5 minutes de lecture

Pas facile de revenir de Patagonie ! Il m’arrive d’avoir « la tentation de la Patagonie » ! Là-bas il n’y a pas beaucoup de monde. Les vaches y sont à l’aise : leur terrain de jeu s’étend sur des milliers d’hectares, la surface des estancias peut être à peu près celle d’un département français (c’est sans doute un problème social…), l’herbe de la pampa est magnifique et riche de graminées variées, de fleurs nombreuses et il n’est pas besoin de se demander pourquoi la viande est bonne.

Les glaciers bleutés immenses et spectaculaires s’y épanouissent à l’aise, encore que certains commencent à souffrir du réchauffement climatique… tandis que d’autres conservent leur masse pour cause de précipitations importantes sur le Pacifique. Les albatros et les guanacos aussi sont à l’aise ! Comme dans de nombreuses terres extrêmes, les humains qui s’y sont installés sont souvent un peu particuliers (Bruce Chatwin, En Patagonie, 1977, en parle mieux que je ne pourrais le faire). Et leur métissage avec ceux qui étaient là avant les grands voyages des Européens mérite d’être mieux connu.

Le plancher des vaches français ne prête guère à l’optimisme. Encore que comme toujours, tout est affaire de regard. L’opacité du dossier des retraites serait plutôt plus épaisse… La confusion sociale et la politicaillerie égale à elle-même, encore que j’aie enrichi mon vocabulaire du mot « sexto », et vu mon mépris pour la lâcheté qui a pour nom réseaux sociaux grandir.

Les chiffres du chômage montrent une amélioration de la situation de l’emploi et c’est bien. Une politique ouverte et ouvertement « business friendly », ça a des effets. Ne nous en plaignons pas. Mais l’un des éditos récents de Daniel Cohen dans L’Obs fait réfléchir : il est intitulé « L’emploi sans croissance », laissant à penser qu’il y a là comme une sorte de mystère à éclaircir (« Le paradoxe de l’emploi sans la croissance », 10 février). Au début du présent siècle, on parlait beaucoup du « contenu en emploi » de la croissance. Dans les années Jospin (1997-2002), il fut beaucoup question de renforcer le contenu en emploi de la croissance (qui, elle, était bien là) : par le développement du travail à temps partiel, alors inférieur en France à ce qu’il était dans d’autres pays voisins ; par la réduction du temps de travail, avec des effets incertains et discutés. Aujourd’hui l’emploi se développe, mais de quelle sorte d’emplois s’agit-il ? Sans doute beaucoup de contrats courts (qui ne sont toujours pas pénalisés, même si cela devrait venir branche par branche…), sans doute beaucoup d’emplois à temps partiel acceptés faute de mieux et pas forcément souhaités, sans doute beaucoup de contrats avec des prestataires qui font office d’employeurs pour le compte de nombreuses grandes entreprises (on me citait récemment le cas d’un jeune ingénieur en robotique travaillant chez Thalès, mais pas salarié de Thalès, et pourtant en cdi, et bien payé… mais pas avec les avantages et les espérances de l’entreprise en question). Et sans doute beaucoup de travailleurs indépendants.

Lors de la dernière réunion du Comité de rédaction de Metis, est apparu comme le sentiment de revivre 2002 : ça va bien, mais en fait ça ne va pas bien. Et d’ailleurs cela se voit et s’entend ! Comme le sentiment, ailleurs dans le monde aussi (au Chili par exemple où les tags sur les maisons et boutiques de Punta Arenas le montrent bien) que la mondialisation produit des retours en arrière. Elle conduit à rogner sur les modèles sociaux, sur les progrès du passé : les retraites, l’assurance-chômage, donc plus globalement la sécurité sociale. Le faut-il tant que cela ? Au-delà du système de protection sociale nécessairement en évolution, il y a le sentiment que l’on n’a pas vraiment pensé à tout ce qui dépend dans la société du bon fonctionnement des services publics, y compris au niveau local. Comme si une vision trop technocratique avait conduit à considérer chacun de nous d’abord comme un agent économique réceptacle de revenus et émetteur d’impôts (et accessoirement doté de bulletins de vote à intervalles réguliers, mais espacés).

Or les gens ce sont d’abord des habitants : ils vivent quelque part avec des magasins, des services, dans des quartiers, des rues, des routes, ils se déplacent (plus ou moins facilement, à 80 kms/heure et en payant cher le carburant…). Ils vont à la Poste (de plus en plus rarement certes) ou à la banque, ils accompagnent leurs enfants à l’école et là ils voient ce qui va et ce qui ne va pas. Ils vont à l’hôpital (de plus en plus souvent pour cause de démographie vieillissante) et là ils voient très bien que cela ne va pas du tout. Ils ont parfois des adolescents qui poursuivent leurs études et voient que les universités sont sous-administrées et sous-équipées ! (Lire dans Metis, l’article en deux parties de Pascal Ughetto, « La charge de travail administrative va-t-elle faire craquer les enseignants-chercheurs ? », janvier 2020)

À vrai dire, l’absence d’attention à la qualité des services publics et à leur fonctionnement en réseaux de proximité peut donner le sentiment que faute de savoir évaluer (les services rendus, les politiques conduites et le travail des personnels), on ne sait que réduire les effectifs. Faute de savoir réorganiser en associant les équipes de travail, on gère des effectifs et des lignes de budgets de fonctionnement.

Les gens, eux, ils travaillent et ne sont pas toujours contents de leur boulot et des conditions dans lesquelles il se fait, d’où cette effrayante focalisation sur l’âge de départ en retraite… qui est inquiétante et devrait interroger les « employeurs », les entreprises (mais ce n’est pas leurs représentants qui vont les aider à y réfléchir !), ou les services publics, ou parfois les associations.

Les gens, eux, ils se logent : on sous-estime grandement la place centrale de la question du logement dans la vie de chacun. Et cela tandis que le développement anarchique des locations « temporaires » en ligne, la densification urbaine dans les grandes métropoles et les mesures idiotes de défiscalisation font monter les prix des loyers et rendent plus difficiles l’accession à la propriété et de la mobilité résidentielle (voir l’article très intéressant « Grand Paris : les communes de la petite couronne redoutent la densification urbaine », Le Monde, 19 février 2020).

Alors ? Ça va et ça ne va pas. Bien sûr il n’y a que ceux qui ne font pas de réformes qui ne sont pas critiqués (on n’a jamais autant adoré Chirac !). Bien sûr, quand on revient de voyage, on est épaté de revoir tout ce qui fonctionne bien en France, et plus largement en Europe.

Mais plus de travail entre l’État et les collectivités locales, d’attention vraie à la vie des gens (les discours, ça va !), plus de proximité, plus de prise en compte du concret, du quotidien et de bon sens social, ça ne peut pas faire de mal.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.