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Le principe de la création du Conseil en évolution professionnelle (CEP) a été acté dans l’accord de sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels de janvier 2013, en même temps que celui du Compte personnel de formation (CPF), et institutionnalisé dans la loi de juin 2013. L’accord de décembre 2013 et la loi de mars 2014 leur ont donné un contenu concret. La loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a maintenu la possibilité de recourir au CEP, tout en modifiant son contenu et ses formes de mise en œuvre. S’agit-il d’un simple réaménagement technique au nom de l’efficacité, ou ne faut-il pas voir dans cette évolution une transformation de la conception de l’accompagnement portée par le CEP ?

CEP

Le Conseil en évolution professionnelle relève de la démarche de sécurisation des trajectoires professionnelles dominante dans l’action publique et paritaire en matière d’emploi et de formation depuis le début des années 2000, en lien avec les politiques européennes de flexisécurité. Cette sécurisation des trajectoires est censée être atteinte en équipant les personnes par des dispositifs de formation appuyés sur des processus d’accompagnement plus ou moins standardisés.

Dans la continuité de la tendance à l’individualisation de la formation, la création du CEP s’inscrit comme un droit à l’accompagnement, partie intégrante des garanties collectives de l’individualisation. « Toute personne dispose du droit à être accompagnée, conseillée en matière d’orientation professionnelle au titre du droit à l’éducation garanti à chacun par l’article L. 111-1 du code de l’éducation ». A ce titre ce droit est coordonné au sein du Service public régional d’orientation (SPRO).

Mais à l’opposé de dispositifs prescriptifs, il est conçu comme une offre de service répondant aux critères de service public (gratuité, accessibilité, confidentialité, égalité…..) visant, dans la logique des réflexions issu des travaux d’Amartya Sen sur les capabilités, à renforcer la capacité d’agir des personnes et la personnalisation du service.  Pour ses promoteurs, il s’agit d’un changement de paradigme, notamment perceptible dans l’importance donnée à la co-construction du projet par l’arrêté du 16 juillet 2014.

Cet arrêté précise également que le CEP est mis en œuvre par 5 opérateurs nationaux (Pole Emploi, Opacif-Fongécif, APEC, Missions locales, Cap Emploi) selon une démarche commune fixée par le texte et qu’il s’articule en 3 niveaux : un accueil individualisé, un conseil personnalisé adapté à la situation de chaque personne, un accompagnement personnalisé à la mise en œuvre du projet professionnel. Chaque bénéficiaire est suivi par un conseiller référent.

Parallèlement au suivi et au pilotage de la démarche CEP développés au sein des groupes de travail du Conseil National de l’emploi, la formation et l’orientation professionnelle (CNEFOP) — organe quadripartite créé par la loi de 2014 — deux évaluations ont été initiées à la mi 2017 par le Conseil National d’Évaluations de la formation professionnelle (CNEFP) — instance inscrite dans la sphère paritaire (voir dans Metis « L’évaluation à plusieurs : ingrédient de la démocratie », juin 2019). L’une, menée par le Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), était centrée sur les transformations des logiques d’action des acteurs, en particulier des conseillers, et les dynamiques territoriales engendrées par le CEP, l’autre, menée par le Centre Interuniversitaire de recherche en éducation de Lille (CIREL), sur les mutations du métier de conseil à partir d’une observation approfondie dans une Région de l’activité de travail des conseillers.

L’analyse des rapports remis au premier trimestre 2019 permet de cerner les caractéristiques de la mise en œuvre du CEP au niveau macro (national), méso (Régional et infra régional) et micro (conseillers)

Une mise en synergie nationale, mais des dynamiques régionales et locales contrastées

