Comment donner davantage de poids à la parole des salariés dans nos entreprises et nos administrations ? Cette question n’est traitée qu’à la marge par les cinq ordonnances Travail qui occupent l’actualité du moment. Pourtant, il faut répondre à la réelle soif d’implication des salariés tout en veillant à ce que notre dialogue social produise davantage de progrès tangibles. Voici cinq pistes de réflexion pour déboucher, peut-être, sur la construction d’une codétermination à la française.
1 – Écoutons la parole des salariés derrière les ordonnances…
Les cinq ordonnances Travail portées par Muriel Pénicaud et qui marquent le début effectif du quinquennat d’Emmanuel Macron portent le titre d’« ordonnances pour renforcer le dialogue social ». Au-delà du code du travail et de ses pesanteurs juridiques, il s’agit donc bien de réformer la dynamique du dialogue social. Le dossier de presse remis aux médias lors de la présentation officielle de ces ordonnances le 31 août 2017, après une centaine de réunions de concertation avec les syndicats menées durant l’été, porte d’ailleurs ce titre : « Un projet de transformation sociale d’une ampleur inégalée ; 36 mesures concrètes et opérationnelles pour l’emploi, les entreprises et les salariés en France »…
Je ne suis pas certain que ces objectifs ambitieux soient atteints par ces ordonnances – qui par ailleurs incorporent des mesures dont beaucoup me semblent progressistes et positives… et quelques autres régressives et dangereuses.
Posons-nous la question des spécificités du dialogue social en France par rapport à nos voisins. Il se caractérise d’abord par sa dualité, avec d’un côté les IRP (Institutions Représentatives du Personnel), qui pratiquent l’information et la consultation et de l’autre les délégués syndicaux, qui négocient. Historiquement, le modèle très largement dominant en Europe est celui de la négociation. Sous l’influence de la philosophie poussée par la Commission, notamment au travers de la Directive sur l’information-consultation, la plupart des États membres ont créé ou développé une « filière IRP », mais l’essentiel du dialogue social passe par la négociation, même si dans plusieurs pays comme les Pays-Bas, les IRP ont acquis un poids presque aussi important qu’en France. Dans de nombreux pays, l’information-consultation et la négociation se déroulent dans les mêmes instances : c’est le cas de l’Allemagne avec le Betriebsrat. À l’inverse, la France est le pays qui a le plus nettement dissocié les deux mécanismes.
Cette dissociation s’exerce au détriment de la négociation et en faveur d’un modèle de dialogue social qui a tendance à « tourner sur lui-même » sans parvenir réellement à influencer les décisions managériales. Le formalisme de l’information-consultation conduit les directions et les DRH à informer, à consulter… et à mettre en œuvre leur projet sans y changer un iota. Que l’avis recueilli soit positif ou négatif n’y change rien ! On en arrive ainsi à ce paradoxe que j’ai appelé le « chef-d’œuvre en péril » : les chiffres des études européennes montrent qu’en France, on consacre beaucoup de moyens (temps, argent, informations) au dialogue social, mais que celui-ci produit très peu de résultats quant à sa capacité à modifier les décisions (voir : Management & RSE, « Le dialogue social à la française, chef-d’œuvre en péril », Martin Richer, 5 janvier 2017).
Une autre forme de dualité très pratiquée en France est l’opposition, à mon sens totalement artificielle, entre les questions économiques, stratégiques, et d’emploi traitées en Comité d’entreprise et les questions de santé, de prévention des risques et de conditions de travail traitées en CHSCT. Cette séparation se comprenait parfaitement à l’heure où les CHSCT étaient centrés sur l’hygiène et la sécurité (domaine fortement localisé et spécialisé) et lorsque l’économie française était fortement composée d’entreprises industrielles. Mais dans une économie à 75 % tertiaire, la question du travail doit être abordée de façon holistique, par tous ses aspects économiques et sociaux.
Les 5 ordonnances font deux pas dans la bonne direction concernant ces formes de dualité :
1. Elles encouragent la formation – par accord majoritaire – d’un conseil d’entreprise qui réunirait les deux versants (information-consultation et négociation) dans cette instance unique, qui serait doté de droits plus décisionnels. On se rapproche du Betriebsrat à l’allemande.
