par Cécile Riolacci et Jean Simonet
La validation des acquis de l’expérience (VAE) est pour nous une activité passionnante à organiser et à accompagner. L’un des auteurs de cet article est responsable du Service Commun de la Formation Continue de l’université de Corse Pasquale Paoli, l’autre intervient comme accompagnateur dans différents dispositifs de VAE, individuelle ou collective, dans le cadre de la certification de différents diplômes de cette université. Après une dizaine d’années d’expérience, cet article est une occasion de prendre du recul.
Ce qu’on apprend en VAE
Qu’apprend-on en faisant une VAE ? Une réponse immédiate est : rien, puisque précisément, il ne s’agit pas de se former, d’acquérir des connaissances ou des compétences en suivant des cours, mais d’obtenir un diplôme à partir de ce que l’on a déjà acquis à travers son expérience. C’est d’ailleurs là une critique formulée dans les enquêtes d’opinion et par un public intéressé par la VAE : beaucoup de gens souhaitent développer leurs compétences et la VAE ne le permet pas. Aujourd’hui, des propositions d’amélioration du système existant envisagent des parcours de VAE « hybrides », qui intégreraient des modules de formation permettant d’acquérir de nouvelles compétences, à côté de celles, déjà acquises, qu’on valide par la VAE classique (1). Ce mélange de validation des acquis de l’expérience et de formation serait ainsi choisi dès le départ et donc envisagé positivement, alors qu’aujourd’hui il existe en cas de validation partielle, et est souvent vécu par le candidat comme une contrainte et un échec (au moins relatif).
Mais à travers la VAE elle-même, en dehors de toute formation éventuellement ou un jour associée à celle-ci, qu’apprend-on ? Selon nous, le candidat est conduit à développer quatre types de compétences, liées, mais différentes, que nous allons détailler.
Le premier type de compétence développée par la VAE consiste à traduire en mots son expérience vécue. Les savoirs pratiques issus de l’expérience sont pour une large part implicites, tacites, incorporés mais non spontanément formulés, explicites, ou même conscients, ainsi que l’ont observé divers philosophes, psychologues, ergonomes, ou didacticiens.
Savoirs implicites…
« Nous en savons beaucoup plus que ne pouvons l’exprimer » Michael Polanyi
« À peine entre mille (artisans) en trouve-t-on une douzaine en état de s’exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu’ils emploient et sur les ouvrages qu’ils fabriquent » Denis Diderot
« Les calculateurs prodiges, qui obtiennent le résultat juste sans pouvoir dire comment… Dirions-nous qu’ils ne calculent pas ? » Ludwig Wittgenstein
« Une grande partie des savoirs professionnels sont non explicites ou n’ont pas besoin de l’être pour leur mise en œuvre efficace » Pierre Rabardel
« D’une manière générale, nous utilisons beaucoup plus de connaissances dans l’action que nous ne sommes capables d’en formuler » Gérard Vergnaud
Nous avons déjà mentionné deux techniques utiles pour favoriser l’anamnèse, c’est-à-dire le retour à la mémoire du passé vécu et oublié, ou refoulé : l’entretien d’explicitation et le récit d’expérience. D’autres approches sont envisageables, facilitées par une relation d’accompagnement positive, bienveillante et fondée sur la confiance. Pierre Vermersch évoque la « madeleine de Proust » : laissons les souvenirs remonter à la surface…
On pourra aussi faire appel aux différentes approches de l’analyse du travail, de l’activité ou des organisations (dans le double sens d’action d’organiser ou d’ensemble organisé). Il y a là matière à la mise en œuvre et au développement d’un deuxième type de compétences : celles qui vont permettre de décrire l’activité, professionnelle ou bénévole, son environnement (contextualisation) et sa dynamique (processus et résultats). La première compétence, la traduction de l’expérience en mots, vise l’expression, largement spontanée, d’un vécu et l’explicitation de savoirs. Cette deuxième compétence vise une exploration plus objective, factuelle, éventuellement systématique et quantifiée, de l’action et des activités.
