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La définition des services comme la mise à disposition temporaire d’un bien, d’un équipement ou d’une compétence n’est pas fausse. Elle omet cependant l’essentiel. La valeur des services n’est pas décrite seulement dans le Quoi (l’exécution d’une tâche), mais dans le Pourquoi (de l’activité). On parle des services de qualité ou de qualité des services. De qualité relationnelle, de diversité, de modularité ou d’adaptabilité. Dans la réalité de ses usages, ce concept est transposé des pratiques d’évaluation des productions matérielles et des produits tangibles. Il est insuffisant et porteur d’effets contre-productifs dans les services et tout particulièrement pour la valorisation du travail. Il faut apprendre à évaluer les services avec un autre vocable, celui de « pertinence située ».

 

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De la qualité intrinsèque à la pertinence située

Ce n’est pas seulement une affaire de qualitatif opposé au quantitatif. Le problème n’est pas d’abord dans l’immatérialité de productions non tangibles, non mesurables/non dénombrables. Il n’est pas seulement question d’évaluer le subjectif au-delà de l’objectivable à l’aide de métriques (voir dans Metis : « Quand le client note et juge », 06 février 2016). La notion de qualité peut recouvrir ces dimensions.

Dans l’usage courant qui est fait du concept de qualité, cette notion apparaît insuffisante, voire contre-productive, pour évaluer les services et notamment les services à forte dimension relationnelle (voir Lucien Karpik [2007], L’Économie des singularités, NRF Gallimard). Leur valeur en effet ne se limite pas à la considération des caractéristiques des supports du service ; des équipements et/ou des compétences mises à disposition temporairement. Elle ne se réduit pas au constat d’une exécution conforme d’une prestation. Elle est dans une modification de l’état du bénéficiaire ou de l’environnement du bénéficiaire (nous empruntons cette définition aux économistes des services comme Jean Gadrey, Christian du Tertre). Une automobile considérée comme un produit – ce qu’elle est – possède des caractéristiques tangibles et mesurables. Elles permettent de cerner des dimensions de sa qualité. Comme support de service cependant – ce qu’elle est également – une automobile n’est pas seulement un objet appropriable au sens de sa propriété. Elle est utile comme moyen de mobilité, de liberté, de valorisation de soi… Et ce n’est pas nécessairement le support le plus approprié d’un point de vue d’usage. Prenons l’exemple maintenant de services en B to B comme l’accueil, l’entretien d’un immeuble, la propreté, la sécurisation des accès… Ces services valent par l’enrichissement des actifs que sont les personnes qui en bénéficient (capacités améliorées) et des actifs immobiliers qui les environnent. Au-delà de l’avoir ou d’une modalité de mise à disposition temporaire de compétences, l’utilité sociale du service réside dans une modification favorable de l’état du bénéficiaire. Il devient plus « mobile » avec une automobile. Il est bien accueilli dans un immeuble sécurisé et constituant un environnement de travail favorable ; il bénéficie d’aménités dans la mesure où il en devient lui-même plus performant, plus « capacitaire » s’agissant de bien faire son travail. L’impact d’un service portant sur les espaces de travail est toujours plus ou moins direct et lisible sur la durée, mais il est réel sans se résumer à un avoir. Il porte sur l’être.


La pertinence est construite en situation, dans l’usage

Traiter des enjeux de gestion, de fixation des prix, de maltraitance du travail et de mesures de l’activité (efforts et résultats) conduit ainsi à dépasser les acceptions usuelles du concept de qualité, héritées de l’industrie, au profit du concept de pertinence à laquelle nous ajoutons « située » (1).

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Prenons des produits de luxe ou une appellation AOC. Les qualités, au sens de caractéristiques observables, mesurables, importent ici moins que l’effet de confiance (AOC) ou l’effet de consommation « positionnelle » (une Rolex avant 50 ans !). Ce sont des actifs immatériels qui sont révélés dans l’usage. Ils sont valorisés sur un mode social (voir là encore les travaux de Lucien Karpic). Le camembert « de » Normandie n’est pas la même chose que celui qui est fabriqué « en » Normandie. L’actif immatériel existe bien, avant même de juger des qualités gustatives, nutritives ou sanitaires du fromage. Une Dacia premier prix n’est pas moins qualitative qu’une Mercedes haut de gamme. L’objet est différent, mais sa pertinence est fonction de l’usage réel attendu et autorisé par un consentement à une dépense différenciée. Une compagnie aérienne low cost ne produit pas moins de qualité qu’une compagnie premium. Elles ne proposent pas le même service, quand bien même les clients voient leur état dans l’espace être également modifié.

