Le travail dans l’automobile a fait l’objet de bien des investigations, Emmanuel Couvreur est un ancien responsable du développement des organisations du travail en production et délégué syndical central CFDT chez Renault. Il est très investi auprès de grandes entreprises de la métallurgie pour mettre en place des espaces de discussion sur le travail.
Mandaté par la Fédération de la Métallurgie CFDT comme membre du groupe ressources sur la Qualité du Travail, je suis amené à accompagner des équipes syndicales de l’aéronautique, automobile ou mécanique dans la prise en compte des évolutions du travail pour expérimenter la mise en place d’espaces de discussions sur le travail. Toutes ces entreprises ont en commun un fort niveau d’engagement caractérisé par une diversification et un renouvellement de leurs activités. Cette progression du chiffre d’affaires et les exigences de plus en plus contraignantes des clients en termes de qualité et délai mettent les organisations en tension à tous les niveaux de l’entreprise. Les défis des nouveaux produits mettent en difficulté les équipes d’ingénierie et d’industrialisation dans la faisabilité et la tenue des objectifs, mais aussi la nécessaire coopération entre les équipes de production et des fonctions supports de plus en plus réduites. Le management de proximité contraint par un système de reporting et de contrôle permanent des objectifs à tenir est confronté à l’insuffisance de ses ressources et notamment au déficit de compétences lié aux nombreux départs et au turn-over des équipes en place. L’accélération des changements des modes de production engendre une instabilité et une désorganisation de la vie au travail avec un réel manque de visibilité sur l’avenir.
Changements permanents = mauvais travail
Les entreprises se sortent plus ou moins bien de cette situation. Certaines arrivent bon gré mal gré à s’adapter sans avoir été en mesure de tout anticiper. Pour d’autres, le paradoxe est que la croissance de leur activité se fait dans de telles conditions qu’elle devient source d’inquiétudes du fait des écarts constatés tant sur la quantité, que sur la qualité à produire. Ainsi, certaines entreprises détentrices de produits réputés d’avenir, disposant d’investissements conséquents et positionnées sur un marché porteur se retrouvent en difficulté pour tenir les objectifs qu’elles se sont assignés avec des interrogations sur la durabilité de leurs performances et sur la santé des salariés concernés.
Cette mise sous tension des organisations du travail met en évidence que les conditions de travail deviennent le maillon faible des changements organisationnels. Ces transformations génèrent une intensification de la charge de travail vécue, du fait de postes de travail difficiles à tenir. La modernisation des équipements, supposée alléger la charge de travail des opérateurs, nécessite un temps d’appropriation des nouveaux systèmes de production, souvent sous-estimé, et une redéfinition des modes opératoires. Les équipes projets ne sont pas épargnées, car elles doivent, elles aussi, travailler sous fortes contraintes temporelles dans un contexte lourd d’enjeux pour l’avenir. Celles-ci se trouvent prises en tenaille entre leur responsable hiérarchique et l’attente des futurs utilisateurs en production. Pour un certain nombre de salariés, cela se traduit par des débordements d’horaires, des changements d’équipes, une absence de délai de prévenance, voire des appels téléphoniques au domicile en cas de problèmes avec pour conséquences des tensions hors travail et une vie de famille perturbée. Toutes ces situations appellent l’existence de lieux et de temps pour qu’elles puissent s’exprimer et être entendues.
Les relations dans le travail se trouvent impactées par une pression sur les collectifs de travail confrontés à prioriser la quantité au détriment de la qualité. La polyvalence, souhaitée pour une organisation plus flexible, est vécue comme une polyvalence « bouche-trou » ou une polyvalence vers le bas qui dévalorise le métier. Ce travail « interchangeable » fait perdre son caractère valorisant et réduit l’intérêt d’une coopération en cas de dysfonctionnements au sein de l’unité de travail ou encore avec les services supports dans la recherche de solutions. Les problèmes se gèrent dans l’urgence faute d’une organisation définie et de responsabilités clarifiées, générant des tensions entre services. Ces rivalités s’installant, on assiste à une perte de confiance au sein des collectifs de travail entraînant une démotivation et le recours à des comportements autoritaires. A contrario, l’identité professionnelle ou de métier est perçue comme un élément structurant de l’unité de travail.