Au niveau macro, la volonté d’unifier la démarche CEP, promue par les pouvoirs publics afin de développer une compétence collective, s’est appuyée sur un important effort de formation, de communication et de développement d’outils méthodologiques à l’intérieur de chaque opérateur. Elle a aussi permis de développer une dynamique partenariale, concrétisée dans des échanges et le partage d’expériences entre opérateurs, auxquels le CEP à fourni un cadre de référence commun pour faire évoluer leur offre d’accompagnement. Le cahier des charges et le pilotage quadripartite ont insisté sur le changement de posture, le « tenir conseil ». Ce changement de posture vient bousculer les modes d’accompagnement ancrés dans les pratiques antérieures, forgées dans les cultures propres à chaque opérateur et différenciées suivant les publics auxquels ils s’adressent. Comme l’exprime une conseillère de pôle Emploi citée dans l’étude du Céreq « Il ne faut plus trouver des raisons de dire non, mais chercher comment dire oui ». Cet objectif est plus ou moins atteint suivant les opérateurs. Si pour certains, la démarche CEP s’inscrit dans la continuité des évolutions des modalités d’accompagnement déjà développées dans les dernières années et constitue plutôt une possibilité de montée en compétences des conseillers, pour d’autres, elle vient bousculer des transformations en cours et apparaît aux professionnels comme une injonction supplémentaire. Toutefois, la dynamique instaurée par le déploiement de l’offre de service du CEP a permis de développer, à des rythmes différenciés suivant les opérateurs et selon des organisations du travail — entre les niveaux 1, 2 et 3 — propre à chacun, les échanges et le partage d’expériences entre pairs au sein des équipes, notamment en s’appuyant sur des conseillers spécialisés (psychologues du travail, conseillers d’orientation…). Mais l’absence de financement propre à cette offre de service a pesé sur les capacités des opérateurs non financeurs de formation à déployer toutes les possibilités d’ingénierie de parcours au niveau 3 (mise en œuvre du projet professionnel).

Ces dynamiques partenariales notées au niveau national ne se retrouvent pas toujours au niveau régional, d’autant que la fusion des Régions et les changements de majorité politique n’ont pas favorisé les synergies locales, dont l’impulsion revenait au SPRO. Il y avait pour l’ensemble des acteurs — notamment nationaux — un enjeu de rendre le CEP plus ensemblier qui a été inégalement atteint faute d’un maillage territorial suffisant, même si des coopérations locales ont pu se mettre en place à la faveur de la mise en œuvre du CEP.

L’analyse de 6 bassins d’emploi situés dans trois régions a permis à l’équipe du Céreq de mettre en évidence trois configurations du point de vue des formes de coopération territoriales lors du déploiement du CEP. Celles-ci mettent en jeu tout à la fois la situation économique locale, le portage politique ou au moins financier du CEP par la Région et le tissu de relations préexistant entre les acteurs locaux de l’emploi. Ces facteurs ont un rôle essentiel dans le mode d’appropriation par ces acteurs de la situation économique de chaque territoire. Ainsi l’existence d’une problématique commune ancienne, comme la sécurisation des trajectoires dans le travail saisonnier, avait permis de développer des « routines organisationnelles » qui ont facilité la mise en place d’un dispositif d’accueil, d’information et d’accompagnement global. Celui-ci a pu se maintenir en dépit du désengagement régional suite au changement de majorité politique. De façon similaire, dans un contexte économique favorable, la territorialisation des services publics d’orientation a permis la mise en place de lieux d’échange pour l’ensemble des partenaires. Ces cellules d’animation, propices au déploiement du CEP, ont pu se maintenir en dépit d’un certain désengagement politique de la Région. A contrario, dans des territoires enclavés où la situation de l’emploi est dégradée et les relations entre opérateurs essentiellement informelles, l’objectif prioritaire d’insertion plutôt que d’orientation de la politique régionale n’a pu qu’accentuer la fragmentation du système d’acteurs autour du CEP.

Dans son bilan des 4 premières années du CEP (2015-2018), le CNEFOP relève par ailleurs que la coopération entre les opérateurs et les multiples prestataires externes appelés à contribuer au CEP (formation, bilans, diagnostics) demande à être mieux structurée pour assurer sa fonction d’ensemblier.

L’activité de travail des conseillers traversée par de multiples tensions 

Si l’émergence d’une compétence collective sous des formes diverses paraît un acquis de l’observation des différents terrains, celle-ci met aussi en évidence les injonctions paradoxales auxquelles sont soumis les conseillers, notamment entre la nécessité de consacrer au bénéficiaire le temps nécessaire consécutif au changement de posture et l’obligation de continuer à gérer le flux normal de l’activité.

