10 minutes de lecture

par Denis Bismuth

Le changement de paradigme du travail que semble porter le mouvement de l’entreprise dite « libérée » ne peut qu’influencer celui de la formation. Ne serait-ce que parce que cette dernière est par définition la modalité de reproduction des rapports sociaux et notamment des rapports au travail. En quoi l’entreprise libérée questionne-t-elle la formation ? Quelles innovations pédagogiques porte ce changement de paradigme ? Comment comprendre ce changement en cours ? Denis Bismuth répond à ces questions dans cet article paru en mars 2017 sur le site Meta Vision.

 

libre

Le phénomène de mode connu sous le nom commercial « d’entreprise libérée » a marqué une profonde rupture épistémologique dans les manières de considérer le rapport de l’individu au travail et au-delà le « travailler ensemble ». Une littérature conséquente a accompagné l’émergence de ce phénomène [1]. Ce modèle qui propose de libérer la capacité d’entreprendre des acteurs, plus que l’entreprise en tant qu’institution, a comme caractéristique de permettre à l’acteur de se réapproprier la légitimité de décider de son action. En ce sens on pourrait dire que c’est l’« orientation acteur » qui caractérise ce modèle.

Ce « nouveau » modèle idéologique [2] a rappelé quelques-uns des principes de bon sens, qui fondent une culture du travail, d’une productivité pérenne et respectueuse des individus. En effet c’est le respect des individus dans une perspective de productivité qui permet de penser une relation au travail durable et écologique. Le seul moyen de faire face à la complexité d’un environnement économico-technique incertain et changeant est bien de réintroduire le pouvoir du collectif et des enjeux de responsabilité individuelle.

Par comparaison avec les modes de production tayloriens, on peut dire que la différence essentielle entre le modèle fondateur de l’industrie française, très jacobin, au management descendant se caractérise par quelques principes fondateurs :

 

tab2

D’une manière générale, la mutation principale réside en un passage du contrôle par l’expertise sur le contenu (processus pour le travail et contenus scolaires pour la formation) à l’accompagnement par une expertise du management de la relation. Le formateur n’est plus un pourvoyeur de contenu, mais un régulateur de la relation que l’apprenant entretient avec lui et son environnement. Dans un tel schéma, l’acteur se réapproprie la légitimité à gérer son activité, prendre des décisions, apprendre.

Le rapport formation/travail
Le modèle de l’Ecole de Jules Ferry, dominant depuis la troisième république et tout au long de l’ère industrielle, apparaît comme étant cohérent avec le modèle de production taylorien. Ce qui peut sembler logique dans la mesure où la fonction de l’école est en grande partie de reproduire les rapports sociaux et notamment les rapports au travail. Les processus de formation de l’ère industrielle, en toute congruence avec le modèle du travail dominant, sont fondés sur la séparation de l’acteur et de l’activité, les processus de décision/contrôle descendants, pour lesquels les directions, dépositaires de l’expertise, sont légitimes.

On comprend aisément qu’il est nécessaire qu’il existe une certaine congruence entre l’idéologie du travail et celle de la formation. C’est la condition d’existence d’une production et la reproduction de la force de travail adaptée.

Les difficultés de recrutement que rencontrent aujourd’hui les entreprises responsabilisantes « orientées acteur » s’écrivent le plus souvent en termes de rapport à l’autonomie de l’acteur. Un acteur acceptant d’être en état d’hétéronomie sera plus aisément capable d’accepter de travailler dans une entreprise taylorienne dans laquelle il sera déresponsabilisé et où il sera soumis à un système d’évaluation/contrôle/décision contrôlé par l’institution.

Le modèle de formation en rupture avec le modèle de production ?
L’idéologie de l’entreprise responsabilisante semble introduire une rupture de cette congruence : on ne peut pas imaginer qu’un acteur déresponsabilisé pendant sa formation et n’ayant pas construit les compétences comportementales associées à cette demande d’autonomie [3], puisse répondre à la demande d’adaptabilité et de responsabilisation de ce type d’entreprise.

