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Tandis que devrait s’engager un débat sur le « statut » de l’entreprise, ses buts et la place de ses collaborateurs (Loi Le Maire, Rapport Jean-Dominique Senard et Nicole Notat), il est bon de s’attarder sur les réalités d’aujourd’hui.

 

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Pour la troisième année consécutive, la France va connaître une forte croissance de l’emploi dans les entreprises. Grandes, moyennes et petites, portées par la reprise économique mondiale et par les mesures de réduction du coût du travail, elles ont recommencé à embaucher, y compris en CDI. Il n’est question partout que de « Frenchtech », de start-up qui éclosent dans les espaces de coworking et à Las Vegas, il y a foule autour des innovateurs français. Mais de manière paradoxale, le chômage ne baisse pratiquement pas et la durée de chômage ne se réduit pas de manière significative. Pour regarder cette reprise sous un autre angle, le nombre d’accidents du travail en 2016 est le plus faible jamais enregistré et pourtant les troubles psychosociaux et le burn-out ne cessent de gagner du terrain. Et pour un angle encore différent, une littérature foisonnante nous assaille de prédictions catastrophistes sur la destruction massive d’emplois que nous promettent les nouvelles technologies entre robotisation et intelligence artificielle. Ce ne sont pas seulement les emplois industriels classiques qui sont menacés par une automatisation massive, mais aussi les emplois administratifs et de services pourtant à fort contenu intellectuel.

Il y a une logique économique de fond à cela : le métier des entreprises n’est pas de produire des emplois. Il est de produire des biens ou des services avec la combinaison productive la plus efficace possible. Naturellement, qu’un chef d’entreprise rappelle cette évidence et il s’exposera à une forte impopularité et un responsable politique pourra difficilement se permettre de le dire. Faut-il pourtant en rester là et rêver d’un revenu universel d’un niveau satisfaisant pour remplacer les salaires des emplois disparus ?

Non, car il existe une autre logique que cette logique de la compétition par les coûts et cette logique est déjà à l’œuvre dans bien des secteurs et dans bien des territoires : celle de l’économie sociale et solidaire, l’ESS. Nous parlons bien ici de la vraie économie portée par une logique de solidarité et par une volonté d’action sociale. Nous ne parlons pas des mastodontes à fonctionnement purement marchand que sont les grandes banques, les grandes entreprises d’assurance, les grands de l’agroalimentaire auxquels leur statut mutualiste ou coopératif sert de paravent pour le discours et d’arme anti-OPA, mais qu’il ne détourne pas de donner à leurs dirigeants des rémunérations dignes du CAC40. Inutile de donner des noms, tout le monde sait de quoi et de qui il s’agit. Non, nous parlons de ces innombrables initiatives qui s’infiltrent dans les déchirures du tissu social que la logique purement marchande ne peut réparer, voire qu’elle a intérêt à aggraver.

Ce qui la caractérise d’abord, c’est la perception d’un manque. Incapacité des grandes institutions publiques à s’adapter à des personnalités hors norme. Manque d’un service local, donc d’un besoin, mais difficilement, voire pas du tout solvable donc auquel le marché ou marché mondialisé de proximité ne saura pas, ne voudra pas répondre. Ou alors le désir puissant de ne pas s’inscrire dans ces logiques de l’économie marchande, de ne pas connaître les relations de travail sur lesquelles elle est bâtie avec sa pyramide hiérarchique à la pointe de laquelle trône le dieu bénéfice. Ou alors, oui cela existe, nous l’avons rencontré, un moteur militant de recherche de solidarité avec les souffrants de toute nature.

Des exemples il y en a à foison. Ces parents qui, il y a 20 ou 30 ans, ont inscrit leur enfant trisomique à l’école maternelle de leur quartier et auxquels le soir même de la rentrée l’instituteur a demandé de ne pas revenir le lendemain parce que vraiment leur enfant était trop différent : rencontrant d’autres parents dans la même situation ils créent une maternelle alternative qui à mesure que les enfants grandissent devient une école élémentaire puis une école de formation professionnelle. De jeunes retraités en bonne santé dans des bourgs de taille moyenne qui perçoivent bien les besoins d’aide de personnes âgées en mauvaise santé, situation qui pourrait devenir la leur dans quelques années, fondent une association qui met en place un réseau d’assistance permettant le maintien à domicile. Des citadins lassés des tomates insipides, effarés de voir en janvier des prunes importées de 12 000 km, certains de la nocivité du glyphosate répandu par tonnes sur le riz de leur supermarché, se regroupent et passent un contrat d’approvisionnement avec des agriculteurs bio qui s’en trouvent économiquement sécurisés. Des ouvriers licenciés à l’occasion de la faillite d’un chantier de réparation navale sur un fleuve se constituent en coopérative et maintiennent leur activité. Les innombrables pratiquants de sport amateur qui se regroupent en association et gèrent stades et salles de sport sans autre but que favoriser leur pratique.

Il ne s’agit pas ici de glorifier la Légende dorée d’un nouveau monde épargné par les rivalités, la compétition, l’agressivité, la vanité. Là aussi, lorsque ces initiatives réussissent, que leur utilité est reconnue par les institutions, qu’elles accèdent à des financements publics ou bancaires, elles voient surgir des contraintes de gestion et beaucoup n’y survivent pas. Mais leur logique de fond reste alternative : la volonté de relations de travail avec des responsabilités partagées, la volonté de politique salariale relativement égalitaire, la solidarité dans les périodes de difficultés économiques, la volonté d’un équilibre entre vie de travail et vie hors travail. Face à la compétition exacerbée qui règne entre start-upers, face à la destruction disruptive qui se profile pour des secteurs entiers de l’économie, l’ESS ouvre des perspectives qui ne sont pas celles de l’inactivité financée par les prélèvements publics, mais celle d’une réalisation et d’une résistance humaniste. N’ayons pas peur des mots : inclusion, vivre-ensemble, lien social, l’ESS est à même de les permettre quand la mondialisation heureuse ne l’est pas et ne le sera pas pour tous.

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.