L’analyse approfondie de l’activité de travail des conseillers à laquelle s’est livrée l’équipe du CIREL permet de mettre à jour d’autres tensions par exemple entre la prise en compte de l’initiative de la personne dans la co-construction du projet professionnel et celle des possibilités du marché de l’emploi local dans l’élaboration du parcours professionnel.

Plus généralement, ces tensions liées au changement requis de posture professionnelle pour les conseillers sont d’ordre multiple : identitaire, dans l’articulation pas toujours aisée entre son expertise et la prise en compte des attentes des bénéficiaires ; dans l’organisation du travail, entre le respect de l’autonomie du bénéficiaire, le développement de sa propre autonomie et responsabilité attachée à la nouvelle posture et l’appui sur le travail collectif ; dans la conception de l’accompagnement, entre fonction d’orientation et fonction de réinsertion professionnelle ; dans la relation d’accompagnement entre rationalisation par des outils souvent assimilés à des cadres contraignants et individualisation.

Faire face à ces tensions requiert un élargissement de la formation, la mobilisation des collectifs de travail qui peuvent susciter un regard réflexif, une réallocation du temps de travail et des ressources financières.

Ces évaluations qualitatives ont donc mis en évidence l’originalité de la démarche CEP en termes de mise en capacité d’agir des personnes, les synergies et les dynamiques partenariales ainsi que l’élargissement de la professionnalité des conseillers qu’a pu engendrer — sous certaines, conditions notamment de portage politique minimal — la mise en œuvre du CEP. Mais elles ont aussi relevé les freins et les tensions qu’a pu susciter son déploiement. Elles ont également permis de cerner des failles dans l’offre de services, qu’il s’agisse d’un certain brouillage entre les niveaux, d’un maillage territorial insuffisant ou inadéquat ou encore des difficultés liées à l’absence de financement dédié.

Parallèlement le suivi mené au sein du CNEFOP a montré une réelle montée en charge du CEP, mais aussi la prépondérance (90 %) des demandeurs d’emploi parmi ses bénéficiaires. Les salariés et les agents publics sont à l’inverse très sous-représentés, en raison d’une faible connaissance du dispositif, mais aussi d’une articulation parfois problématique du dispositif avec les logiques de gestion des ressources humaines à l’œuvre dans les entreprises ou les fonctions publiques.

Le nouveau CEP : une mise en marché régulée et une autre conception de l’accompagnement

La loi du 5 septembre 2018 « pour choisir son avenir professionnel » annonçait une rénovation du CEP afin de mieux faire connaître la démarche, lui accorder un financement propre et confier sa mise en œuvre à des opérateurs régionaux choisis sous le contrôle de France compétences après la rédaction d’un nouveau cahier des charges.

Pour saisir ces changements, il est utile de se rappeler que des outils méthodologiques comme le guide repère du CEP ou encore le suivi annuel effectué par le CNEFOP ont précisé les caractéristiques du CEP version 2014. Le premier insistait sur le fait qu’il s’agit de garantir un « droit à l’initiative » : le rôle du CEP est de permettre aux actifs « de développer une compétence à s’orienter tout au long de leur vie professionnelle ». Le rapport de suivi 2017 du CNEFOP précisait que le changement de paradigme concrétisé par le CEP s’articulait autour de 4 lignes de force : la co-construction à l’initiative du bénéficiaire ; le développement du pouvoir d’agir du bénéficiaire ; la personnalisation du service ; le décloisonnement des dispositifs et des acteurs, et concluait que « Le CEP tend donc à devenir vecteur d’évolution des finalités et de changement de formes d’accompagnement conduisant à de nouvelles organisations de travail et offres de service chez les opérateurs ». Les évaluations dont nous avons rendu compte plus haut tendent à montrer que ce changement de paradigme n’a pas toujours eu lieu.