Dans une des entreprises dans lesquelles j’interviens, les salariés vivent une désorganisation au quotidien avec un enchaînement de dysfonctionnements. On assiste à un manque de formation des remplaçants du fait du départ des personnes dédiées au démarrage du nouveau projet, voire des formations bâclées faute de prise en compte des prérequis. Les départs en retraite non remplacés, notamment dans les fonctions supports, affaiblissent la transmission des savoir-faire pour la résolution des problèmes. Le turn-over des intérimaires, qui représente 20 % des effectifs, déstabilise les collectifs et impacte la coopération au sein des unités de production. Le service qualité se retrouve surbooké du fait des restructurations précédentes et des nouvelles exigences du projet actuel avec la mise en place de solutions dégradées qui se traduisent par des dérogations permanentes et une présence de plus en plus forte des clients qui demandent des comptes sur la non-qualité livrée. Les conséquences inéluctables sont : culpabilisation des salariés accidentés, recrudescence de l’absentéisme, un responsable global du nouveau projet qui démissionne, plusieurs cas de burn-out discrédités en problèmes familiaux notamment chez les cadres, des départs de jeunes embauchés avant la fin de leur période d’essai. Ces conséquences sont amoindries, là où le projet a été anticipé avec des salariés impliqués plus en amont des changements.
Management en crise
Le management est désorienté entre un management de proximité mobilisé par l’urgence des situations et une organisation matricielle qui met en rivalité la hiérarchie métier et la structure projet. Face à la pression verticale de plus en plus forte sur les objectifs, la hiérarchie ne joue plus le rôle d’amortisseur et de filtre, voire elle amplifie la demande de la direction. Souvent le manager de proximité à l’écoute de ses salariés se retrouve dans l’incapacité d’apporter des réponses satisfaisantes à des problèmes qui débordent très largement son propre périmètre d’intervention. L’existence ou non d’un soutien hiérarchique est déterminant. Comment exercer un rôle de manager dans de telles conditions ? Cette situation est d’autant plus intenable que le management intermédiaire joue l’opacité en exerçant un filtre vis-à-vis de la direction pour faire écran à la réalité des situations. La pression des modes d’évaluation de la performance aboutit souvent à un accroissement du contrôle de l’activité et à des injonctions contradictoires entre qualité et productivité. Dans ces conditions, on perçoit facilement toutes les limites d’un management participatif déployant les différents outils du progrès continu tout en privilégiant un mode de décision vertical avec une direction qui navigue à vue. Si le management de proximité est plus exposé, il bénéficie d’une plus forte reconnaissance du fait de sa présence au quotidien qui lui confère une plus grande légitimité.
Dans une période où il est beaucoup question de la complexité du Code du travail, du coût élevé du travail et du poids des charges qui pénalisent la compétitivité des entreprises, la réalité des difficultés évoquées ci-dessus nous amène à penser que les entreprises françaises en particulier sont souvent des entreprises handicapées et mutilées quand elles se privent des énergies et du potentiel de leurs salariés. Chacun sait que les salariés ne vont pas au travail avec l’intention de faire du mauvais boulot. Ce qui les stresse et les rend malades, c’est « cette qualité empêchée » pour reprendre l’expression d’Yves Clot. Selon un sondage de l’ANACT, les mots qui caractérisent le mieux la notion de qualité de vie au travail sont par ordre décroissant d’importance : le respect, la reconnaissance, l’épanouissement, la motivation, la convivialité, du temps pour faire son travail, la coopération. Ce n’est pas un hasard si dans l’Enquête comparative européenne sur les conditions de travail publiée par la Fondation de Dublin, la France se retrouve au 29e rang sur 34 pays enquêtés à la question : « Êtes-vous consultés sur vos objectifs de travail avant qu’ils ne soient établis, êtes-vous impliqués dans l’amélioration de l’organisation du travail ou des processus de travail dans votre entreprise ou le département, pouvez-vous influencer les décisions qui sont importantes pour vous ? »
Cet indicateur révèle bien le faible niveau de concertation et de participation des salariés dans la prise de décision et la construction des objectifs de travail en France.
Dans cette même enquête, 70 % des salariés français pensent exercer un travail sans autonomie ni un travail d’équipe (au sens de coopération dans le travail). Ces deux résultats sont significatifs d’un retard pris dans la qualité du travail, car chacun sait que le niveau d’autonomie va de pair avec celui de l’efficacité dans le travail. Un salarié est d’autant plus efficace qu’il est autonome dans son activité, la faible autonomie est synonyme d’un degré de pauvreté des organisations confirmé depuis 2005 par une augmentation du travail répétitif et exposé à des délais serrés avec une faible anticipation (voir l’article réactualisé de Martin Richer de septembre 2017 intitulé « Autonomie au travail : la France a tout faux » sur Management & RSE).