2. Elles entérinent – après les possibilités ouvertes par la loi Rebsamen en août 2015 – la fusion des IRP (CE, CHSCT et DP) en une entité unique, le Comité social et économique (CSE).
En revanche, elles laissent des incertitudes, des reculs et des renoncements.
Parmi les incertitudes : la fusion des instances va-t-elle, comme le redoutent nombre de syndicalistes, se traduire par une réduction des moyens ? Les messages gouvernementaux sur ces questions sont pour l’heure quelque peu brouillés si bien que seuls les futurs décrets d’application donneront la réponse. Un recul des moyens apparaîtrait contradictoire avec la philosophie affirmée selon laquelle l’extension de la négociation d’entreprise doit s’accompagner du renforcement des acteurs qui en sont responsables.
Parmi les reculs : la question du travail va-t-elle être mieux traitée qu’auparavant ? Oui, car la fin de la séparation artificielle entre CE et CHSCT obligera à intégrer le travail dans toutes ses variables d’environnement. Mais à l’opposé, les lieux de dialogue s’éloignent des lieux de réalisation du travail, car la commission « hygiène, sécurité et conditions de travail » (qui de fait, remplace les anciens CHSCT sous forme d’une commission du Comité social et économique) sera obligatoire dans toutes les entreprises à risque (nucléaire, ou classées Seveso), et pour toutes les autres, à partir de 300 salariés (au lieu de 50 salariés pour les CHSCT précédemment). Cette forte demande du patronat est à mon sens une erreur historique : plus le débat s’éloigne des lieux de réalisation du travail, plus il se politise en perdant prise sur les processus de travail réel. Ce n’est l’intérêt ni du patronat ni des salariés…
Parmi les renoncements : il n’y aura pas de dialogue social loyal et équilibré en France tant que nous n’aurons pas réussi – comme l’on fait 17 autres pays européens parmi les 28 États membres – à donner une place significative aux salariés dans les instances de décision et de gouvernance. C’est ce qui avait été entrepris durant le quinquennat précédent avec la loi de sécurisation de l’emploi (juin 2013), qui ouvrait les Conseils d’administration du secteur privé et poursuivi avec la loi « dialogue social et emploi » (dite loi Rebsamen, août 2015), qui abaissait significativement les seuils de mise en œuvre. Il fallait poursuivre dans cette voie pour aboutir à un dispositif enfin équilibré (voir ci-après). D’où la déception exprimée notamment par la CFDT.
2 – Répondons à la soif d’implication des salariés
On entend dire que les salariés en France ne seraient pas assez « engagés ». Et à l’appui, on brandit cette vaste plaisanterie qu’est l’enquête Gallup, qui sévit dans bon nombre de grandes entreprises françaises et montre que la proportion des salariés Français « engagés » est beaucoup plus basse qu’ailleurs, de façon alarmante. Il suffit de lire les questions du baromètre Gallup pour comprendre que ce dernier ne mesure pas – comme il s’obstine à le prétendre – l’engagement dans le travail, mais plutôt la qualité ressentie du management. Et c’est là que réside le véritable problème.
Aux États-Unis, on voit apparaître les Chief engagement officers. Leur seul problème, c’est que le sigle CEO est préempté par quelqu’un qui dispose de davantage de pouvoir(s) qu’eux… Leur atout, c’est qu’ils seront peut-être plus durables que le gadget précédent, les Chief happiness officers…
Cette fièvre de l’engagement, qui s’est répandue partout ces quelques dernières années, dénote le déséquilibre du contrat social, c’est-à-dire du tissu de droits et devoirs, d’attentes parfois explicites souvent implicites, qui attachent les salariés et l’entreprise. L’entreprise se désengage du devenir professionnel de « ses » salariés, elle souhaite gérer ses creux et pointes de besoins de main-d’œuvre avec une flexibilité plus grande, mais elle voudrait qu’à l’inverse, les salariés s’engagent… Il y a dans cette idée d’engagement – comme dans celle qui l’accompagne, la mobilisation – une coloration militaire d’embrigadement (« engagez-vous »), d’excessive passion (on s’engage pour une cause ou pour une personne) et d’unilatéralité (où sont les contreparties à cet « engagement » ?).
