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Le livre de Benoit Berthelot, journaliste au magazine Capital, relate une enquête dans Le Monde selon Amazon. 300 millions de clients, 650 000 salariés, des infrastructures considérables, des immenses entrepôts robotisés, des réseaux logistiques d’une grande puissance, des services informatiques dans le cloud et, si vous vous prêtez au jeu, Alexa dans votre salon, et maintenant la conquête spatiale… Un monde redoutable, et plus qu’inquiétant.

 

Clic, désir et logistique

Avec Amazon, on est au cœur de la société de consommation, en fait même alors que cette entreprise géante se présente surtout sous l’espèce abstraite d’une « plateforme », on est dans l’univers impitoyable de la grande distribution, de la très grande distribution, des « centimiers » comme disent les gens de Carrefour, où le moindre sou à gratter est calculé et « algorythmé ». L’objectif est de vendre. Deux moyens pour cela : assouvir les désirs de chacun et du plus grand nombre en un clic et ensuite assurer la logistique qui réduit le temps séparant le clic de l’arrivée de l’objet. Le monde d’aujourd’hui est celui du désir et de la logistique.

L’empire du désir

Le « client-roi » : il paraît que dans ses débuts, lors de réunions, le patron Jeff Bezos laissait toujours une chaise vide, celle du client, histoire de marquer le coup. « Un seul clic sur ce bouton, et l’objet du désir est déjà commandé, payé, bientôt expédié ». Distributeur de ses propres produits, Amazon est surtout devenu une place de marché. Les prix sont recalculés en permanence et les fournisseurs n’ont qu’à s’aligner. Dispose-t-on d’études sur ces milliers de PME qui vendent sur Amazon, leurs succès et leurs déboires ?

Les tentatives pour aller plus loin dans l’immédiateté sont particulièrement intéressantes : ainsi le « Dash bouton » : vous vous apercevez que vous n’avez plus de lessive, il y a un bouton fait pour ça, commande immédiate sponsorisée par la marque de votre machine à laver ou lave-vaisselle. Ça n’a pas vraiment marché !

Des salariés comme des automates

On a souvent écrit que l’entreprise est une boîte noire, que l’on ne sait pas assez bien comment cela fonctionne. Les entrepôts sont encore plus noirs, à les voir de loin, le plus souvent de l’autoroute qui passe à côté, on a du mal à imaginer que des gens y travaillent, des humains comme vous et moi. Ce sont typiquement les « invisibles » de notre société.

Ils ou elles (9 300 salariés en France) travaillent dans de grands bâtiments allongés, sans aucune fenêtre, dont la seule ouverture sur l’extérieur paraît être ces rectangles énigmatiques et voilés de rideaux métalliques dans lesquels viennent s’encastrer les camions qui vont être chargés. Dans les environs de l’aéroport Saint-Exupéry près de Lyon, il y a même un entrepôt de Rakuten sans murs : il ne reste que les portiques ! Rakuten, un groupe japonais, est le numéro 1 mondial de la logistique. Chez Amazon, le journaliste est allé à Montélimar, à Saran dans le Loiret et à Boves dans la Somme. « Ici même les CDI ne restent pas plus de deux ans » : l’entreprise est toujours à la recherche de nouvelles recrues, des navettes vont les chercher chaque jour jusqu’à Aubenas ou Bagnols sur Cèze à une heure de l’entrepôt de Montélimar.

Dans les entrepôts, le calme et le silence règnent. Ils (ou elles) collectent, emballent et expédient des centaines de milliers de produits complètement hétéroclites, et chose surprenante au premier regard, sans aucun principe de rangement. En fait ce sont les lois du marché qui rangent d’elles-mêmes. Les produits les plus demandés (= achetés) viennent ainsi se positionner dans les rayons les plus proches du lieu d’emballage et d’expédition. C’est le « rangement chaotique » selon l’expression d’un ancien président d’Amazon France Logistique. Les gains de productivité sont paraît-il, très importants. Les autres distributeurs sur le marché internet rangent soigneusement, C Discount par exemple, et sont moins productifs.

Entre couches-culottes, téléphones portables et autres perceuses électriques, les « pickers » ne peuvent que suivre leur scanner « Etage 1, cellule F, ligne 146, étagère hauteur F, casier 471 » : les rendements sont calculés immédiatement. Il est impossible d’agir autrement que mécaniquement. L’appellation « Mechanical Turk » utilisée par Amazon pour qualifier les travailleurs qui réalisent des micro-tâches  ne relève pas d’un second degré ironique, mais d’un cynisme primaire. Il semblerait qu’aux Etats-Unis le calcul des rendements conduise tout aussi mécaniquement au courrier de licenciement…

Mais il arrive que l’on s’amuse ! Le jour du Fun-day on se déguise… « Work hard. Have fun. Make history ». Demain, les robots s’amuseront…

Management : marche ou crève

Le patron est un obsessionnel, un cynique finalement pas super original. De nombreuses pages du livre le décrivent. Peut-être pas les plus intéressantes. Juste ceci : « Libertarien radical, il déteste les impôts et les régulations (ça se voit !), mais n’hésite pas à développer une technologie de reconnaissance faciale et à la vendre aux forces de police ». (Voir Le Monde, 14 novembre 2019, « Le business sécuritaire d’Amazon »).