Après une première lecture de l’arrêté de mars 2019 fixant le cahier des charges de l’offre de services Conseil en évolution professionnelle, on constate effectivement une rénovation de ce service avec notamment, un financement dédié, la désignation de 15 opérateurs régionaux tenus à se soumettre aux contraintes de service public, la restructuration de l’offre en 2 niveaux, la disparition du conseiller référent. La coordination est toujours assurée par le SPRO. Une lecture comparée des deux arrêtés fait apparaître une construction un peu différente des deux textes, mais aussi la présence de nombreuses phrases reprises du premier dans le second, avec notamment l’accent mis dans les deux textes sur le rôle de facilitateur du conseiller.

Toutefois, une analyse un peu plus approfondie conduit à s’interroger sur la présence ou l’absence de certains termes ou leur mise en contexte. « L’initiative de la personne » est absente du nouvel arrêté, il n’est question que de l’initiative des autres acteurs (opérateurs, employeurs, pouvoirs publics, etc..). Il est question de « pertinence du projet » quand en 2014 on parlait de « pertinence du parcours de formation ». De même, en 2019, il est question de « faisabilité du projet » quand en 2014, on évoquait « ses conditions de réalisation ». On pourrait encore citer « l’ingénierie » qui n’était que financière en 2014 alors qu’elle est « ingénierie de parcours » en 2019 ou le « rythme d’avancement » du projet qui a disparu en 2019. Cette comparaison fait apparaître une conception de l’accompagnement différente en 2014 et 2019. L’adéquation du projet au marché du travail local apparaît primordiale et le respect du rythme de la personne plutôt secondaire. Si on reprend les catégories d’Anne Fretel (2013), on pourrait dire qu’on avait en 2014, un accompagnement pensé du point de vue de l’individu et comme parcours alors que l’arrêté de 2019 renvoie à une conception de l’accompagnement pensé à partir de ses outils et de ses objectifs (adaptation des compétences aux besoins des territoires, retour à l’emploi). Comme le notait l’étude du CIREL analysée plus haut, « [les stratégies adoptées par les conseillers] vont permettre aux bénéficiaires soit de “tenter ses rêves”, soit de trouver des compromis ou des solutions intermédiaires soit de s’adapter au marché de l’emploi ». C’est plutôt la dernière option qui paraît promue par l’arrêté de 2019. On pourrait ajouter que la recherche de critères de qualité relève d’une démarche de rationalisation et de standardisation caractéristique de la seconde conception de l’accompagnement.

Dans les choix des opérateurs régionaux, c’est bien le maillage territorial, leur fine connaissance des territoires, gages de leur efficacité, qui paraît avoir primé. Il s’agit de changer d’échelle, d’élargir le panel de ceux qui pourraient bénéficier du CEP en se centrant sur les actifs occupés dont les compétences sont appelées à se transformer dans les prochaines années. La promotion de cette offre de service sur le site de France compétences (« Mon Conseil en évolution professionnelle ») va dans ce sens.

La loi pour choisir son avenir professionnel est tournée vers la responsabilisation de l’individu à qui l’Etat fournit un certain nombre d’outils pour faciliter l’adaptation de ses compétences aux transformations du marché de l’emploi. Le Conseil en évolution professionnelle qui s’est mis en place au 1er janvier 2020 est de ceux-là. Mais sans doute faudra-t-il attendre les évaluations de cette offre de service pour voir si cette première intuition est confirmée.

Pour en savoir plus :

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Sociologue, chercheure CNRS honoraire, j’ai mené mes activités au sein de l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Université Paris-Dauphine-PSL. J’y reste associée et depuis mi-2019, je suis également associée à l’IRES. Mes travaux ont porté sur les transformations réciproques de l’action publique et de la négociation collective, en particulier dans le domaine de la formation professionnelle. De janvier 2016 à sa dissolution en décembre 2018, j’ai présidé, en tant que personnalité qualifiée, le Conseil national d’évaluations de la formation professionnelle (CNEFP), instance d’évaluation qui relevait de la sphère paritaire.
Je poursuis, dans ces divers cadres, ainsi qu’au sein de Metis, une veille sur les mutations des relations collectives de travail depuis le début des années 2000 qui me conduit à participer à des collectifs de recherche sur cet objet.