Le troisième type de compétence est une compétence d’argumentation. Argumenter, c’est à la fois raisonner de façon pertinente à l’appui de ses idées ou de sa position en même temps que s’exprimer et communiquer de façon adaptée à son auditoire, afin, au final, de convaincre (2). Après observation et analyse de nombreuses situations de VAE, Sandrine Cortessis (3) conclut que la VAE est une épreuve d’argumentation continue et que l’argumentation est un facteur de réussite pour les candidats de la VAE. Elle constate que la crainte majeure d’un jury serait d’attribuer un diplôme à un imposteur, à un beau parleur qui enjoliverait de façon outrancière la réalité qu’il a vécue, mais que ce ne sont pas automatiquement les candidats les plus « honnêtes » et « transparents » qui réussissent le mieux, surtout s’ils tiennent un discours terne et impersonnel. Une qualité d’argumentation est requise, qui se manifeste par exemple par une conscience et une narration de son rôle et de l’impact de ses actes en situation, par des récits de sa pratique et non un simple cumul d’informations, par une utilisation du vocabulaire et des références de l’université, du diplôme et du milieu socio-professionnel concerné…
La réflexivité est le quatrième type de compétence apprise et développée dans une VAE. C’est la réflexion sur soi-même et sur ses actions (avant l’action, au cours de l’action, après l’action). Elle existe dès lors qu’on prend du recul, de la distance par rapport aux situations auxquelles on participe, afin de mieux les comprendre pour agir avec conscience, et plus seulement de façon instinctive ou réactive. Elle s’exprime par la phrase de Lev Vygotski : « Je me connais seulement dans la mesure où je suis moi-même un autre pour moi » (4).
Contrairement à ce que pensent parfois des personnes peu informées ou naïves, la VAE ne saurait être attribuée à quelqu’un qui afficherait simplement « de nombreuses expériences » ou « une longue expérience » dans une activité donnée. La VAE ne sanctionne pas automatiquement un vécu ou une ancienneté. L’expérience n’est validée que si elle a donné lieu à réflexion, attestée par des acquis (compétences, analyses, actions de progrès…). Donald Schön a décrit le « praticien réflexif » (5), professionnel confirmé dont le savoir est dans les actes et dont le professionnalisme inclut le questionnement et la remise en cause. Il existe à l’occasion de bons professionnels qui fonctionnent à l’instinct et ne sauraient décrire explicitement leurs modes d’action. Mais ce sont les praticiens réflexifs (ou qui sont devenus tels) qui peuvent espérer réussir assez aisément une VAE.
Conduire la VAE comme un projet
Depuis plus de vingt ans, la conduite de projet est une pratique qui s’est diffusée, parce qu’efficace, dans les organisations privées, publiques ou associatives. Pour l’essentiel, il s’agit de fixer un objectif final mobilisateur, avec une organisation par phases ou étapes, chacune avec leurs objectifs intermédiaires, une programmation comprenant un calendrier et des bilans d’avancement réguliers permettant les régulations ou adaptations nécessaires, et un pilotage précisant qui décide et qui est impliqué, et à quel titre.
À l’état naturel, la VAE n’est pas organisée dans une logique de projet et laisse une majorité de candidats isolés, perdus dans un univers complexe et inconnu, dont ils ne maîtrisent pas les procédures, les règles et les exigences. Le risque d’abandon ou d’échec est fort pour ceux qui ne connaissent pas la VAE ou n’ont pas de fortes capacités de conduite autonome de projet.
Sauf rares exceptions, la conduite de la VAE comme un projet se fera par l’accompagnement, dont nous avons vu qu’il raccourcit la durée du parcours et augmente les chances de réussite, notamment la probabilité d’une validation totale. Ceci parce l’accompagnateur conseille le candidat, rappelle les échéances, donne des idées et des techniques pour travailler, concevoir et écrire le dossier puis préparer l’entretien avec le jury, soutient et s’efforce de redonner de l’énergie pendant les phases de doute et de perplexité.
Diverses améliorations envisagées, et parfois déjà mises en œuvre, concernant l’accompagnement, se situent dans une logique de projet appliquée à la VAE.
