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danielle kaisergruber

Les réformes vont bon train, souvent critiquées, mais assumées par le gouvernement comme cohérentes. Un grand nombre de ces réformes visent le modèle socio-économique qui nous caractérise. Il faudrait « changer de modèle social » entend-on, mais qu’est-ce à dire ?

 

De nombreux économistes, sociologues ou spécialistes de sciences politiques qui travaillent de manière comparatiste décrivent une France « modèle Bismarck » : avec des protections sociales encore importantes, basées sur le travail et la relation salariale (même si cela a commencé à bouger depuis l’instauration de la CSG). Un tel « État-providence » laisse des angles morts : les indépendants, les nouvelles formes de travail et, on en parle moins, les jeunes (pas de revenu minimum pour eux). Une France jacobine dont le modèle de croissance est tiré par de grandes entreprises souvent très liées à l’Etat, et qui a toujours eu du mal avec la décentralisation. Une France académique toujours dominée par le culte du diplôme, avec une insuffisance de développement et de valorisation des filières professionnelles et où tout se joue en formation initiale. Malgré des réformes récentes du système éducatif et de la formation professionnelle qui se mènent en parallèle et vivent chacune leur vie (Jean-Louis Dayan « La formation professionnelle initiale en France : deux systèmes, deux réformes et toujours un problème, 24 septembre 2018 » et Jean Raymond Masson, « L’apprentissage en France : mission impossible ? » 15 octobre 2018).

Pendant des décennies (celles que Philippe Askénazy nomme « les décennies aveugles »), de très nombreux dispositifs de politiques de l’emploi se sont ajoutés et épuisés à lutter contre le chômage de masse et à corriger les effets inégalitaires de l’Ecole.

Les pays « modèle Beveridge » au contraire se sont employés, et s’emploient toujours, à articuler politique éducative et politique d’emploi pour créer une continuité d’apprentissage tout au long de la vie. Ils visent le « skills for all » et concilient un haut niveau de formation générale avec la fabrication des compétences spécifiques que demandent les différents secteurs et métiers. Ils ont construit des modèles de protection sociale à visée universelle dans lesquels les droits sont attachés aux personnes, non au couple ou à la famille, et indépendants de la position dans le marché du travail. C’est pour les femmes et pour les jeunes que cela change le plus les choses. Ce sont aussi des systèmes surtout financés par l’impôt.

Le Compte personnel de formation, une innovation lancée en France dès la loi Formation Professionnelle de 2014 suscite une grande curiosité et un grand intérêt dans les autres pays de l’OCDE : c’est justement qu’il a une visée universelle et cherche à dépasser les conceptions corporatistes dans lesquelles les droits à formation sont liés au statut (salarié, indépendant, demandeur d’emploi, jeune comme-ci ou jeune comme ça…).

Les discussions et négociations qui commencent sur l’assurance-chômage sont également guidées par la recherche d’une formule valable pour tous, et la notion de « Revenu universel d’activité » autour de laquelle tourne le « plan pauvreté » annoncé en septembre devrait permettre à la fois de simplifier (fusion des allocations chômage de solidarité et du RSA), d’augmenter l’accessibilité aux prestations et de corriger de nombreuses inégalités.

La réforme des retraites (la fin de nos 42 régimes différents ?) est sous-tendue par un principe d’universalité appliqué à toutes les formes de travail, dont les plus récentes : un euro cotisé où que ce soit et à quelque moment que ce soit (début ou fin de parcours) doit apporter le même droit à pension.

Mais les pays Beveridgiens se caractérisent plus que tout par la priorité donnée à une très forte coordination entre les acteurs, entre les représentants des différents intérêts en place (partenaires sociaux entre autres), et entre les partis politiques (André Gauron, « La réforme des retraites : la revanche de Beveridge sur Bismarck », 26 Janvier 2018). C’est une question de méthode. On pourrait aller jusqu’à dire que la méthode de construction des réformes et des politiques fait partie intégrante du modèle socio-économique : on ne peut pas être une « économie de marché coordonnée » (comme disent les économistes) sans reconnaître le rôle des « corps intermédiaires » et sans les faire travailler entre eux, voir les dynamiser (le « coup de pied aux fesses » peut être une option, mais doit rester exceptionnel !).

Pas si facile d’être « nordique » et de changer de modèle ! Et le problème du milieu du gué, c’est que l’on ne peut pas y rester…

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.