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par Jean-Marie Luttringer, propos recueillis par Danielle Kaisergruber

Tout est aujourd’hui sur la table : la conception même de la « formation », la philosophie personnaliste comme base d’une individualisation des responsabilités, le rôle des acteurs (État, partenaires sociaux, Régions, entreprises et personnes), la rationalisation du « système ». Jean-Marie Luttringer, juriste et spécialiste du sujet, apporte ses réflexions :

 

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Image : Jean-Marie Luttringer /Crédit : UODC

 

Trois ans après une réforme importante qui a commencé de modifier la logique de notre système de formation des adultes avec la suppression de l’obligation de dépense pour les entreprises, le Compte personnel de formation, entre autres, voilà qu’arrive une nouvelle réforme. Quelles sont les cohérences juridiques (ou les incohérences) qui organisent le système actuel depuis la Loi de 2014 ?

 

A y regarder de près, la réforme annoncée s’inscrit sur plusieurs points dans la continuité de celle de 2014, poursuivie par la loi Travail en 2016. Elle s’en écarte, du moins dans les intentions affichées, sur plusieurs autres aspects. Il y a continuité à travers la responsabilité qui incombe à l’entreprise d’assurer l’adaptation des salariés à leur emploi ainsi que de veiller à leur capacité à occuper un emploi, dans l’entreprise et en dehors (employabilité). Il reste à souhaiter que la réforme qui s’annonce aura pour objectif de renforcer « le droit procédural » dédié à cette obligation, notamment l’entretien professionnel, le bilan de parcours au terme de six ans, ainsi que la négociation collective, la concertation avec le nouveau Conseil Social et Economique. C’est la condition sine qua non pour rétablir dans l’entreprise un meilleur équilibre entre flexibilité et sécurité qui, au plan juridique, penche pour l’heure, du côté de la flexibilité.

 

Il y a également continuité à travers l’affirmation « de la personnalisation du droit à la formation », qui se fraye un chemin depuis le DIF en 2004 et qui a été fortement exprimée par le Président de la République dans son ouvrage Révolution ainsi que dans les propositions du mouvement En marche. C’est sans doute l’un des axes stratégiques de la réforme, qui devrait avoir pour effet de changer en profondeur le paysage de la formation professionnelle. Cependant il s’agit là d’un enjeu culturel. Or on ne change pas la culture d’un coup de baguette magique (même juridique) par une loi ou par un décret. Encore faut-il que les personnes s’approprient cette nouvelle logique en considérant « le rapport à la connaissance » comme « un bien », à parité avec un « bien matériel ».

Si l’on peut considérer que le recentrage d’une part sur l’entreprise et d’autre part sur la personne s’inscrit dans une continuité, il n’en va pas de même pour les instances, structures, et les prestataires au service qui prolifèrent dans l’environnement des personnes et des entreprises. Ici les intentions réformatrices s’expriment à travers l’affirmation d’une volonté de simplification, d’efficacité, avec la mise en place de « circuits courts », bref de rationalisation. Cette notion empruntée à l’univers de la gestion manque de consistance pour une réforme qui se veut radicale, mais elle ouvre un champ de réflexion sur le devenir de la gestion paritaire et de la gouvernance, aussi bien nationale que régionale du système de formation professionnelle, ainsi que sur la structuration du marché de la formation par les procédures de contrôle qualité et de certification des acquis de la formation.

Que signifient le développement et l’accentuation de la responsabilité des personnes sur leur employabilité et leur parcours d’un point de vue philosophique et juridique ?

 

J’ai tenté dans une récente Chronique d’esquisser le lien entre la pensée personnaliste de Paul Ricoeur, dont Emmanuel Macron était l’assistant, et celle d’Amartya Sen, qui n’était pas étranger à la pensée du philosophe français (« l’homme capable » de Ricoeur, « les capabilités » d’Amartya Sen). Il me paraît intéressant de souligner que pour la première fois depuis la réforme Delors, fondée sur une pensée philosophique et politique en réponse à un mouvement social d’ampleur, une pensée philosophique semble sous-tendre les orientations de la réforme à venir. Alors que pendant dix décennies nous avons eu droit périodiquement à « des concours de tuyauterie » et à des luttes d’influence pour la préservation des prés carrés.

