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Les mutations que nous connaissons avec la servicialisation et l’informatisation nous amènent à sortir d’une période pendant laquelle la performance du travail a été recherchée par une « machinisation » de l’activité, masquant ce qui est expérience, engagement, intentions, contextes…, pour ne voir qu’un ensemble de tâches séparables de celui qui les réalise. Depuis toujours problématique, cette séparation n’est plus aussi fonctionnelle avec l’extension des services et des technologies. Son dépassement nécessaire n’est cependant pas sans poser de nouvelles questions, notamment celle d’un risque d’extension de la servilité, du fait d’une confusion croissante des sphères privées et publiques de l’activité productive.

 

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Une distinction voulue entre la sphère privée de la sphère publique
La conception « machinique » du travail prévaut toujours (1). La logique industrielle propose de réduire l’homme au travail à une ressource. Le travailleur/sujet, à l’origine un exploitant agricole ou membre d’une corporation, était porteur d’un savoir de métier. Devenu employé/subordonné, il a été transmuté en un objet de l’organisation par la division du travail et la subordination. Là a été le projet de la pensée industrielle et taylorienne, avec un réel succès. Si l’on convient que l’homme n’est pas une marchandise, son travail est bel et bien devenu marchandise ; ce qui est échangé n’est pas le produit du travail, mais la mise à disposition d’une force de travail subordonnée, d’un temps, d’une capacité. Au prix du fordisme – échange conformité contre sécurité – ce projet a plutôt bien fonctionné depuis plus d’un siècle pour la production industrielle de masse. Le travail standardisé, dépersonnalisé, substituable (in fine automatisable) était rendu acceptable par des contreparties de protection et d’accès à la consommation. Malgré des résistances et des effets pervers, cette séparation a facilité l’instauration d’une frontière forte entre le travail subordonné assigné à la sphère publique, et le non-travail réservé à la sphère privée.

 

L’œuvrant et son travail ne sont pas séparables dans les services
Si toute une part des services peut être conçue séparément du travail et standardisée, l’effet utile du service se joue (et se jouera de plus en plus) dans la relation, au moment où il est « rendu » et consommé (2). La dimension d’intensité et de qualité relationnelle est déterminante dans la valeur d’un service. Elle permet l’adaptation en temps réel entre le service proposé et le service rendu. Elle permet la constitution des compromis nécessaires sur les écarts entre l’attente spécifique du bénéficiaire et l’offre codifiée (générique) du prestataire. Du coup, le travail serviciel ne peut pas être efficacement pensé en dehors de celui qui le met en œuvre et de celui qui en bénéficie. Le service est consommé au moment même où il est produit (concomitance et co-localisation). Il est conçu, pour une part importante, par adaptation et compromis (par l’œuvrant et avec le bénéficiaire) au-delà de l’offre conçue en amont et en même temps qu’il est réalisé. Le travail serviciel n’est pas divisible entre ceux qui conçoivent et ceux qui réalisent (3). L’existence d’un écart irréductible entre le prescrit et le réel du travail n’est pas l’apanage des services. Les ergonomes l’ont démontré. Dans l’industrie cependant, l’organisation et les méthodes pouvaient raisonnablement chercher une performance par la réduction de cet écart.

Dans la logique servicielle, c’est justement dans l’écart que se joue la valeur au sens de l’usage et de la pertinence, au-delà de la conformité au prescrit. Cette coopération et l’exigence d’engagement subjectif qui l’accompagne sont vécues tantôt sur un mode favorable (4), tantôt comme des contraintes (5). L’émergence des plateformes et l’extension du recours à des modalités de mobilisation du travail non salarié en sont des expressions. Moins encadré par le droit, ce travail est confronté sans filtre à l’offre et à la demande sur un marché dont on sait qu’il n’est jamais ni pur ni parfait. Effectif dans et par la relation, le travail est exposé dans un face à face avec le client. La relation avec ce client « roi » n’est plus médiatisée par l’employeur (6).


Marchandisation de la relation et sous-traitance

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La séparation entre travail/non travail est tout particulièrement en cause dans les services concernés par des relations de sous-traitance. Le travail est encore plus masqué, et le travailleur est encore plus exposé, quand il est « sous-traité ». Il est partiellement décroché de la relation classique de salariat, tantôt par l’éloignement physique de son employeur qui n’est plus le seul prescripteur/évaluateur, voire, par un effacement de celui-ci, via la « plateformisation ». Sous-traité, le travail est masqué derrière une mise en contact, voire un algorithme. L’utilité produite par l’œuvrant, le service qu’il rend dans une relation, sont valorisés pour les besoins de la marchandisation sans pouvoir tenir compte du rapport réel et toujours singulier entre sujets. Le travailleur n’est pas « évalué » en fonction de son travail/utilité, mais « valorisé » en regard de son coût/prix. Le prix n’est plus fixé par des conventions collectives, des classifications, des normes de métier…, mais par l’expression d’un rapport de force sur le marché. Quand ce rapport est défavorable, le prix du travail s’aligne sur son coût, voire en deçà.