Dialogue sur la qualité du travail à Renault Flins
À l’origine en 2011, la Direction générale de l’entreprise sollicite Yves Clos, professeur de psychologie du travail au CNAM pour analyser la question des conflictualités et blocages entre direction et syndicats sur les RPS. Cela commence par un long travail d’observations et d’auto-confrontations croisées dans l’Unité Elémentaire de Travail (UET) d’habillage des portes, permettant aux salariés de s’exprimer sur ce qui fait problème et sur leurs façons de faire, leurs modes opératoires. Ce premier cycle d’observations et d’échanges met en évidence le fait que des problèmes maintes fois signalés restaient la plupart du temps sans réponse faute d’un véritable dialogue entre les différents acteurs : opérateurs, hiérarchie, fonctions supports.
S’est alors posée la question de la pérennisation de cette opération et de son extension aux autres secteurs de l’entreprise pour développer l’initiative des opérateurs et leur donner les moyens d’autonomie et d’efficacité dans la résolution des problèmes identifiés. L’élection d’un opérateur référent élu par ses pairs a été expérimentée dans plusieurs UET, puis généralisée à l’ensemble de l’usine. Ce référent a en charge de collecter les problèmes de ses collègues qui sont ensuite catégorisés et priorisés avec le CUET, en accord avec leurs homologues de l’équipe opposée, puis notifiés dans une Liste Unique de Problèmes (LUP) affichée et connue de tous dans l’espace UET. Des temps de dialogue sont organisés avec l’ensemble des opérateurs pour échanger sur ces problèmes et valider les solutions. Ce sont des milliers de problèmes qui sont ainsi remontés et examinés, et pour une très large majorité traités ou en cours de traitement. On s’accorde à reconnaître dans l’usine les effets bénéfiques sur les relations professionnelles, la confiance, l’absentéisme et les accidents de travail. C’est enfin une évolution des pratiques syndicales pour la CFDT appelée « le syndicat DQT » dans l’accompagnement du dispositif de Dialogue sur la Qualité du Travail dont la généralisation à l’ensemble des sites a été actée dans le dernier accord CAP 2020 de Renault signé en 2017.
Le syndicalisme en recherche d’une nouvelle légitimité
« Je suis convaincu que le syndicalisme est mortel », ces paroles tenues récemment par Laurent Berger dans une interview à Libération à propos de la place des corps intermédiaires ne sont pas sans interroger sur le rôle et le devenir du syndicalisme. Compte tenu des enjeux et défis de la période actuelle et future, on ne peut pas se satisfaire du taux actuel de syndicalisation français qui est l’un des plus faibles d’Europe. Le syndicalisme doit devenir ou redevenir un acteur incontournable capable de peser sur les choix et évolutions de l’entreprise, au cœur de la vie des salariés, à savoir le travail.
Le syndicalisme doit se « désinstitutionnaliser », être représentatif de la diversité des salariés en termes de statuts, d’âge, de genre, se rapprocher du terrain, des problèmes quotidiens des salariés, prendre en considération les enjeux de la qualité des produits et services, s’attacher à suivre la mise en œuvre des accords qu’il est amené à signer.
L’heure n’est plus à colmater les dérives d’un syndicalisme marginalisé, mais à se réinterroger sur la finalité d’un syndicalisme confronté au double défi de la performance de l’entreprise et du bien-être de ses salariés. C’est-à-dire des entreprises susceptibles d’offrir des emplois durables et des salariés reconnus, écoutés et porteurs de solutions d’amélioration face à leurs problèmes.
Au travers des différentes enquêtes comparatives de la Fondation de Dublin, on observe depuis plus de 15 ans que les pays qui ont le plus faible taux de chômage et les meilleures conditions de travail sont aussi ceux qui ont le dialogue social le plus fort. Ainsi la France avec un faible dialogue social fait partie des pays où les salariés ont le plus faible degré d’autonomie, l’organisation du travail la plus pauvre, l’intensification du travail la plus élevée. La relation est donc claire, pas de réussite économique et sociale, sans un syndicalisme fort.