L’accompagnement élargi consiste à confier à un seul accompagnateur l’accompagnement de toutes les phases du parcours du candidat. Pour ne pas laisser plus ou moins seul le candidat en phase 1 (information-conseil-orientation) et en phase 2 (recevabilité), ou, s’il est déjà accompagné dans ces premières phases, pour ne pas l’amener à changer d’accompagnateur en cours de parcours. Offrir un service complet, cohérent et continu du début à la fin d’un projet est un principe de base de conduite de projet. Si une telle pratique n’est pas encore inscrite dans la loi, et n’est donc pas obligatoire partout au niveau national, elle est déjà une réalité localement, parce que résultant d’accords au niveau de certaines régions, branches professionnelles ou entreprises.
L’accompagnement renforcé consiste à accorder au candidat un nombre d’heures supérieur aux 24 heures du congé VAE inscrit dans le Code du travail, pour passer sa VAE. Là aussi, c’est une demande de divers évaluateurs du système de VAE existant, qui est déjà réalisée dans le cadre de certaines conventions ou de certains contrats. En logique de conduite de projet, c’est une allocation de ressources supplémentaires (du temps), qui correspond à un coût (économique), jugée néanmoins rentable dans le cadre de l’investissement fait et du résultat attendu.
Le dispositif VAE Puissance 2, proposé par AGEFOS PME à ses entreprises adhérentes et à leurs salariés, est un exemple d’aide à la mise en œuvre de démarches de VAE dans une logique de projet. AGEFOS PME est un organisme paritaire collecteur agréé (OPCA) interprofessionnel dédié aux PME-PMI, créé et géré par les partenaires sociaux.
Une des caractéristiques du dispositif VAE Puissance 2 est l’existence d’un conseil appelé « interlocuteur relais » avant la phase d’élaboration du dossier de validation, afin :
– d’étudier avec le candidat potentiel la faisabilité et l’opportunité du projet,
– de cibler la certification,
– de l’assister au montage du dossier de recevabilité.
Il s’agit d’un exemple d’accompagnement élargi, qui commence dès la phase d’information-conseil-orientation.
Notons aussi que l’interlocuteur relais peut prescrire éventuellement au candidat un atelier d’appui à l’écriture de l’expérience pour l’aider dans l’élaboration de son dossier de validation. Notons enfin qu’AGEFOS PME a édité un guide pratique pour la mise en œuvre de la VAE en entreprise clair et pédagogique, disponible en ligne (6).
Ce dispositif affiche de meilleurs résultats que l’accompagnement standard (82 % en 2012, contre 60 %).
Les VAE collectives, d’une façon générale, sont un autre exemple de développement de la VAE selon une logique de projet. Développement encore faible, insuffisant, puisque moins de 1 % des entreprises ont engagé une VAE collective. D’autres organisations que les entreprises, comme les hôpitaux ou les collectivités territoriales, sont aussi concernées. Une telle démarche concerne plusieurs salariés en même temps, pour une ou plusieurs qualifications. Les motifs peuvent être variés : faire face à des évolutions professionnelles, fidéliser le personnel ou le valoriser et reconnaître ses compétences, etc. Dans le secteur sanitaire et social, il peut s’agir de permettre aux « faisant fonction » d’acquérir la qualification désormais nécessaire, sur le plan réglementaire, pour exercer différents emplois.
Les dispositifs collectifs mis en place sont d’autres exemples d’accompagnements élargis incluant les phases amont : choix de la certification, construction des partenariats avec les certificateurs et les financeurs, constitution du dossier de recevabilité. Les phases d’élaboration du dossier de validation et de préparation de l’entretien avec le jury sont aussi souvent facilitées : plus de ressources, en termes de temps, d’outils ou de travaux de groupe sont mises à la disposition des candidats. Dans un certain nombre de cas, des dispositifs hybrides, associant VAE et formation, se développent. Résultats (logiques) : des taux de validation totale de l’ordre de 85 % (au-delà de la moyenne de 60 %), ainsi que des durées de l’ensemble du parcours plus courtes et peu d’abandons.