Plutôt que de chercher à « engager » les salariés, une saine codétermination à la française commencerait par écouter leur soif d’implication, de participation, d’initiatives. Voici pour l’illustrer, quelques chiffres en provenance de l’enquête « Parlons travail » réalisée par la CFDT, à laquelle ont répondu plus de 200 000 salariés :
• 84 % des salariés aspirent à des entreprises et administrations plus démocratiques ;
• 79 % aimeraient que leur entreprise ou leur administration ait un fonctionnement plus démocratique et qu’ils soient ainsi davantage en mesure de peser sur sa stratégie ;
• 73 % veulent participer davantage aux décisions importantes qui affectent leur entreprise ou administration ;
• Un souhait d’autant plus affirmé que 73 % des salariés estiment qu’ils sont « souvent plus lucides sur la réalité de l’entreprise que la plupart de ses dirigeants » ;
• 74 % préféreraient plus d’autonomie à plus d’encadrement.
Tous ces items, qui concentrent des avis positifs aux trois quarts et davantage, dénotent un consensus fort. Mais nous sommes loin de cet idéal dans la réalité des entreprises aujourd’hui et effectivement, le management a un rôle majeur à jouer pour dénouer la situation :
• 31 % des salariés affirment ne pas pouvoir parler librement sur leur lieu de travail ;
• 51 % disent ne pas pouvoir compter sur l’aide de leur supérieur ;
• 59 % disent que leur supérieur n’est pas soucieux de leur bien-être ;
• 62 % estiment que ne pas avoir de management ne changerait rien à leur travail.
Ce n’est donc pas l’engagement qu’il faut rechercher, mais l’implication : permettre à chacun de prendre sa place.
3 – Prenons acte du diagnostic partagé des effets de la présence des représentants des salariés dans les Conseils
Les « Assises des administrateurs salariés » organisées par le Collège des Bernardins, l’IFA (Institut français des administrateurs), le cabinet Descartes Legal et l’association RDS (Réalités du Dialogue Social) constituent un point de repère toujours pertinent pour constater les avancées. À l’occasion des premières assises (mars 2015), j’avais essayé de documenter les six apports essentiels de la présence des représentants des salariés dans les conseils, à savoir :
1. accroître la diversité des profils au sein du Conseil ;
2. élargir le champ d’intervention du Conseil et renouveler la gouvernance ;
3. évoluer vers des relations sociales plus constructives ;
4. construire des compétences sur la durée ;
5. envoyer un signal de confiance aux salariés ;
6. jouer le jeu d’une gouvernance partenariale.
Déjà à l’époque, ces six apports me semblaient relativement consensuels, aussi bien parmi les syndicats que parmi les dirigeants d’entreprises (voir : Management & RSE, « Administrateurs salariés : 6 opportunités en jachère », Martin Richer, 14 avril 2015).
Les secondes Assises des Administrateurs Salariés se sont tenues le 28 mars 2017 au Collège des Bernardins et ont permis à nouveau de donner la parole à des administrateurs (salariés ou non), à des représentants des syndicats et à des dirigeants d’entreprise. En amont de cet événement, des rencontres, auxquelles j’ai eu le plaisir de participer, ont eu lieu avec les responsables concernés des organisations syndicales (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, FO, UNSA) ainsi qu’avec plusieurs dirigeants et administrateurs de grandes entreprises, cotées ou non, qui ont accepté de partager leur diagnostic (notamment Air France, Alstom, Axa, BNP, Bouygues, Casino, CNP Assurances, Decaux, Fromageries Bel, Hermès, Institut Pasteur, Safran, Saint-Gobain, Schneider, Total, Valeo, Vallourec.). Par ailleurs, je participe à l’animation d’un groupe de travail et d’échanges composé d’administrateurs salariés et présidé par Anne-Marie Mourer sous l’égide de l’IFA, qui permet là aussi, des échanges d’une grande richesse.