 

Tend à disparaître le modèle du formateur détenteur du savoir et supposé déverser ce savoir à un apprenant ignorant. Ce ne sont plus les savoirs d’action qui déterminent la capacité à produire dans un monde complexe et en mutation permanente, c’est la capacité à gérer et à produire du savoir et de la compétence. La mission du formateur s’en trouve particulièrement modifiée. Le formateur légitimé uniquement par son savoir tend à être remplacé par un formateur compétent pour accompagner l’apprentissage auto-dirigé de l’acteur. Les compétences que développe l’acteur sont alors cohérentes avec la demande sociale d’adaptabilité dans la mesure où l’acteur n’est plus un réservoir de connaissance, mais un acteur de la construction permanente de son savoir.

On comprendra qu’on retrouve dans le monde de l’entreprise libérée des apprenants aux parcours souvent atypiques, souvent en échec dans le système scolaire classique, ou en rupture avec un système apprenant « centré contenu » et créant de la compétition entre les acteurs. L’émergence de l’entreprise responsabilisante « orientée acteur » pose la question de la place de la formation dans le système de production. Il est question de redéfinir la mission de la formation en cohérence avec les modes de production.

Qu’est-ce qui est à apprendre en termes de compétences comportementales ? Comment mettre en place des processus de formation dans lesquels l’institution n’est pas dépositaire de la légitimité à contrôler les apprentissages? Quelle est la mission du formateur dans ce cas? Quelles sont les compétences qu’il doit développer? Quel doit être son rapport au contenu technique : passer de l’expertise sur le contenu à l’expertise sur la relation et le questionnement? Comment mesurer les progressions ? Qui est vraiment légitime pour effectuer ces mesures? Avec quel projet : contrôle ou régulation?

La question qui se pose à nous est la question de la recomposition des territoires de la production et de la reproduction. Ce changement de paradigme modifie singulièrement la répartition des différents espaces et donc les frontières entre l’espace de travail et l’espace de formation.

Le modèle industriel contrôle du contenu en formation /contrôle du processus au travail, un modèle fondé sur l’hypothèse de l’incompétence de l’acteur à s’autodéterminer dans son action et à auto-diriger ses apprentissages vole en éclat. On voit clairement requestionnée la séparation entre l’espace de formation et l’espace de travail. De la même manière qu’on voit clairement re-questionné dans l’entreprise l’espace de production et l’espace de recherche. La R&D comme instance séparée de la production tend à être remplacée par des démarches de R&I [4] diluées dans les espaces de production. Les espaces de production (l’entreprise) et de reproduction (formation) voient leurs frontières s’estomper et leurs territoires se recomposer.

L’expérience conduite depuis quelques années par certains organismes de formation, pionniers dans ces innovations, nous montre d’une manière évidente que mettre l’acteur en situation de produire ses compétences a un effet certain sur la rapidité des apprentissages, la motivation à agir, la maturation, la volonté de s’insérer, la confiance en soi, etc. Bref tout ce qui va faire de lui un acteur social responsable.

Les choix pédagogiques que font ces institutions de formation semblent développer chez les apprenants des habiletés à construire leurs propres compétences. Les compétences se définissant ici comme des capacités en acte. Les choix pédagogiques de ce type de formation tendent à centrer l’acteur apprenant sur le développement de la compétence à actualiser ses capacités : les rendre réelles en les contextualisant.

On assiste bien ici à un travail d’entraînement à des compétences transverses, quels que soient les contenus. Le contenu devenant l’alibi ou le support de cet entraînement, on voit bien comment ces nouvelles formes de formation questionnent le modèle d’apprentissage dominant.