Selon nous, les bonnes pratiques de VAE existent, sont assez clairement identifiées et sont caractérisées par la pratique en situation de logiques de projet, contextualisées et mises au service de la simplification de la vie et du parcours du candidat. Ces bonnes pratiques indiquent la voie à suivre, mais sont malheureusement trop rares. Dans leur rapport, déjà cité, les membres des Inspections générales expliquent la stagnation de la VAE et le retard français par rapport aux autres pays européens, où la VAE est en croissance, par le fait que « le dispositif n’est plus piloté au niveau national » et « qu’il n’y a pas de réelle organisation de la production et de la collecte d’informations quantitatives et/ou statistiques qui permettrait de mesurer, pour chaque certificateur et chaque région, les évolutions annuelles du nombre de candidats aux différents stades du parcours VAE ». Ils notent en même temps que « le dispositif est organisé au niveau régional avec l’objectif d’assurer une grande proximité avec les usagers ». La conduite de la VAE comme projet est donc inégale suivant les échelons. Certaines mailles du filet font défaut. Autre exemple : la VAE n’a pas de place dans la réforme de la formation professionnelle en discussion actuellement.
Derrière l’accompagnement, des réseaux
Université de Corse Pasquale Paoli
Un projet est porté, bien ou mal, fortement ou faiblement, par des acteurs, constituant un réseau ou un système. Quelle est la place de la VAE au sein de chaque université ?
Les universitaires s’investissent peu dans la VAE, ceux qui s’y investissent restent minoritaires, ainsi que le reconnaissent plusieurs d’entre eux (7). Un universitaire constate : « Toute notre culture professionnelle, à nous enseignants-chercheurs, est fondée sur la rupture avec l’expérience, expérience naturelle, expérience sensible, expérience quotidienne, expérience de travail… » (8). Un autre, encore : « Faire un cours, je sais faire. Mettre une note à un examen, je sais faire. Valider une expérience, je ne sais pas faire. Personne ne m’a dit comment faire » (9).
La VAE n’en existe pas moins, fait partie des missions de l’université et se pratique avec ceux, fussent-ils minoritaires, qui pensent qu’elle ne va pas dégrader la valeur des diplômes, mais qui la jugent utile, voire nécessaire. Chaque université peut établir, au niveau des enseignants et des composantes pédagogiques, une carte des territoires où la VAE est pratiquée, envisageable, inconnue ou ignorée, ou encore refusée…
L’analyse de données fournies par le ministère de l’Éducation nationale a permis de dégager quatre types de politiques en matière de VAE, définies par les instances de gouvernement des différentes universités (10) :
– l’application de l’obligation légale a minima sans intégration de la VAE dans la politique de développement ou de formation continue de l’université,
– une politique restrictive et malthusienne : peu de dossiers sont examinés (de nombreuses universités scientifiques, technologiques et des écoles d’ingénieurs),
– une politique volontariste et centralisée, où un grand nombre de dossiers sont traités, peu étant refusés, mais peu débouchant sur une validation totale (la VAE conduit à la reprise d’étude),
– une politique décentralisée visant à construire une dynamique et une culture interne de la VAE, et un développement progressif de la VAE.
À côté des enseignants et des instances dirigeantes d’une université, un troisième acteur essentiel est le service de formation continue. La VAE lui permet le plus souvent de développer son rôle et son champ d’action en acquérant une expertise sur la VAE dans ses dimensions juridiques, administratives et méthodologiques et en intervenant dans l’accompagnement, dans les phases 1 et 2, voire dans les phases 3 et 4 du parcours, sous des formes qui peuvent être variées (accompagnement direct ou suivi d’accompagnateurs extérieurs au service).
Chacun de ces trois types d’acteurs perçoit la VAE en termes d’enjeux positifs (qu’en attendre ? que pouvons-nous en retirer ?) ou négatifs (quels en sont les risques ou les inconvénients ?). Ensemble et à travers les relations qu’ils entretiennent, ils constituent un système dans lequel ils peuvent s’allier, se conforter ou s’opposer, et des réseaux pour communiquer et pour agir. Pour faire un état des lieux, une analyse de la prise en compte de la VAE au sein d’une université, on pourra bien sûr s’intéresser à d’autres acteurs ou à certains éléments comme le nombre de dossiers traités. Une université où le nombre de dossiers présentés annuellement à un jury se compte par dizaines (autour de 25 dossiers par an à l’université de Haute-Alsace) n’est pas organisée de la même façon qu’une autre où ce nombre se compte par centaines, comme l’université de Poitiers, qui a repensé complètement son dispositif de gestion de l’activité de VAE et augmenté les effectifs correspondants lorsqu’en 2004 le nombre d’accompagnements a dépassé les 400 par an.