Pour reprendre les termes de la synthèse des secondes Assises effectuée par KPMG (« La lettre de la Gouvernance », juin 2017), « l’apport des administrateurs salariés est généralement perçu comme positif même si leur participation aux travaux des conseils peut soulever quelques difficultés ou nécessiter des ajustements ».
Du côté des organisations syndicales, le soutien quasi unanime n’a pas faibli. Comme le remarque le document de référence remis aux participants aux Assises (« Secondes Assises des Administrateurs Salariés ; Synthèses des enquêtes », 28 mars 2017), qui fait la synthèse des rencontres évoquées ci-dessus, « toutes les organisations syndicales de salariés, certaines depuis longtemps, sont favorables à la présence d’administrateurs salariés dans les Conseils, à l’exception de FO, qui critique la coresponsabilité qu’elle implique, mais qui laisse à ses adhérents la possibilité d’être désignés comme administrateur salarié. (…) Toutes soulignent que la présence d’administrateurs salariés ne doit pas être l’occasion de réduire les rôles des institutions représentatives des personnels (IRP) ».
On note cependant l’apparition d’une certaine lassitude exprimée soit par des administrateurs salariés soit par des responsables syndicaux, qui s’impatientent de voir ces administrateurs peser davantage sur les débats et les orientations des Conseils alors que ce mandat est ingrat. « Parmi les difficultés, on note le fait que la fonction de l’administrateur salarié et l’absence de mandat syndical ne sont pas attractives pour des membres d’OS qui ont en général un profil « militant ». En outre, l’importance du rôle de l’administrateur salarié n’est pas bien connue par les salariés et sa reconnaissance reste confuse (cf. le faible taux de participation aux élections d’administrateur salarié quand il y en a). Globalement, on note que les administrateurs salariés ont souvent une expérience syndicale confirmée ».
Du côté des dirigeants, le document de référence note que les principales craintes exprimées initialement comme les problèmes de compétence, de posture des administrateurs salariés, de difficultés liées à la confidentialité, ne se sont pas matérialisées. Au contraire, « globalement, les personnes rencontrées sont favorables à la présence d’Administrateurs Salariés dans les conseils et jugent que leurs apports sont positifs (même dans certaines entreprises qui étaient fortement opposées à leur institution). Elles considèrent que les Administrateurs Salariés augmentent la diversité des points de vue au sein du Conseil et que leur présence contribue par là à la qualité de ses travaux. (…) Même si, pas plus que les autres administrateurs, ils n’ont toutes les compétences nécessaires, les Administrateurs Salariés sont jugés globalement utiles, on reconnaît la pertinence de leurs contributions, et on les respecte ».
4 – Prenons les mesures qui s’imposent pour consolider la présence des salariés dans les Conseils
Malgré ce diagnostic de nature très consensuel, le conflit séculaire entre Capital et Travail a la vie dure en France et rend toute évolution délicate. Lorsque la présence des administrateurs salariés a été élargie au secteur privé (loi de sécurisation de l’emploi de juin 2013, qui résultait de l’accord interprofessionnel de janvier), cet élargissement a été opéré avec un seuil d’application très haut ( 5 000 salariés). Cela donnait à la France le record d’Europe puisque ce seuil était de loin le plus haut (le seuil le plus élevé se situait à 1 000 salariés pour les entreprises privées du Luxembourg et les entreprises publiques espagnoles).
Il a fallu la loi Rebsamen (août 2015) pour abaisser ce seuil à un niveau plus raisonnable de 1 000 salariés. Il reste cependant parmi les plus élevés. Dans les pays scandinaves, le seuil de déclenchement est beaucoup plus bas (25 salariés en Suède, 30 en Norvège, 35 au Danemark et 150 en Finlande). En Allemagne, il est inférieur de moitié (500 salariés).