Je ne partage pas la crainte de ceux qui considèrent que le mouvement de personnalisation des droits à la formation aurait pour effet de transférer de l’employeur vers le salarié la responsabilité de son employabilité. D’une part parce que la formation demeure pour l’entreprise, notamment pour le management un enjeu de pouvoir dont il n’a aucun intérêt à se dessaisir. D’autre part, pour ce qui concerne « la personne » en sa qualité « de travailleur salarié », elle a tout intérêt à considérer sa qualification comme « un bien patrimonial », et à ce titre à l’entretenir et à la valoriser à son initiative, mais également à entrer dans une relation de co-investissement avec l’entreprise.

Les entreprises n’ont-elles dans cette conception plus aucune responsabilité, sauf d’adaptation des compétences au fil du temps ? Sur quoi devraient-elles être responsabilisées ? Quelles conséquences les récentes ordonnances sur le travail peuvent-elles avoir sur la formation, par exemple avec le développement de la négociation d’entreprise ?

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L’entreprise produit et commercialise des biens et des services en vue d’en tirer un profit. Ce n’est pas une institution éducative. Ce qui n’exclut pas bien entendu qu’une responsabilité sociale en matière d’éducation et de formation puisse lui être imputée. C’est d’ailleurs dans son intérêt, si elle veut pouvoir recruter dans les meilleures conditions une main-d’œuvre qualifiée. C’est d’ailleurs tout le sens du développement de la formation professionnelle en alternance fondée sur un contrat de travail : le contrat d’apprentissage et le contrat de professionnalisation. Peut-être d’ailleurs qu’un seul contrat suffirait…

 

Le périmètre de sa responsabilité en matière de formation professionnelle envers chacun de ses salariés pris individuellement est délimité par la qualification retenue dans le contrat de travail de chacun. Ainsi l’entreprise sera-t-elle tenue d’entretenir, voire de développer, la qualification contractuelle du tourneur/fraiseur, ou du prêtre-ouvrier, par ailleurs docteur en théologie. Elle n’est pas tenue d’assurer l’entretien et le développement de ses compétences théologiques. Par ailleurs elle est tenue en cas de restructuration et de plan social de contribuer par la formation à la reconversion des salariés licenciés.

Cependant l’entreprise n’est pas tenue d’assurer la prévention de tous les risques « d’obsolescence des connaissances » auxquels une personne peut être exposée. Il y a lieu, de mon point de vue, de raisonner en termes de risques et de distinguer « le petit risque » d’obsolescence des connaissances qui est naturellement à la charge de l’employeur en vertu de la bonne foi contractuelle, « du grand risque » qui se caractérise par une reconversion lourde, l’acquisition d’une nouvelle qualification et que l’on ne peut légitimement imputer à l’entreprise. Le grand risque peut en revanche être confié à des institutions de garanties sociales extérieures à l’entreprise à laquelle celles-ci contribuent financièrement ainsi que les salariés concernés. C’est en quelque sorte un retour à la philosophie « de l’assurance formation » portée par Jacques Delors aux origines de notre système de formation professionnelle et qui a donné lieu à la création des fonds d’assurance formation créés, il faut le rappeler par les partenaires sociaux sur une base volontaire avant que la Loi quinquennale de 1993 ne crée l’obligation d’instituer les OPCA, qui sont des organismes collecteurs et gestionnaires, par délégation des pouvoirs publics, de contribution fiscale.

Le recensement des diverses dispositions relatives aux liens entre négociation collective, dialogue social et formation professionnelle, ainsi que l’analyse de leur sens et de leur portée, conduit à aborder dans un premier temps la formation professionnelle comme enjeu et objets de négociation collective au niveau de la branche et son articulation avec le niveau de l’entreprise (I) et dans un second temps comme enjeu et objet de négociation collective avec les nouvelles instances représentatives du personnel : le Comité Social et Economique (II).

De ton point de vue, quelles sont les lignes directrices, les principes qui devraient guider le design du nouveau système ? Par exemple en matière de répartition des responsabilités entre l’État (garant des certifications et règles du jeu), le contractuel (les branches et les entreprises), les Régions (Conseils régionaux) et les personnes ?