En fait à Seattle (40 000 personnes et quand même pas mal de R&D), l’entreprise est comme une secte, avec ses commandements (les 14 principes écrits de leadership) du genre « It’s always day 1 » avec un système « Anyone feedback tool » qui fait que chacun n’a de visibilité que sur son propre poste (super !), mais peut donner son avis sur chaque collègue (re-super !).

But, venir travailler avec un husky ou un caniche est vraiment très bien vu !

Un pur scandale écologique

Plusieurs aspects du système Amazon sont profondément anti-écologiques : sans parler des multiples façons de pousser à la consommation. Le plus souvent cité est sans doute la destruction des invendus. Suivre la vie d’un produit, quel qu’il soit, est toujours très révélateur : si 293 000 articles ont été détruits en un an sur le site de Sevrey, près de Chalon sur Saône, c’est surtout parce que la plupart de ces produits viennent de très loin et que les retourner à leur envoyeur (à leurs frais) est impossible, mieux vaut les détruire à raison de 10 centimes d’euros par produit. Le problème vient des marchands indépendants qui utilisent Amazon comme une place de marché. Ainsi pour la France, ce sont 30 % des « marchands » qui sont en Chine. Et d’ailleurs, la filiale chinoise d’Amazon est enregistrée comme « armateur » ! Et son principal concurrent Alibaba fonctionne uniquement comme une place de marché.

Il y a aussi le principe de la livraison à domicile qui est très loin d’être bon pour l’environnement : le service « Primenow » de livraison en une heure testé par Benoit Berthelot à Seattle se conclut ainsi : « Au bout de 24 minutes (après le fameux clic), une berline type Uber se garait en bas de mon hôtel et son chauffeur me tendait un sac en kraft contenant une bouteille de jus d’orange, un pack de bières, du shampoing, une glace au chocolat et un tube de dentifrice. La glace au chocolat dans son sac isotherme n’avait pas eu le temps de fondre »…

Les travailleurs du dernier kilomètre

L’objet du désir doit arriver chez vous, rapidement, proprement emballé dans des kilomètres de film transparent, et si possible lorsque vous êtes là pour le réceptionner. Une équation qui ne peut se résoudre que parce que des milliers de sous-traitants et en bout de course des milliers de travailleurs indépendants, parcourent en camionnettes les rues de nos villes, de nos banlieues et de nos campagnes. Benoit Berthelot a suivi Lassana, 26 ans, qui travaille dans une PME de 10 personnes sous-traitante de Chronopost, entreprise sous-traitante d’Amazon (le premier donneur d’ordre de La Poste, le journaliste écrit aimablement « client », mais en fait il faut bel et bien écrire « donneur d’ordre » !) Il gagne 1 400 euros par mois (payés au noir, semble-t-il…) pour 42 heures de travail par semaine : c’est ce qu’il appelle « un emploi bouche-trou »… C’est peu de dire qu’il galère, entre les départs d’une lointaine banlieue à 6 heures du matin, les embouteillages, les difficultés pour stationner, les gardiens d’immeubles, de plus en plus méfiants… et avec raison, les portes closes… « Sorry we missed you »… vous vous souvenez du film de Ken Loach

Un travail de ouf, et avec toutes ces camionnettes parfois pleines, mais pas toujours (voir dans Metis « Les marchanfises dans la ville », avril 2018), on comprend qu’Amazon refuse de rendre public (et sans doute de calculer) son « bilan carbone ». Alors, bien sûr, les drones ça pourrait être rigolo ! Utiles ? C’est à voir.

Alors évidemment aller « coloniser » d’autres planètes pour les fournir en couches-culottes, ça peut être très très rigolo, c’est bien pourquoi le patron, « un narcissique productif » comme le définit Michael Maccoby (sociologue et intervenant dans les grandes entreprises, auteur d’un très passionnant livre de sociologie avec Pierre-Eric Tixier La Métamorphose des géants), se lance maintenant dans la conquête spatiale…

Bon, si vous lisez ce livre instructif (je n’ai pas parlé des projets fous pour notre avenir, ni de l’achat du meilleur référencement en ligne — il paraît que les organismes de formation s’y essaient en France sur le site du compte personnel de formation… ni des mille et une manières d’échapper aux impôts), je suis certaine que même un jour de pluie et de grève des transports en commun, vous ne commanderez plus jamais sur Amazon !

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.