Il faut maintenant agir sur le deuxième paramètre qui, lui aussi, contribue à brider le dispositif et l’empêche de révéler pleinement son potentiel : le nombre d’administrateurs salariés dans chaque Conseil est aujourd’hui limité à un membre pour les organes comportant jusqu’à douze administrateurs, et deux au-delà. À ce niveau, la présence des administrateurs salariés n’est pas suffisante pour véritablement peser sur l’orientation des débats du Conseil. Elle est davantage un dispositif de « témoignage » que de codécision. Ecoutons Pierre Victoria, qui rend compte de son expérience et de celle de ses collègues dans un rapport de la Fédération Jean Jaurès (« La démocratie dans l’entreprise : le rôle des administrateurs salariés », 16 mars 2017) : « La solitude de l’administrateur est parfois grande au sein des conseils. Il lui est difficile de rompre le consensus de ces assemblées où le vote est l’exception et l’unanimité la règle ».
Dans son rapport d’évaluation de la loi de Sécurisation de l’emploi, le groupe de travail de Terra Nova, que j’ai eu le plaisir de présider avec Christian Pellet (voir les références dans la section Pour aller plus loin) préconise de retenir la proportion d’un tiers d’administrateurs salariés, afin « d’aligner la France sur les meilleures pratiques européennes ».
Cinq raisons me semblent majeures :
1) Le consensus syndical, qui n’existait pas parmi les organisations de salariés est désormais formé. Comme le note le document de référence des Secondes Assises cité plus haut, « les organisations syndicales estiment que le nombre des administrateurs salariés dans les Conseils devrait évoluer pour passer à 1/3 ».
2) L’utilité : une étude de l’ETUI (European Trade Union Institute) montre la corrélation entre la proportion d’administrateurs salariés parmi les administrateurs et leur perception de leur degré d’influence sur les décisions (« Benchmarking Working Europe 2014 », avril 2014).
3) La capacité d’influence : les travaux de la sociologue américaine Rosabeth Kanter, professeur à l’université de Harvard, montrent qu’il faut qu’un groupe minoritaire représente 35 % des effectifs d’une organisation pour influencer son mode de fonctionnement et donc ses performances. On peut rappeler aussi les travaux expérimentaux menés par le psychologue Solomon Asch et publiés en 1951, qui démontrent le pouvoir du conformisme sur les décisions d’un individu au sein d’un groupe. Asch met en évidence un taux d’influence sociale minimale, qui est de 32 %. James Whittaker et Robert Meade ont répliqué l’expérience de Asch dans plusieurs pays et ont découvert des taux de conformisme assez similaires.
4) L’analyse du paysage européen (voir mon entretien avec Aline Conchon dans Metis) montre que la proportion d’administrateurs salariés la plus communément retenue par nos voisins est d’un tiers (Autriche, Danemark, Hongrie, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas). En Allemagne, c’est cette même proportion d’un tiers qui s’applique pour les entreprises de plus de 500 salariés, mais au-delà de 2 000 salariés, la proportion des administrateurs salariés passe à la moitié (le président du conseil de surveillance ayant voix prépondérante en cas de partage).
5) La cohérence, car puisque l’évolution de nos règles sociales donne de plus grandes latitudes à la négociation d’entreprise dans la définition de nos règles sociales, élever à un tiers la proportion de représentants des salariés dans les organes de gouvernance constituerait une évolution équilibrée susceptible d’accélérer les mutations culturelles nécessaires à notre économie.
En contrepartie, les organisations syndicales doivent redoubler leurs efforts pour présenter des candidats de qualité, capable d’adopter la posture si particulière que requiert ce mandat. Des progrès sensibles ont déjà été enregistrés dans ce domaine puisque les dirigeants et administrateurs interrogés en amont des secondes assises ont constaté que « le comportement des administrateurs salariés est significativement différent de celui qu’avaient les représentants du CE au conseil : les administrateurs salariés ont globalement bien compris le rôle et leurs responsabilités en tant qu’administrateurs ; la crainte d’avoir des « militants » au conseil n’est globalement pas confirmée ».
