’auraient-ils oublié ? Par contre les frontières entre emploi, travail et activité, y compris de type bénévole, tendent bel et bien à s’estomper. Et sur ce point comme sur bien d’autres, nos mots et nos catégories ont du mal à décrire les mutations en cours. Bref, crise du travail ? Pas si sûr.


Celui des prestations sociales ensuite.
Leur financement est tout sauf anodin et la proposition Hamon, pour ne parler que d’elle, a déjà dû en rabattre à cause de cela. Au risque de perdre en universalité. Mais au-delà, un tel revenu, dans toutes ses versions, repose sur l’impôt pour être ensuite redistribué. Mais faut-il le donner à tous sans condition, d’où son appellation, universelle ou bien ne l’attribuer que sous conditions (d’âge, de revenus, d’emploi etc..) ? Devient-il alors une sorte d’allocation sociale unique (qui fusionne un certain nombre d’allocations voire toutes) ou un revenu qui s’ajoute à certaines d’entre elles ? Enfin son montant doit -il être unique ou varier selon un certain nombre de critères pour échapper à la critique d’un impact non négligeable sur les inégalités ? A ces interrogations sur le versant de la redistribution s’ajoutent celles sur les contributions. En d’autres termes le revenu universel doit-il faire l’objet d’un échange ? Ou bien est-il en lui-même une reconnaissance de la contribution de chacun à la société ? De nombreuses associations engagées dans la lutte contre la pauvreté insistent sur le fait que ce qui fait la dignité de l’individu, et notamment des plus pauvres, c’est non pas de recevoir de l’argent mais de faire quelque chose en échange de cet argent. Qu’il s’agisse d’un emploi traditionnel, d’une activité non salariée voire d’un engagement bénévole au service d’un projet ou d’une cause. Ce qui vaut pour les pauvres vaut aussi pour les jeunes. A rebours des idées reçues, la plupart des gens ne veulent pas d’un chèque ni d’une aumône fût- elle de quelques centaine d’euros. Un ami britannique me faisait remarquer d’ailleurs que l’idée d’un revenu octroyé est fondamentalement contraire aux valeurs du syndicalisme, et particulier d’un syndicalisme qui n’a jamais beaucoup attendu de l’Etat comme c’est le cas au Royaume Uni mais aussi dans la plupart des pays nordiques.


Autre enjeu, celui des services associés.
Dans la version libérale du revenu universel, son versement constitue l’une des rares obligations économiques de la société à l’égard de l’individu. Il a pour effet aussi de libérer l’entreprise de la quasi-totalité de ses responsabilités : sur ce point après l’hyper responsabilisation qui fut la tendance dominante du droit français, ne risque-t-on pas d’aller vers une sous responsabilisation ? Mais au-delà de ces questions importantes et des montants évoqués, le problème est plutôt de ce à quoi donnerait droit un tel revenu et la façon dont il couvrirait les besoins de base : alimentation, éducation, santé, logement (problème plus qu’aigu pour les plus jeunes et les plus pauvres). Autrement dit, c’est l’accès à ces services, auxquels on devrait ajouter ceux liés aux transitions professionnelles, et à de vrais accompagnements à une éducation de qualité et à un logement, qui compte et non la somme nominale. Le revenu universel ne réglera rien si des progrès importants ne sont pas réalisés en la matière, si on ne transforme pas profondément notre système social, à commencer par l’éducation. A défaut, il pourrait même être une source de détérioration. Bref, va-t-on vers une sorte de monnaie de singe ou vers de vrais droits de tirages sociaux !


L’individualisme du revenu universel, et donc du rapport entre l’individu et le collectif,
pose aussi question. Dans sa conception même le revenu est une allocation individuelle. Et quelles que soient ses versions, il repose sur le postulat de la liberté d’un individu pour l’utiliser à sa guise. Ce faisant, la proposition élude le caractère collectif de la vie en société comme de l’activité humaine. Or le lien social est indissociable de l’activité, du faire et du créer. Le pouvoir d’agir, consubstantiel à la notion de citoyenneté, se situe dans une interaction entre l’individu et le collectif. Avec un tel revenu, je reçois mais pour quoi faire ? Comment et avec qui ?


Révolution ou expérimentation ?
Tel est le dilemme auquel l’introduction d’un tel revenu nous renvoie. Révolution car on l’a vu c’est un tout un système qu’il se propose de bouleverser, ce qui peut, dans le contexte actuel, faire peur mais aussi attirer ! Mais beaucoup de ses porteurs se proposent, aux fins de démonstration, de procéder d’abord à des expérimentations. La question est alors de savoir ce que l’on expérimente. Ce qui est en cours qu’il s’agisse de de Rotterdam, la Finlande ou de la Gironde est très limité : non seulement un faible nombre d’individus est choisi mais leurs caractéristiques sont toutes sauf aléatoires puisqu’il s’agit de publics ciblés. Sans parler du mur fiscal auquel se heurtent ces expérimentations : si on peut toucher à tout sauf l’impôt, qu’expérimente-ton vraiment ?

Ces enjeux et les questions fondamentales qui lui sont associées n’enlèvent rien au mérite principal du revenu universel qui est de nous obliger à repenser, reformuler la question sociale. Née dans ces termes au 19ème siècle, la question sociale désignait l’état d’interrogation profonde, le désarroi, dans lesquels se trouvent logés politiques moralistes, intellectuels et citoyens de tous bords face à la transformation radicale du travail provoquée par la révolution industrielle. Plus proche de nous, Robert Castel définissait la question sociale commet quelque chose « d’essentiel qui concerne les racines profondes du vivre ensemble ». Il rejoignait ainsi de nombreux sociologues pour qui la question sociale est « l’aporie fondamentale sur laquelle la société expérimente l’énigme de sa cohésion et tente de conjuguer le risque de sa fracture ». Et c’est bien de cela dont nous avons besoin aujourd’hui. La question sociale contemporaine a besoin de nouveaux concepts, d’une nouvelle grammaire et de nouveaux mots. A ce stade, il est difficile de savoir si le revenu universel en fait partie. Mais ce qui est certain c’est qu’en s’emparant de la question des revenus, et donc de nos moyens de vivre, il est une formidable provocation à penser.

 

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