Une montre, un AOC, un service de transport, une voiture de luxe n’ont pas, en soi, une valeur fondée d’abord sur des qualités « tangibles ». On leur « donne » une valeur par des processus/dispositifs complexes d’évaluation prenant en référence une certaine utilité sociale de l’usage. Elle peut être de l’ordre de la survie (boire de l’eau) ou d’une volonté de séduction à l’aide de prothèses permettant de faire étalage d’une réussite sociale et gagner en potentiel de séduction. Qu’importe, et personne n’est légitime seul pour en décider. Dans tous les cas, la pertinence située de l’usage spécifique et particulier (singulier) explique mieux le consentement à la dépense et les prix que la considération de caractéristiques mesurables. Il en va de même pour les services, mais de manière encore exacerbée et complexifiée par l’intangibilité de la production ; une modification favorable de l’état du bénéficiaire… En effet, non seulement le bénéficiaire est le premier juge de la modification de son propre état, mais il en est aussi nécessairement coproducteur !

 

Un effort d’évaluation par l’enquête

 

Prenons les services de propreté. La pratique habituelle consiste à rétribuer l’exécution conforme d’une prestation technique, le plus souvent en référence à un chiffrage de son coût (fréquentiels, durée, taux horaires…). Évaluer la pertinence située de ce service va bien au-delà du temps passé, des taux horaires, des produits et des machines utilisées… Il passe par une évaluation de la propreté comme effet utile du travail ou comme résultat (et non comme moyen). Évidemment, cela fait surgir en pratique plusieurs difficultés de principes comme de pratiques.

 

– 1) Personne n’est d’accord sur la définition technique de la propreté (raisonnable) ; brillance, absence de tâches ou de poussière, netteté dans le rangement, sanitarisation des surfaces et de l’air. Les évaluations varient d’une personne à l’autre, d’un genre à l’autre, d’un niveau social à l’autre, d’un point de vue à l’autre. Qui sait dire alors la qualité ? Il n’y a pas de réponse satisfaisante et opératoire en termes substantiels. L’évaluation est nécessairement fonctionnelle (pour quoi faire) multidimensionnelle (pour qui). Du coup, cette évaluation est singulière.

 

– 2) La pertinence de l’activité de nettoiement est concurrente à une autre qui consisterait à éviter que cela soit sale ! La pertinence du nettoyage est concurrente de la possibilité d’évitement du salissement. Bref, ce n’est pas le nettoiement seul qui fait la propreté, mais les occupants, les matériaux, la culture… Le résultat est multifactoriel.

 

– 3) Quelle est l’utilité de la propreté ? Quel est le rendement d’un environnement raisonnablement propre comparé à ce même environnement vécu comme sale ? Pourquoi faut-il que cela soit propre ? C’est la fonction de la propreté qui en fait la pertinence… c’est-à-dire, l’effet utile sur les bénéficiaires réels (les seuls à pouvoir en juger). L’impact utile est « médié » par des attentes et des usages propres à chaque bénéficiaire. Il n’y a pas de consommateur moyen de la propreté.

 

– 4) La propreté a un coût. Rendre propre, c’est un investissement qui requiert des ressources. Quelle est son importance relativement à un bon éclairage, des sièges ergonomiques, une restauration de qualité, des collègues avenants ? Gérer, c’est choisir. La propreté est un élément d’un éco (socio) système dont les différentes composantes sont en interaction. C’est un compromis, cela se négocie.