Derrière le fonctionnement de la VAE, et notamment la relation entre le candidat et son accompagnateur, il y a donc toute une conception et une organisation de la VAE propre à chaque université, et bien sûr évolutive. Il y a aussi un système d’acteurs et des réseaux qui comprend le candidat, son (ou ses) accompagnateur(s) et le jury.
Le jury a pour mission « un exercice périlleux, quasi impossible, car il implique d’établir des équivalences entre des savoirs acquis sur le tas, souvent hétérogènes, spécifiques à un espace donné et peu formalisés, et des éléments de référentiels de diplôme, encore couramment construits dans des logiques disciplinaires et académiques… » (11). Pourtant force est de constater que tous les jurys, après une rapide discussion, débouchent sur une décision consensuelle. La nécessité de trouver un accord fait… qu’ils trouvent un accord, solide et argumenté. Ce qui ne veut pas dire que de nombreux jurys ne gagneraient pas à se perfectionner, à se professionnaliser. En réfléchissant sur leurs pratiques, leurs modes de fonctionnement, leurs techniques. En construisant leur propre processus de certification et d’entretien avec le candidat, qui ne soit calqué ni sur la soutenance universitaire ni sur l’entretien de recrutement. Des candidats se plaignent (à juste titre) qu’on les interroge comme à un examen, voire « comme à l’école », pour vérifier leurs connaissances ou qu’on cherche à tester leur niveau de compétence sur des questions périphériques, plutôt que de s’entretenir avec eux sur le fond du dossier qu’ils présentent. Il convient de noter qu’on parle de moins en moins de « soutenance », mais de plus en plus d’« entretien avec le jury ». De même le terme de « mémoire » est de plus en plus remplacé par celui de « dossier de validation ».
À côté de la qualité du jury et de sa professionnalisation, un autre élément essentiel du système de VAE est la qualité de la coordination entre le jury et les accompagnateurs. Ceux-ci connaissent-ils et sont-ils capables de présenter fidèlement aux candidats les normes et les critères de validation du jury et ses exigences concernant les dossiers qu’il aura à examiner ? À l’inverse, le jury connaît-il suffisamment le rôle, les méthodes et les apports spécifiques des accompagnateurs, qu’il existe un ou plusieurs types d’accompagnateurs (ou de personnes-ressources) à la disposition des candidats ?
Enfin, s’il y a plusieurs types d’accompagnateurs ou personnes-ressources (aide méthodologique, expertise sur le diplôme, expertise professionnelle), chacun connaît-il le rôle des autres et comment se coordonnent-ils ou au moins s’assurent-ils de la cohérence de leurs interventions ?
Au global, on comprend pourquoi de plus en plus de systèmes de VAE s’engagent dans des démarches qualité pour évaluer et améliorer en continu l’ensemble de leur fonctionnement.
L’accompagnement, réducteur ou reproducteur d’inégalités ?
À l’origine, la VAE était envisagée comme une mesure sociale devant offrir une « seconde chance » aux personnes les moins qualifiées. Nicole Péry, secrétaire d’État aux Droits de la femme et à la formation professionnelle qualifiait la VAE de « révolution copernicienne ». Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l’Enseignement professionnel, insistait sur « tout le poids de la révolution culturelle que représentent les dispositifs de la validation des acquis de l’expérience » et considérait qu’il s’agissait d’« une mesure de justice sociale » qui « nous permet d’effectuer aujourd’hui un rattrapage » (12).