Valoriser qui, quoi et au nom de quoi ?
Dans les services plus encore que dans les relations du travail industriel, le jugement sur le service est un jugement sur la personne en même temps que sur la production. Pour la mesure et la reconnaissance de la valeur, cela présente une difficulté particulière. L’effort ou la peine au travail ne sont pas réductibles aux seules dimensions de charges, de durées ou d’intensité. La qualité dans les services est mieux décrite par un jugement de pertinence, in situ, que par des qualités mesurables sur un support tangible et dénombrable. Il y a une déconnexion entre l’effort de l’œuvrant et l’effet pour le bénéficiaire final du fait :
– de l’organisation collective,
– de la co-production (le client est au travail),
– de la co-évaluation (inter subjectivité),
– du rapport politique que revêt la relation de service entre personnes réputées égales en dignité et en droit (7).

La valeur du service est dans un travail coproduit (en qualité, pertinence…) et dans une co-évaluation, inséparables de celui qui l’exerce avec celui à qui il s’adresse. L’évaluer et la reconnaître sont cependant évidemment une difficulté pour les outils de gestion.


Le travail transporte la personne dans la sphère publique
Il faut ici revenir à la distinction nécessaire entre le travail et des activités domestiques, amicales, civiques, du bénévolat, du don, du jeu…
« André Gorz définit le travail au sens économique moderne comme une activité qui :
a) crée de la valeur d’usage (la valeur d’usage procure un gain net de temps pour l’acheteur : il économise du temps pour lui-même en achetant l’activité) ;
b) en vue d’un échange marchand ;
c) dans la sphère publique ;
d) en un temps mesurable et avec un rendement aussi élevé que possible. »

Les quatre critères sont cumulatifs. Prenant l’exemple extrême de la prostitution, cette activité crée de la valeur d’usage : « Le service rendu ne peut être obtenu par le client en aussi peu de temps, en qualité et quantité égales, de partenaires non rémunérés. Là où le bât blesse pour la prostitution, souligne-t-il, c’est qu’elle s’exerce dans la sphère privée » (8).

Dans les services, qu’il le veuille ou non, l’œuvrant s’engage comme sujet. Il s’engage subjectivement, affectivement, pas seulement physiologiquement. Il met dans l’échange sa personne, son corps, sa psyché.

 

Economie collaborative et marchandisation des personnes

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D’un côté, ce retour du travailleur « complet » dans son travail est une opportunité de réalisation et de valorisation. De l’autre, il y a un risque accru de confusion entre sphère privée et publique. Il est présent dans certaines offres de plateformes. S’adosser à l’image positive d’échanges gratuits (la conversation, le service rendu entre voisins, l’hébergement amical…) revient à déplacer les lignes. La normalisation que les taxis organisent justement par la réglementation de la profession (une « licence ») est une manière de positionner/réserver ce type de service à un rapport professionnel. C’est une manière de l’ancrer dans la sphère publique. UBER Pop par exemple (interdit désormais) brouillait les frontières en transformant le véhicule personnel (un bien d’équipement domestique) et du temps personnel « libre »…, en outils de production intégrant la sphère publique/marchande. Des plates formes comme Bla Bla Car, Airbnb ou Allo Voisins réalisent une opération similaire. L’enjeu n’est pas seulement fiscal ou dans un contournement du droit du travail. Ces outils monétisent des dimensions de la sphère privée, du don et du contre don, au profit de la sphère marchande.

 

Rendre service n’est pas s’abaisser
Cette marchandisation rejaillit sur les salariés des services au risque de les exposer à un retour d’une forme de relation illégitime dans nos sociétés démocratiques et relativement égalitaires ; la servilité. Par servilité, on entend des relations marquées par :
– La bassesse opposée à l’égalité de dignité,
– Une soumission excessive, serait-elle acceptée,
– Des activités dépourvues d’autonomie et d’originalité,
– Des relations excluant l’expression de la personnalité.

Ce qui était en voie de disparition ou anecdotique dans un monde industriel et régulé réapparaît en risque. Dans le modèle industrialiste, taylorien et fordien, une réduction de cette expérience a pu être un temps réalisée, par la subordination, mettant le travail dans un rapport de tutelle domestique. Dans les services, du fait de la relation entre l’œuvrant et le bénéficiaire, le travail est une expérience nécessairement politique. La tutelle ne s’assume plus, sans rien enlever aux enjeux de pouvoir et de domination.