 

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Dépasser la notion de qualité au profit d’un jugement sur la pertinence située est ainsi nécessaire. Cela permet de déplacer le regard. La valeur n’est pas dans une propreté qui existerait en soi, mais dans l’impact d’un environnement « propre » à quelque chose autant que pour autre chose ; la performance du travail de ceux qui en bénéficient. Face à cette complexité, l’on voit bien les limites de pratiques qui n’évaluent la qualité qu’en référence à la conformité à des prescriptions qui sont elles-mêmes bien lacunaires s’agissant de cerner (en moyenne !) aussi bien le besoin que le résultat. C’est ainsi que dans les contrats, on trouve toujours des fréquentiels multipliés par des temps et des taux horaires… La difficulté n’est pas moindre pour dire la qualité d’une température ambiante, d’un service d’hôtesses d’accueil, d’une pelouse tondue, d’un vigile souriant !

 

Ce que le travail produit est affaire de jugement

 

L’enjeu d’une intégration de la pertinence dans les processus ou dispositifs d’évaluation est pourtant essentiel, aussi bien dans l’évaluation des services pour la gestion (fixer le « juste prix ») que pour le management quotidien du travail dans les services. Désigner et évaluer la qualité d’une production, notamment lorsque la ressource mobilisée est majoritairement le travail, revient à juger de la qualité du travail incarné et personnalisé qui est à son origine. Dans les services plus encore que dans l’industrie, le travail et sa production sont inséparables de celui qui l’exerce, et cela, toujours dans un contexte particulier. Du coup, l’évaluation touche toujours plus ou moins aux personnes… Ne regarder que la qualité « moyenne » d’un output occulte sa pertinence, laquelle résulte d’une intelligence déployée à un moment donné dans un contexte donné. Dans les services, elle est fonction de l’engagement subjectif de l’œuvrant. Ne regarder que la qualité met le travail qui la produit en invisibilité.

 

La notion de pertinence située permet au contraire d’appréhender mieux les dimensions fonctionnelles (la finalité, le pourquoi) et systémiques de l’utilité sociale des productions, au-delà de leurs parts substantielles (le quoi, y compris quand il est immatériel). Un service peut être purement relationnel ou informationnel. Il peut au contraire être adossé à des supports lourds (un bâtiment, des trains par exemple). Sa valeur dans tous les cas n’est pas lisible seulement dans des caractéristiques physiques, dans des propriétés mesurables et dénombrables. C’est un construit de jugement dans la recherche d’une pertinence située. Chiffrable ou non, cette pertinence est le résultat d’un processus d’évaluation mené par des acteurs spécifiques, dans un contexte et à un moment donnés. Elle ne peut pas faire l’économie d’un jugement de valeur à chaque fois renouvelé pour l’estimer et le monétiser ; lui donner un prix. Un sourire, un renseignement, une moquette propre, une climatisation silencieuse ont une pertinence située avant et au-delà de ce que suggère limitativement la notion de qualité.

 

Un objet s’acquiert, un service est rendu

 

On peut acquérir un objet. On peut (faire) exécuter une prestation. Mais un service, pour l’œuvrant qui veut bien faire, c’est une relation. Il offre ses services, il « rend » un service. De ce point de vue, la marchandisation délie les acteurs. Elle rend indépendant celui qui a un pouvoir d’achat, mais elle isole. Au contraire, un service que l’on rend est un don qui appelle le contre don. Il crée du lien. Quand bien même il est rémunéré, le service n’est jamais totalement « payé » pour la personne qui le délivre ni rendu seulement contre une rémunération, une rétribution monétisée.

 

Par la dimension de relation, la logique marchande dans les services est nécessairement métissée de celle du don/contre don. Vendre un produit c’est en transférer la propriété. La question de l’usage est reportée sur l’avoir ; un avoir assorti du droit d’usus (usage) et même d’abusus (destruction ou consumation). Pour bien des produits/supports tangibles, la qualité produite n’est déjà plus simplement garantie par le simple transfert de droit de propriété. Le producteur doit se préoccuper de l’usage. Il ajoute des services au service des produits, pour mieux les vendre et en potentialiser les usages. Au contraire d’un livrable, le service à une dimension de don. Comme tel, il construit du lien social et ce n’est pas la moindre de ses utilités sociales. Bien au contraire, c’est une de ses dimensions majeures. Elle est souvent occultée et non rétribuée. L’usage du concept de qualité y est pour beaucoup.