L’expérimentation engagée par la Fédération de la Métallurgie CFDT dans la mise en place d’espaces de discussions sur le travail avec des équipes syndicales volontaires et des directions ouvertes à ce type de démarche ne va pas de soi, car il s’agit là d’un nouveau champ d’investigation syndicale touchant à l’organisation du travail dans l’entreprise. Certes, la vitesse de développement n’est pas aussi rapide qu’on le souhaiterait, mais là où la démarche est plus aboutie, on constate une renaissance du syndicalisme dans l’accompagnement des salariés qui s’emparent de leurs problèmes, fixant des priorités, contribuant à l’élaboration de solutions, et décidant en fin de compte collectivement du type de réponses à valider.
Mais le constat ne s’arrête pas là : cette mise en capacité d’agir des salariés modifie l’état des relations avec la hiérarchie et les services, elle apporte une véritable reconnaissance de la place des salariés dans l’amélioration des situations de travail. C’est souvent le passage de la défiance à la confiance retrouvée, du retrait à une prise d’initiatives ou encore d’une fonction isolée à un partage des compétences et des savoirs mis en œuvre pour l’élaboration de solutions. Cette dynamique repositionne le militant CFDT dans un rôle d’accompagnement et de soutien auprès des salariés. C’est aussi une autre pratique syndicale où les militants s’inscrivent dans un suivi de l’avancement des problèmes traités, dans la valorisation des résultats obtenus avec les salariés. C’est un nouveau type de rapport de force qui s’établit du fait de l’implication des salariés et de directions qui ne peuvent plus faire l’économie d’une telle démarche. C’est à ce prix que le syndicalisme deviendra incontournable : la qualité du travail allant de pair avec la qualité de l’emploi et l’avenir de l’entreprise. Quand on sait que 80 % des faillites d’entreprises en France sont imputables à une mauvaise gestion de celles-ci, on voit bien que la performance d’une entreprise durable ne peut faire l’économie d’un dialogue social fort sur le travail.
Le travail : centre de gravité du syndicalisme
Le travail ne doit pas être seulement une priorité parmi d’autres, mais le centre de gravité de notre réflexion et de notre action syndicale. Cela replace le salarié dans toute sa capacité de travailleur au sens fort du terme : dépassant le rôle d’exécutant à un rôle décisionnel en ce qui concerne son activité. Le Lean management a été dévoyé, mais comme le rappelle Michel Sailly, ses principes sont de « concevoir un fonctionnement pro démocratique de l’entreprise, basé sur un management bottom-up (du bas vers le haut), des managers plus coach que contrôleur, des prises de décision par consensus le plus large possible, une parité de participation sur toutes les décisions concernant l’organisation du travail, l’autonomie des individus et des collectifs de travail, un dialogue social rénové à tous les niveaux de l’organisation ». Il permet de repositionner la place de l’entreprise dans un triptyque : Salariés – Dirigeants – Clients. Cette vision élargie contribue à garantir la qualité du travail au travers d’une qualité du produit ou de la prestation. C’est aussi une manière d’envisager le devenir et les évolutions des produits et services dans un horizon moyen et long terme permettant d’anticiper les nécessaires évolutions technologiques et organisationnelles.
Cette approche du syndicalisme, centrée sur le travail, doit permettre aux travailleurs de se reconnaître dans une organisation syndicale efficace, de proximité et soucieuse de leur avenir comme de celui de l’entreprise. Cette organisation devenue ainsi incontournable dans un nouveau rapport de force au quotidien, celui de la qualité du travail, sera d’autant plus légitime pour un choix vers l’adhésion.
Au final, ce cheminement engagé par la CFDT sur la qualité du travail nous renvoie au débat actuel sur l’entreprise comme lieu de « coopération conflictuelle » défendu par Edmond Maire se prononçant pour « une logique syndicale qui vise à étendre la solidarité, le progrès social et la démocratie à l’ensemble des salariés de toutes les entreprises, véritable contrepoids au pouvoir patronal. » C’est affirmer un syndicalisme CFDT déterminé à prendre en compte la complexité du réel en faisant du travail son centre de gravité.
Pour en savoir plus :
– Yves Clot, Le Travail à cœur, La découverte, 2010
– Accord Renault CAP 2020 – (Janvier 2017)
– Michel Sailly, Démocratiser le travail, Editions de l’Atelier, 2017
– Jean-Michel Helvig, Edmond Maire, Une histoire de la CFDT, Seuil, 2013
– 6e Enquête comparative européenne sur les Conditions de Travail – European Working Conditions Surveys (EWCS), Eurofund, 2015
– Livret 6 sur la Qualité du Travail, Éléments d’analyse et de stratégie, FGMM CFDT 2014
Laisser un commentaire