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Le film En Guerre ne se contente pas de mettre en scène l’histoire d’une grève, avec ses espoirs et ses déceptions, ses coups de gueule, ses divisions et ses amitiés. Pour Stéphane Brizé, le fond de l’affaire ce sont les choix tactiques et stratégiques faits par les organisations syndicales. Il les schématise en opposant ceux qui ne concèdent rien et veulent maintenir l’activité industrielle et les emplois, à ceux qui n’y croient plus et sont prêts à négocier le montant de la prime supra-légale comme prix de leur résignation, baume sur la blessure plutôt que cagnotte pour rebondir.

 

en guerre

Le débat existe et chaque conflit social s’organise peu ou prou autour de ce dilemme. C’est tout à l’honneur du cinéaste d’en faire l’intrigue d’un film grand public, enlevé, très bien servi par Vincent Lindon comme par ses collègues, actrices et acteurs amateurs, dont l’excellente Mélanie Rover et quelques visages connus, Jean Grosset ou Jean-Noël Tronc par exemple.

 

Des stratégies perdantes

 

On sort pourtant un peu perdu de la projection du film. La colère et le désespoir n’ont pas à être justifiés. Tant que les algorithmes ne gouverneront pas nos émotions, un engagement qui n’est pas tenu n’incite pas à la discussion sereine et posée. En l’occurrence la direction du site d’Agen s’était engagée deux ans auparavant à maintenir l’emploi en échange d’une augmentation des heures travaillées sans augmentation de salaire et elle annonce pourtant la fermeture définitive et proche de l’usine. La confiance est bafouée. Laurent, le leader syndical, le répète, il veut parler à quelqu’un de crédible, et plus précisément il veut parler au décideur final, le patron du groupe dont le siège est en Allemagne. La parole creuse qui se veut compréhensive, les mots de ceux qui trouvent subitement avantageux de se présenter comme désireux de bien faire, mais qui n’en ont pas le pouvoir, qui répètent les mêmes formules, « nous sommes tous dans le même bateau », « la concurrence mondiale est féroce », etc. mettraient en rage les syndicalistes les plus placides.

 

La confusion qui nous gagne vient de l’ambiguïté du point de vue de Stéphane Brizé. Il héroïse le combat « classe contre classe » et la position jusqu’au-boutiste de la CGT, il sanctifie le sacrifice de Laurent, son leader, et le dévouement de ses collègues. Eux seuls mènent une lutte conforme à l’honneur et à la dignité. Eux seuls parlent vrai. Ils ont raison de n’envisager d’unité syndicale qu’à la condition qu’elle se fasse sur leur position. Mais au moment où il nous convainc qu’un conflit social n’est pas un dîner de gala et que la colère, la violence même, y ont leur place, le film retourne sa veste. Cette stratégie, présentée explicitement comme celle de la CGT se révèle impuissante à changer le cours des choses, elle ne fait qu’augmenter la peine et le désespoir, elle est suicidaire. Pour être juste, la stratégie de ceux qui sont présentés comme des traîtres – un syndicat maison, la CFDT étant totalement absente du film – n’est guère plus efficace, elle n’obtient que des miettes. Pour négocier véritablement il faut être deux et cesser de répéter qu’on ne peut pas faire autrement.

 

Il faut ajouter le rôle du Conseiller social de l’Élysée, excellemment interprété par Jean Grosset, longtemps dirigeant de l’UNSA et membre du bureau du CESE lorsqu’il ne fait pas l’acteur. Il voudrait tellement que le monde aille mieux, qu’entre gens de bonne compagnie on finisse par s’entendre. Il finira par obtenir que la rencontre entre les représentants des salariés et le grand patron du groupe ait lieu. C’est un fiasco. L’État voudrait, mais il ne peut pas. Ses leviers d’action sont trop minces. Jean Grosset, livide, finit par jeter l’éponge.

 

Les combats les plus beaux

 

La distance qui sépare ceux qui trouvent leur place dans le monde tel qu’il va et ceux qui voient leurs emplois, leur travail, leur région, leur monde disparaître, est trop grande. Les premiers peuvent regretter la dureté de la concurrence et l’appétit jamais rassasié des actionnaires, mais ils s’adaptent. Ils gardent leur calme, parlent posément, font la différence entre un problème de compétitivité et un problème de rentabilité. Ils tentent même d’expliquer gentiment cette différence aux représentants syndicaux assis en face d’eux, en pensant sans doute qu’un supplément de culture économique pouvait les convaincre d’accepter leur sort ou les aider à rebondir. En face – pas côte à côte ni liés les uns aux autres dans une même cordée -, ces ouvriers qui ont respecté les engagements issus de la négociation avec la direction, aiment leur métier, leur usine et leur ville, n’ont le choix qu’entre des stratégies perdantes. Ils crient pour ne pas être oubliés. Saurons-nous les entendre et imaginer avec eux la place éminente qui doit être la leur dans la société, demain comme hier ? Stéphane Brizé leur donne la parole. Il nous dit aussi qu’elle se perd dans le vide.

 

Il cite en exergue Bertolt Brecht « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ». La phrase est magnifique. Elle ne doit pas empêcher de réfléchir aux stratégies qui privilégient les gains possibles et les demi-victoires aux beautés romantiques des combats perdus. Lorsqu’il écrit « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux. Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots », Alfred de Musset pensait à la poésie. Les sociétés, toutes conflictuelles qu’elles soient, peuvent se satisfaire de plus prosaïques compromis.

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.