 

Pour que l’effort de l’œuvrant soit performatif, il faut que le bénéficiaire soit partie prenante. L’effet utile n’est pas réglé simplement par une mise à disposition, par l’avoir. Il porte sur l’état ; l’être et la relation. Le service est coproduit. Il est conçu dans sa mise en œuvre en même temps qu’il est consommé. La valeur d’un service n’est acquise que dans une coproduction et dans une co-évaluation. Dans l’achat d’un service, non seulement il n’y a pas de transfert de droit de propriété, mais la promesse d’un effet utile n’est garantie que par l’engagement subjectif du prestataire (l’intention d’un sujet) et d’une coopération du bénéficiaire s’agissant de la transformation de son propre état (transporté, sécurisé, guéri, amusé…). L’esclavage et le servage ne sont plus autorisés ; l’usus d’une mise à disposition temporaire d’une compétence n’est pas l’abusus de la personne. La marchandisation excessive des services est ainsi porteuse d’un risque d’extension de la servilité (voir dans Metis « Plates-formes : extension du domaine de la servilité », 12 juin 2017)

La relation comme condition d’utilité sociale de la production servicielle

 

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La qualité dans les services, plus encore que dans l’industrie, est ainsi affaire de pertinence située, de jugement, et donc de coopération. Elle est affaire d’accessibilité, d’utilité et d’usage. La valeur est moins liée à la seule qualité (caractéristiques du support, des infrastructures, des technologies ou des compétences) qu’à la capacité de co-construction, in situ, dans la relation, dans la « vraie vie et des vrais gens ». La productivité n’est pas dans la réduction d’un coût, mais dans la capacité à obtenir le meilleur compromis localement possible entre des personnes réelles pour des arbitrages permanents. Elle est la réponse à une attente toujours spécifique, contextualisée, personnalisée et potentiellement infinie, avec des moyens limités et contraints. Elle est dans la pertinence de l’action productive là où elle s’opère. De ce point de vue, la satisfaction immédiate est un indicateur, mais non le référent ultime. Au contraire de la qualité qui se veut objectivée (voire « totale »), la pertinence est toujours l’affaire d’intelligences, elles-mêmes situées et relatives à des formes de coproduction.

 

Dit autrement, la valeur – et la productivité – que l’on recherche est dans l’intelligence du travail. Elle est dans la capacité de compromis, d’écoute, de négociation. Elle est dans l’engagement subjectif du prestataire (la volonté, l’intention, l’empathie). Elle est dans une coopération avec le bénéficiaire. Elle est dans la capacité de modulation, d’adaptation, de tuning de la prestation… par l’œuvrant lui-même, et toujours à l’occasion d’une relation.

 

Certes, hors de la relation, des tâches concourant aux services sont « exécutables ». Une bonne part des prestations de services sont évidemment industrialisables, codifiables, standardisables, et donc automatisables à terme. Normées, elles sont réduites à des « objets ». Elles ne font cependant jamais tout le service. L’automate fait (ou fera), mieux et moins cher, les tâches servicielles exécutables, y compris cognitives. Et c’est tant mieux. Mais c’est dans la relation – une intersubjectivité – que la valeur se « potentialise », se construit… ou non ! C’est dans le travail du travail vivant, celui qui se confronte à l’autre, à l’écart, à l’imprévu, à l’aléa, au spécifique, que se joue la valeur qui restera toujours à créer.

 

Il faut ainsi apprendre à penser les produits et les processus (y compris l’automate physique ou cognitif) au service des services et non l’inverse. Et il faut apprendre à penser la qualité non plus seulement à partir de caractéristiques plus ou moins mesurables, mais comme une pertinence située.

Pour en savoir plus :

1) Ce terme est également utilisé par les approches de l’économie de la fonctionnalité telles que diffusées par ATEMIS et l’IEEFC. En y ajoutant « située », nous assumons la redondance pour souligner les dimensions territoriales, culturelles et temporelles de cette pertinence fonctionnelle.

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.