Plus de quinze ans après, que constatons-nous ? Les personnes en démarche VAE sont pour l’essentiel de faibles niveaux de qualification. Moins de 10 % d’entre elles n’ont aucun diplôme. Près des deux tiers des diplômes demandés sont inférieurs ou égaux au bac, environ un quart de niveau bac+2, et environ 10 % au-delà (enseignement supérieur, dont les universités). À ce niveau, la VAE joue un rôle de rattrapage, de rééquilibrage en ce qui concerne les inégalités de qualification. Rappelons toutefois les limites actuelles de ce mode de certification en France, que nous avons déjà présentées : le nombre de candidats est faible et diminue depuis plusieurs années, le dispositif est long et lourd et génère découragement et abandons, surtout chez ceux qui n’ont pas l’habitude ou l’aisance requises pour remplir des dossiers, concevoir et écrire un document à propos de leurs activités et de leurs expériences, s’exprimer face à un groupe et répondre à ses questions. On voit que la VAE demande un « saut cognitif », selon l’expression du rapport IGAS/IGAENR, aux moins qualifiés et donc ne rééquilibre pas, mais au contraire creuse, par ses procédures, les disparités socio-culturelles. Dans son intervention au Sénat en 2002, lors de la préparation de la loi de modernisation sociale qui devait initier la VAE, Jean-Luc Mélenchon avait déjà noté des discriminations culturelles susceptibles de contrecarrer les ambitions de justice sociale et de rattrapage : « Je m’étonne moi-même devant cette situation un peu étrange qui veut que, pour un BTS comme pour un CAP, le volume du questionnaire soit identique : avant même que l’on ait commencé à parler de validation, on pose en quelque sorte un prérequis culturel ». Il pensait que cela pourrait être corrigé (« L’Éducation nationale devrait simplifier les méthodes »), ce qui ne s’est pas réalisé.
Dans les universités, diverses analyses (13) ont mis en évidence que les jurys définissent leur norme de validation, à partir notamment des éléments suivants :
– le niveau de formation initiale et les diplômes déjà obtenus,
– les postes occupés et le parcours professionnel,
– la proximité socio-culturelle entre le candidat et le diplôme visé.
La question est souvent de savoir si le candidat a le « niveau universitaire », s’il intègre les codes culturels de l’enseignement supérieur, comme : savoir argumenter, développer une pensée complexe, se présenter, se situer dans un débat, prendre du recul, croiser les points de vue…
La VAE dans le supérieur est-elle plus facile à obtenir quand on a déjà une formation supérieure ? On pourra voir là la persistance des thèses de Pierre Bourdieu sur la reproduction sociale. Ou le paradoxe d’une validation de l’expérience qui est d’autant plus aisée qu’elle ne s’éloigne pas trop des lieux et de la culture traditionnels de production et de transmission des savoirs formels et académiques. Ou une manifestation supplémentaire de l’effet Matthieu, ce constat que ce sont ceux qui sont déjà les mieux dotés qui obtiennent le plus. Cet effet doit son nom à une phrase de l’Évangile de Saint Matthieu : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a. » (Mt 13 : 12). L’effet a été identifié par le sociologue Robert K. Merton en 1968 dans le champ de la recherche, où les chercheurs qui sont déjà connus ont le plus de facilités à publier, puis a été observé, plus récemment, dans le champ de la formation, où les plus diplômés se forment le plus, bien loin des espoirs de « deuxième chance » exprimés, là aussi, à l’origine (loi Delors, 1971). Les inégalités se reproduisent spontanément, en somme. On ne prête qu’aux riches. Cela vaut pour le capital culturel comme pour le capital économique.
En ce qui concerne l’accompagnement, nous avons déjà mentionné le fait qu’il est un facteur de réussite de la VAE. Le pire pour un candidat est de rester isolé, non accompagné. La très grande majorité des candidats sont accompagnés, mais pas tous, et ce sont souvent ceux qui en auraient le plus besoin, parce qu’ils sont très éloignés de la culture scolaire ou de la pratique d’un travail personnel d’écriture, qui n’en voient pas l’intérêt, par manque d’informations. Cela explique la recommandation n° 11 du rapport IGAS/IGAENR : Rendre l’accompagnement obligatoire pour les VAE portant sur des qualifications de niveau IV et V.
En ce qui concerne l’enseignement supérieur, Marie-Hélène Jacques a étudié les effets de l’accompagnement sur les candidats à la VAE (14). Elle a constaté :
– que les candidats isolés, non accompagnés, sont les plus en difficulté, vivent le plus douloureusement la VAE et sont les premiers tentés par l’abandon,
– que la diversité des pratiques en matière d’accompagnement (multiplicité des interlocuteurs et des options de travail) obscurcit la perception du chemin à parcourir pour les candidats les plus socialement distants du système universitaire,
– que les candidats le plus proches, culturellement et socialement, de ce système universitaire, bénéficient, en plus de l’accompagnement officiel, formel, institutionnel, d’un autre accompagnement masqué ou informel, l’accompagnement parallèle, qui joue un rôle déterminant. Disposant de réseaux de relations, ces candidats établissent en effet des contacts avec des personnes connaissant la VAE de près (anciens candidats, enseignants, salariés bien informés à différents titres, etc.) et bénéficient d’informations et de conseils complémentaires.