Il y a le centre et il y a la périphérie. Le centre est constitué de deux noyaux : « la personne indépendamment de son statut », et l’entreprise. La réforme qui s’engage, s’intéresse, semble-t-il, avant tout au centre en le structurant de manière durable afin d’éviter le syndrome de « la réforme de tuyauterie » qui appelle par nature, comme toutes les tuyauteries, des révisions périodiques. Quant à la périphérie constituée par un système institutionnel complexe l’objectif serait de la restructurer selon une architecture haussmannienne afin de la rendre lisible par tout un chacun.

Dans cette approche, l’État est le garant de « l’effectivité » des droits sociaux fondamentaux qui concernent la formation tout au long de la vie : droit à la qualification, égalité d’accès à la formation pour chacun, sur tous les territoires de la République, fiscalité incitative à l’investissement formation aussi bien pour les entreprises que pour les ménages, garant de la valeur opposable des acquis de la formation par les titres, diplômes et certificats professionnels.

Aux partenaires sociaux, l’exercice du droit à la négociation collective dans le domaine de la formation professionnelle, d’autant que ce droit fait partie du bloc constitutionnel. La pratique de la négociation collective au niveau des branches et de l’entreprise ne fait pas davantage question dans son principe sous réserve de la question de la hiérarchie des normes.

Restent deux questions qui appellent une réflexion. Celle de la théorie de la loi négociée, selon laquelle on ne réforme pas la formation professionnelle sans un accord préalable conclu au niveau interprofessionnel par les partenaires sociaux, et celle de la gestion paritaire, de ressources de nature fiscale, allouées à la formation en application d’une délégation de gestion de l’État. La théorie de la loi négociée, qui ne s’applique qu’aux seuls salariés titulaires d’un contrat de travail, soulève un conflit de logique avec le développement « de la personnalisation des droits à la formation de toute personne indépendamment de son statut ». Par ailleurs, autre conflit de logique, la négociation interprofessionnelle porte pour l’essentiel sur l’affectation des ressources sur lesquelles les partenaires sociaux n’ont pas la maîtrise. Si la contribution fiscale de 1 % de la masse salariale était totalement supprimée, le roi serait nu. La négociation de cotisations imposées par la CPE et le Medef à leurs adhérents constituerait l’épreuve de vérité. Quoi qu’il en soit, ces accords interprofessionnels n’ont quasiment pas de valeur juridique puisque leur champ d’application est inconnu. Ils n’ont qu’une valeur politique dès lors que leur contenu est repris par la loi. Il faudrait donc les nommer par leur vrai nom qui est celui « d’avis commun », et non d’accords collectifs de travail dont le propre est d’être investis d’un pouvoir normatif opposable à des tiers.


On sent monter une tension entre les partenaires sociaux impliqués dans toute la machinerie de mutualisation et les Conseils régionaux auxquels les décentralisations successives ont attribué de nombreuses compétences. Quel rôle imaginer pour les Régions ?

Restent effectivement les régions alors que la France n’est pas un État fédéral et que la formation professionnelle leur a été attribuée par les lois de décentralisation Defferre par défaut. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. Se pose aujourd’hui clairement la question de savoir si elles sont les mieux placées pour gérer la formation considérée comme un instrument du marché du travail, notamment s’agissant de l’apprentissage. La démonstration n’a pas été apportée à ce jour. En effet la compétence de développement économique et social des territoires et celle de la formation professionnelle sont gérées parallèlement par les régions sans réelles interactions. En revanche en qualité d’élus au suffrage universel sur un territoire les conseillers régionaux ont en charge les citoyens quel que soit par ailleurs leur statut. À ce titre les dispositifs de formation qui s’adressent directement aux personnes devraient logiquement relever de leur responsabilité. On pourrait également attendre des Conseils régionaux, en lien avec les autres collectivités locales et le mouvement associatif, qu’ils prennent l’initiative de revitaliser l’éducation permanente indépendamment des exigences « adéquationistes » qui président aux politiques d’emploi. L’accès régulier à la connaissance pour les citoyens constitue en effet un terreau propice « aux désirs de formation » lorsque la situation de l’emploi l’exige, comme le montre l’exemple des pays scandinaves qui connaissent les taux d’accès à la formation les plus élevés d’Europe.