Innovations et régressions dans le même mouvement
Des perspectives de création de valeur évidemment intéressantes s’inventent grâce à l’initiative et aux nouvelles possibilités de l’informatique ; mise en relation, géolocalisation, paiements sécurisés…. Une certaine valeur est créée. Certains tentent déjà de la capter. Des services nouveaux sont rendus accessibles quitte à recourir à d’autres formes de mobilisation du travail que le salariat. Des modèles d’affaires nouveaux émergent. Ils sont légitimes pour les uns, ils sont suspects pour les autres. Evidemment, dès que la rétribution des opérateurs de plateformes par exemple est portée au-delà de l’apport de valeur économique (mise en relation plus prestations), ils sont un levier de prédation de valeur ajoutée sur l’activité des œuvrants. Mais qui sait faire la distinction ? L’économie collaborative est sympathique à bien des égards. Mais gérée, non pour un développement des communs, mais pour des intérêts privés, elle étend encore le champ de l’économie à des activités jusque-là réservées à la sphère privée.

 

Une extension du domaine de la servilité ?
On peut évoquer les lois du marché et se retrancher derrière le choix libre des travailleurs. On peut souligner les opportunités d’accès facilités à des formes d’emplois pour certains qui en étaient éloignés. On peut toujours constater la rémanence de rapports inégalitaires entre ceux qui ont de l’argent, mais pas de temps, et ceux qui n’ont pas d’argent, mais du temps.

On doit aussi comprendre le risque d’une extension de la servilité qui apparaît quand le travail n’est pas clairement exercé en dehors de la sphère privée. On peut le craindre pour le chauffeur de maître dégradé en VTCiste corvéable et sous-rémunéré, pour le voisin/bricoleur qui « s’offre » plus qu’il ne rend des services codifiés.

Ces dispositifs se nourrissent en effet d’un contexte très inquiétant d’inégalités croissantes. Ils organisent un rapport de domination du fait :
– De contrôles des œuvrants dans leurs temps et leurs déplacements,
– D’évaluations permanentes, intrusives et sans recours par la notation (9),
– D’une soumission à une « suborganisation » très détaillée et prescriptive jusque dans les savoir-être,
– D’une indépendance très dépendante, notamment par la fixation du prix.

Au contraire d’une forme de transparence, de liberté ou de simplicité, le travail et le service rendu sont masqués par la prestation facturée. La protection du salariat (ou de la profession) s’efface devant l’expression sans médiation du rapport de force, en « face to face », de l’offre et de la demande.

 

Au-delà des innovations technologiques, c’est dans une capacité à susciter et valoriser l’engagement subjectif des œuvrants qu’une productivité réelle est possible, légitime et durable. Encore faut-il écarter le risque d’une marchandisation de l’homme, au-delà de son travail et du produit de son travail, serait-il facilité par le numérique ; le risque d’une extension du domaine de la servilité. Pour cela, il faut expérimenter, préciser et instituer des régulations, peut-être distinctes du salariat, mais permettant de préserver la personne de toutes les formes de marchandisation.


Pour en savoir plus :

(1) Voir le cours 2014 de Pierre-Michel Menger au Collège de France et la contribution de François Vatin du 31 janvier sur « le travail, ses valeurs, ses mesures ».
(2) Voir notre article ; « Qualité des services et pertinence : de l’avoir pour utiliser à l’être étendu par l’usage », CRDIA, 29 mars 2017 
(3) La différence n’est pas seulement ici constituée de l’écart irréductible entre le réel et le prescrit. Elle relève d’une forme d’autonomie nécessaire des acteurs, bénéficiaire et prestataire, dans l’acte de « produire ensemble ».
(4) Cf. la distinction classique entre l’œuvre d’un côté et le travail aliénant de l’autre.
(5) Une posture que l’on peut trouver dans Le Travail. Gagner sa vie à quel prix ?, Lars Svendsen, 2013, Autrement.
(6) S’agissant des services publics et des fonctionnaires, voire la magistrale démonstration de François Dupuy dans Le Client et le bureaucrate, Dunod, 1998. Voir également Des Services publics face aux violences. Concevoir des organisations sources de civilité, Francis Ginsbourger, Editions Anact, 2008.
(7) CF Isabelle Ferreras « Critique politique du travail », Presses de Sciences Po, 2003.
(8) Olympe du Bouge rappelle la définition proposée par A. Gorz, dans Métamorphoses du travail, critique de la raison économique, Folio Essai consulté le 09/02/2016.
(9) CF notre article dans Metis Europe, « Quand le client roi note et juge… », 06 février 2017.

 

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.