Ces innovations permettent de re-questionner la définition de la formation pour l’élargir. Au-delà de la transmission de savoir, on peut considérer comme étant de la formation « tout processus qui cherche à influencer la relation qu’entretient l’individu avec lui-même et à son environnement ». [5]

Pédagogie de l’initiation/ pédagogies de l’apprentissage
Dans une conception taylorienne de la formation, le formateur (ou le bureau d’étude pour l’entreprise) est le détenteur du savoir. Il est légitime pour concevoir ce savoir, le transmettre et l’évaluer pour contrôler par son expertise à manipuler du savoir. L’apprenant est invité à intérioriser ce savoir pré-construit pour pouvoir agir dans l’entreprise. Les processus de travail, comme les progressions pédagogiques sont parcellisés afin de ne pas avoir besoin que l’acteur s’approprie le savoir pour pouvoir agir. Pour l’entreprise taylorienne et les modes de formation associés, les compétences d’intégration des savoirs (compétences d’apprentissage) sont un allant de soi qui ne fait pas l’objet d’une réflexion particulière.

C’est l’expérience qui, avec le temps, produira d’une manière intuitive et souvent cachée, cette appropriation du savoir. Autrement dit, les processus de formation classique sont des outils d’initiation, mais pas d’apprentissage. En proposant un savoir parcellisé et prédigéré, ils contournent la nécessité de l’appropriation/ intériorisation qui va faire la compétence de l’acteur. La transformation du savoir préconstruit par l’institution en un savoir intériorisé, actualisé, n’est pas gérée, théorisée, modélisée, « méthodologisée » par les pédagogies de l’initiation.

Autrement dit, les pédagogies de l’apprentissage n’ont pas été développées [6] par l’institution chargée de reproduire la société au sens de Bourdieu qu’est l’école. Ce même modèle s’est développé jusque dans les grandes écoles où c’est le savoir théorique qui reste la référence en matière de compétence et pas la compétence à mettre en oeuvre ses capacités.

On peut avoir l’espoir que les bouleversements sociaux en cours vont nous contraindre à instituer des pédagogies de l’apprentissage et du développement de l’intelligence individuelle. Nous permettre de modifier la conception de l’intelligence implicitement admise : accumulation de connaissance et performance cognitive. Aller vers une conception de l’intelligence différente. Intelligence dans le sens d’« être en intelligence avec ». Etre capable des interactions les plus fructueuses avec soi-même et son environnement.

Aller vers une conception du formateur promoteur et développeur de ces capacités à conduire des interactions fructueuses. Amener le savoir à changer de statut : le savoir n’est ainsi plus un objectif, mais un moyen de construire des interactions fructueuses. La théorie n’est pas un objet en soi. C’est un outil d’intelligibilité du réel pour l’individu.

Cette conception peut nous obliger à repenser la formation des formateurs et enseignants en la centrant sur les capacités à accompagner plus que sur les capacités à délivrer des connaissances.


Pour aller plus loin :

[1] On trouvera sur le site « les 4 temps du management » une littérature conséquente sur ce sujet.
[2] Que l’on pourrait alors nommer l’entreprise « orientée acteur », ou« responsabilisante », quel que soit le nom qu’on voudra bien lui donner.
[3] Ou selon les littératures : méta-compétence, compétences intellectuelles, attitudes cognitives…
[4] Recherche & Innovation
[5] Denis Bismuth, Attention Management ! Analyse de pratiques et professionnalisation du management, 2014
[6] Sauf peut être d’une manière restée marginale par des méthodologies alternatives. On se souvient avec émotion des espoirs bien vite étouffés qu’ont suscités des méthodes alternatives comme les ARL (A. de Lagaranderie) ou le PEI (R.Feuerstein). On pense aussi avec la même émotion à Célestin Freinet ou Maria Montessori. Toutes ces approches proposant une méthode de développement de l’intelligence et développement des capacités d’apprentissage des individus. L’échec de ces méthodes peut s’expliquer en partie par le fait qu’elles ne permettaient pas de reproduire les rapports sociaux dans la société industrielle ou l’initiative personnelle et l’intelligence individuelle allaient à l’encontre du projet de production de masse et normalisé.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts