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danielle kaisergruberRespect pour les consignes. Nous confinons. Moi, je confine à Paris, une ville que j’aime, dont j’aime le mouvement, le bruit, l’animation, la diversité, la vie multiple, des gens de toutes couleurs et de toutes provenances.

Hier j’ai un petit peu marché vers le soir : il n’y avait plus que deux types d’humains. Des gens qui courent, avec les chaussures qui vont bien, des sortes de smartphones sur leur avant-bras droit : ils sont blancs, mâles ou femelles en proportion à peu près égale, jeunes le plus souvent. Et ils courent sans regarder qui que ce soit. Les autres ne sont pas souvent blancs, ils sont de sexe masculin et s’échinent sur des vélos (pas électriques) avec d’énormes sacs rectangulaires marqués des noms exotiques, encore inconnus il y a quelques années, Deliveroo, Uber Eats… Avec leurs vélos, dans le grand et impressionnant silence de Paris confiné, ils travaillent, ils n’ont pas de masques (leurs donneurs d’ordre ne sont pas leurs employeurs et ne sont tenus à rien…), pas de gants. Ils déposent leurs colis (parfois pas grand-chose : une pizza et deux bières) sur le seuil de leurs clients : peut-être avant arrivait-il qu’ils croisent un regard, qu’ils échangent un sourire (avant d’être « notés »).

Maintenant non, nous sommes au temps de la « distanciation sociale » : je me demande (et j’espère qu’il y aura des recherches là-dessus) comment a pu se fabriquer et se répandre une telle expression honteuse !

Alors il y a ceux qui télé-travaillent at home (ou dans leur campagne) et ceux qui bossent « au contact », « au front » : des infirmières aux caissières de supermarché, ou aux marchands de fruits et légumes chinois. L’embêtant c’est que ce sont les premiers, protégés, qui décident pour les seconds, exposés.

Étrange suspension du travail ordinaire, de la circulation et de la vie. Étrange suspension de presque tout, et qui interroge sur la nature de ce « tout ». Est-ce que peut être l’inutilité de certaines choses, de certaines tâches apparaîtra ? les bullshits jobs par exemple. Que serons-nous quand nous reviendrons au travail ?

Certainement de nouvelles manières de travailler, de collaborer, en sortiront. Il est encore trop tôt pour en parler, mais il est temps de recueillir des témoignages.

Est-ce que la nocivité de certains fonctionnements (les excès de la mondialisation, les bulles spéculatives, la précipitation et la vitesse comme buts ultimes, la consommation effrénée, la folie compulsionnelle du flux d’informations…) apparaîtra aux yeux de tous ?

Les mesures économiques prises par les États et par l’Europe vont à l’encontre de toutes les convictions précédemment exprimées. On les a déjà oubliées, ou presque. Étrangement la critique du capitalisme financier et des excès de la mondialisation ne sera pas venue des idées et actions « révolutionnaires », mais d’un alien… Leçons pour l’histoire, leçons pour nous tous. Quand il sera temps d’y penser.

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.