5 – Construisons la codétermination à la française
Commençons par définir cette notion qui ne nous est pas très familière en France. Voici une traduction de la définition du terme « codetermination » que donne le Dictionnaire des relations sociales d’Eurofound (Eurofound’s European Industrial Relations Dictionary) : « la codétermination est une structure de prise de décision au sein de l’entreprise par laquelle les employés et leurs représentants exercent une influence sur les décisions, le plus souvent à un niveau de management élevé et à un stade précoce de la formulation des décisions. La codétermination s’exerce en parallèle et complète d’autres mécanismes de relations sociales. Elle ne se substitue pas à ces autres mécanismes, qui cherchent aussi à influencer la prise de décision managériale, comme la négociation collective ».
La codécision n’est ni la négociation (on recherche un consensus ou tout du moins une solution acceptable par tous) ni l’autogestion (la direction reste pleinement responsable de ses décisions et de leur mise en œuvre, même si elle confère un large pouvoir d’influence aux représentants du personnel).
Comment une codécision « à la française » pourrait-elle se matérialiser ? Il me semble que les modèles allemands et scandinaves procurent une base solide, mais trop centrée sur la gouvernance, loin des lieux de réalisation du travail. Il faut donc greffer des dispositifs permettant de donner une large place d’expression au travail.
Il me semble que le modèle que j’ai créé avec mes co-auteurs de la Fabrique de l’industrie et de l’Anact sur l’autonomie au travail pourrait constituer une base robuste. En effet, l’autonomie est l’incorporation du « décider » dans l’acte de travail (voir : Management & RSE, « Autonomie au travail : la France a tout faux ! », Martin Richer, 15 juin 2016).
Les outils pour donner vie à cette codétermination à la française existent déjà, à chacun des trois niveaux. Il reste à mieux les intégrer et surtout leur donner davantage de visibilité et de consistance.
La codécision sur le niveau de la tâche s’opère par le dialogue professionnel, encadré par l’accord national interprofessionnel sur la QVT (« Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle », juin 2013). À mon sens, ce dialogue professionnel doit être soigneusement organisé et construit, obéissant à des règles bien précises (voir : Management & RSE, « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir », Martin Richer, 17 décembre 2013).
La codécision sur le niveau de la coopération s’exprime par le fonctionnement des IRP et de la négociation collective.
La codécision sur le niveau de la gouvernance s’effectue par la présence renforcée des représentants du personnel dans les Conseils, telle que nous l’avons esquissée ci-dessus.
Ces trois niveaux de codécision se nourrissent mutuellement, comme l’illustrent quelques questions issues d’une tribune publiée dans Les Echos (« Renforcer la place des salariés dans les conseils », Les Echos, 13 août 2017) par Christophe Clerc (Descartes Legal) et P. Baudoin Roger (Collège des Bernardins) : « quelle pertinence aurait une stratégie qui ne prendrait pas appui sur les savoir-faire propres à l’entreprise, ou qui serait définie sans impliquer ceux qui les détiennent ? Comment stimuler l’innovation sans susciter la coopération de ceux sur qui elle repose ? Comment développer les compétences si ceux qui les détiennent ne sont pas incités à les partager ? Mais comment espérer un tel engagement des salariés s’ils peuvent penser que, au plus haut niveau, les décisions sont prises en fonction de critères financiers de court terme, sans prendre en considération le travail et l’emploi ? »
Ces trois niveaux de codécision créent le contexte de loyauté et d’équilibre qui manque aujourd’hui à notre dialogue social. Parce que la parole des salariés doit être mieux entendue, mais aussi mieux portée dans chacune des instances. Parce que comme l’affirmait avec conviction Jean Auroux, ancien ministre du Travail, « l’entreprise ne peut plus être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes ».
Pour aller plus loin :
– Résultats complets de l’étude Parlons Travail
– Christian Pellet et Martin Richer, « Quels enseignements tirer de la mise en œuvre de la Loi de Sécurisation de l’Emploi pour orienter la réforme de notre démocratie sociale ? », Rapport Terra Nova, 5 juillet 2016
– Emilie Bourdu (La Fabrique de l’industrie), Marie-Madeleine Péretié (Aract Ile-de-France), Martin Richer (Terra Nova), « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité ; Refonder les organisations du travail », Presses des Mines, octobre 2016
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