Comme le capital culturel, le capital social est source d’avantages nouveaux pour ceux qui sont déjà bien dotés au départ.
Finalement, la VAE et l’accompagnement sont traversés par une dialectique du formel et de l’informel avec ses paradoxes. La VAE formalise des apprentissages non formels et informels. Elle s’adresse à tous, avec une visée originelle de « rattrapage » en faveur des moins qualifiés, ou moins dotés par le système formel d’éducation (le système scolaire). Elle y réussit, mais de façon limitée (résultats insuffisants) et non sans douleurs. Les moins dotés scolairement sont ceux qui ont le plus de difficultés à formaliser les acquis de leur expérience, en large part parce qu’ils n’ont pas suffisamment d’acquis de l’éducation formelle pour pouvoir écrire, constituer des dossiers, se présenter ou argumenter avec aisance. D’où la nécessité de l’accompagnement. Si possible élargi, renforcé ou dans le cadre de VAE collectives. Un accompagnement bien intégré dans le système local de VAE, qui par exemple va expliciter au candidat les exigences du jury et lui permettre d’acquérir le langage et les codes requis, à l’université ou ailleurs. Un encadrement réflexif, capable d’auto-analyse et de repérage en situation des risques ou des limites de son action, ainsi que des conditions de son efficacité;
Pour aller plus loin
(1) Voir IGAS/IGAENR, op. cit. et Danielle Kaisergruber, Abdoul Karim Komi, David Rivoire, Libérer la VAE, Comment mieux diplômer l’expérience, Terra Nova, 2018 (en ligne).
(2) Jean et Renée Simonet, Argumenter pour convaincre, Eyrolles, 2018.
(3) Sandrine Cortessis, « La VAE comme épreuve d’argumentation continue », Recherches & éducations, 31 mai 2014 (en ligne) et Sandrine Cortessis, « L’argumentation, un facteur de réussite pour les candidats de la VAE », Questions vives, vol. 10 n° 20, 2013 (en ligne).
(4) Lev Vygotski, « Le problème de la conscience dans la psychologie du comportement », Société française, 50, 1994.
(5) Donald A. Schön, Le praticien réflexif, Les Editions logiques, 1994.
(6) AGEFOS PME, Mettre en œuvre la VAE en entreprise, Guide pratique, janvier 2018 (en ligne).
(7) Voir par exemple : Catherine Agulhon, « Avant-propos : La VAE, une simple procédure ou une transformation en profondeur du rôle de l’université », in Jean-Paul Géhin et Emmanuelle Auras (dir.), La VAE à l’université, Presses Universitaires de Rennes, 2011 ; Jean-Yves Causer, « Processus de certification et identités au travail. La mise en place de la VAE à l’université de Haute-Alsace » in Gilles Ferréol (dir.), La validation des acquis de l’expérience : état des lieux et perspectives, EME Editions, 2018.
(8) Yvon Lamy, « La VAE ou la preuve par l’expérience », in Frédéric Neyrat (dir.), La validation des acquis de l’expérience, La reconnaissance d’un nouveau droit, Editions du Croquant, 2007.
(9) Stéphane Bellini, « Le travail d’un jury de VAE : rendre possible un exercice impossible », in Jean-Paul Géhin et Emmanuelle Auras (dir.), op.cit.
(10) Jean-Paul Géhin, « Conclusion : Quelques points forts de la mise en œuvre de la validation à l’université » in Jean-Paul Géhin et Emmanuelle Auras (dir.), op.cit.
(11) Idem.
(12) Propos du ministre Jean-Luc Mélenchon au Sénat, séance du 2 mai 2001 (en ligne).
(13) Jean-Paul Géhin, « Conclusion : Quelques points forts de la mise en œuvre de la validation à l’université », op.cit.
(14) Marie-Hélène Jacques, « Validation des acquis de l’expérience et accompagnement : « seconde chance » ou nouveau risque d’inégalités ? », L’orientation scolaire et professionnelle, 38/2, 2009 (en ligne).
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