Ne faut-il pas faire évoluer la notion même de « formation » ? Tu cites souvent le « théorème » de Bertrand Schwartz : « On ne forme pas une personne, elle se forme si elle y trouve un intérêt ». Dit autrement, la formation n’est pas un produit (stage sur catalogue ou sur étagère) mais un service co-produit, un processus d’apprentissage…

 

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Nous héritons d’un modèle de formation professionnelle, construit au plan juridique dans les années 70, que je qualifierai « de modèle séparatiste ». Il postule en effet que le travail est par nature même prédateur, que les salariés s’y trouvent en situation d’infériorité (subordination juridique) et que par conséquent leur formation ne saurait prospérer qu’en dehors du lieu de travail et du processus de production. Le stage de formation proposé par des « dispensateurs de formation » à l’extérieur de l’entreprise, ou en son sein, dans des lieux distincts des lieux de production, est en quelque sorte un lieu sanctuarisé comme l’est la salle de classe dans l’école de la République. Au fil des années, ce modèle s’est transformé sous l’influence des pratiques pédagogiques, notamment de la formation en alternance dans laquelle la participation au travail productif est considérée comme constitutive du processus de formation, ainsi que de l’usage de la technologie qui a permis le développement des formations ouvertes et à distance (FOAD). Les réformes récentes, notamment celle de 2014, ont entériné au plan juridique les évolutions en admettant que le stage de formation classique peut s’inscrire dans un parcours de formation/professionnalisation qui comprend une grande diversité de ressources pédagogiques contribuant au processus d’apprentissage. L’expérimentation récemment lancée par la DGEFP en vue de promouvoir les formations en situation de travail (Fest) s’inscrit dans cette logique.

L’irruption massive du numérique/digital, notamment en raison des espaces de formation « asynchrone » accélère encore la mutation du modèle historique séparatiste. C’est vrai, il y a lieu aujourd’hui de se poser la question de savoir ce que « formation » veut dire au plan juridique. En tout cas, le stage de formation et l’heure stagiaire ne peuvent plus être considérés comme les unités d’œuvre de référence pour assurer le financement et la gestion des processus d’apprentissage. D’ores et déjà « la notion de forfaits/parcours » a fait son apparition et le modèle économique induit par le numérique, fondé davantage sur l’investissement en amont, qui renvoie la propriété intellectuelle voire industrielle, et sur la déconnexion avec le temps de travail va poursuivre cette mutation.

Quant au théorème de Bertrand Schwartz « on ne forme pas une personne, elle se forme si elle y trouve un intérêt », il est plus que jamais d’actualité compte tenu du processus de « déscolarisation » de la formation professionnelle continue qui est en œuvre. Dans le modèle scolaire fondé sur le principe de l’obligation scolaire, la formation est prescrite, dans le modèle séparatiste de formation des salariés il en va de même. La formation « est prescrite » par l’employeur qui délègue « son pouvoir de direction » au prestataire de formation, il en va de même de la formation des demandeurs d’emploi, fondé sur la prescription (refuser une formation peut entraîner la suppression de l’indemnisation). Dans le modèle qui se dessine, fondé sur la personnalisation des droits à la formation, le théorème de Bertrand Schwartz devrait trouver son application concrète : chaque personne, quel que soit son statut peut accéder à des ressources lui permettant, si elle y trouve un intérêt, de s’engager dans un processus d’apprentissage : elle disposera de ressources en temps et de ressources financières mutualisées avec le compte personnel de formation (CPF), ainsi que de ressources pédagogiques diversifiées. Reste la question du projet de formation, car sans projet il n’y a pas de formation qui vaille. L’enjeu stratégique de la période qui s’ouvre est par conséquent de rendre accessible à tout un chacun une prestation de service d’accompagnement pour la construction d’un projet. Cette prestation est aujourd’hui préfigurée par le conseil en évolution professionnelle (CEP). Sa généralisation est l’une des clés du succès du mouvement de fond de personnalisation du droit à la formation et de la prise de conscience que le rapport à la connaissance est un élément constitutif de notre patrimoine immatériel, à parité avec d’autres biens patrimoniaux mobiliers ou immobiliers.

 

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