10 minutes de lecture

Le télétravail, quel « piège » ! Pour autant V. ne manifeste aucun enthousiasme à l’idée de retourner en septembre sur le site où elle travaille. C’est de ce vécu contradictoire du télétravail dont nous avons parlé avec elle, à bâtons rompus.

V. est consultante informatique, chef de projet études et développement informatique. Après avoir été longtemps dans une SSII, elle a, depuis environ deux ans, un statut d’auto-entrepreneur mais elle travaille exclusivement pour un seul client, une grande banque. En période normale, elle va tous les jours sur le site de cette banque où elle effectue son activité avec la même équipe de référence. Dans cette équipe d’une vingtaine de personnes, il n’y a que trois internes, les autres étant des prestataires.

Le télétravail était-il présent avant le confinement dans l’entreprise pour laquelle vous travaillez ?

Dans cette entreprise, le télétravail était très restreint, limité à un jour par semaine et réservé aux personnes de plus de 50 ans ou parent isolé ayant 3 enfants. Il a été un peu assoupli à partir du 1er janvier 2020, mais avec beaucoup de conditions pour y avoir droit.

Le fait même de le réserver à ces catégories, ça ressemblait plus à une journée de repos qu’à une journée de travail. C’était comme une gratification ! Dans cette entreprise, dans la tête des managers, quand vous êtes en télétravail, vous ne travaillez pas. De toute façon, les extérieurs n’y avaient pas droit.

Comment la situation a-t-elle évolué avec le confinement ? 

Quand il y a eu le confinement, je me demandais comment ça allait évoluer pour moi. Je n’imaginais pas que cela durerait aussi longtemps, et pour me rassurer je me disais que je pouvais me permettre une interruption de quelques semaines.

En réalité je suis restée juste 4 jours sans boulot et puis j’ai pu installer sur mon ordinateur personnel les logiciels me permettant de télétravailler.

Les internes étaient équipés par l’entreprise d’ordinateurs portables, mais avec le confinement, il y avait une organisation à mettre en place, se joindre par téléphone, les gens étaient un peu perdus, le temps que chacun comprenne comment il devait travailler. D’un seul coup, tout le monde en télétravail, cela a été un « choc culturel » pour cette entreprise peu encline au travail à distance. D’ailleurs les serveurs informatiques n’étaient pas dimensionnés pour cela et il y a eu beaucoup de difficultés techniques, au début ce n’était pas au point, on pouvait attendre 5 minutes que sa page d’écran s’affiche, ce qui poussait à se connecter tôt le matin ou en début de soirée.

Dans une conversation informelle, vous m’avez dit « Le télétravail, quel piège ! » Pourriez-vous revenir sur la situation que vous avez ainsi désignée ?

J’étais tellement contente qu’on me donne de quoi travailler à la maison, parce que j’étais persuadée que cela ne se ferait pas dans cette entreprise qui développait déjà très peu le télétravail pour ses propres salariés. Quand j’ai été équipée pour travailler, je me suis sentie extrêmement redevable, comme si c’était un cadeau.

Dans cette entreprise, je suis affectée au service crédit. Lorsque le gouvernement a lancé le prêt garanti par l’État, il n’existait pas dans les banques. Je me suis ainsi retrouvée en renfort pour l’équipe qui le mettait en place, car il fallait très vite apporter une réponse aux clients qui avaient besoin d’argent. Je travaillais énormément, parce que je me sentais redevable, pour aider mes collègues, je voulais filer un coup de main. Je voulais montrer que je travaillais, qu’ils avaient eu raison de me faire confiance, de me filer ces équipements (essentiellement un logiciel à télécharger). C’est aussi ma personnalité, j’ai toujours l’impression que je dois quelque chose à quelqu’un. Je me rends compte aujourd’hui qu’ils ont besoin de moi, que le boulot que je fais convient.

Comment organisiez-vous vos journées de travail ? 

L’entité crédit a plusieurs équipes et ce n’était pas mon équipe de référence, j’ai été « parachutée » là. Comme il fallait faire dans l’urgence, je faisais des journées de 12/13h. Je me levais à la même heure qu’avant (6 h 30/7 h) et une fois que j’avais avalé un café je me collais devant mon écran, jusqu’à 20/21h avec une pause déjeuner très rapide. C’était intense, les premiers temps j’avais du mal à dormir, je pensais à ce que je devais faire le lendemain.

Et chez moi je n’ai pas les super fauteuils de bureau qu’il y a en entreprise. Plus le fait qu’avec le confinement je n’osais plus mettre le nez dehors, je passais du lit au pseudo fauteuil et du pseudo fauteuil au lit. J’ai eu des douleurs pendant cette période-là et j’en ai encore maintenant. Je suis toujours en télétravail parce que la banque n’a pas voulu assouplir les mesures sanitaires et ils sont restés aux 4m2 initialement recommandés. Donc comme il y a beaucoup de prestataires, ils font revenir les internes uniquement, soit dans l’ensemble du service un accueil à 50 % et les extérieurs reviendront peut-être en septembre.

Comment cette organisation des journées de travail a évolué tout au long de la période de confinement ?

Ce n’est que très récemment que j’ai commencé à me dire que je n’étais pas obligée de démarrer à 7 h tous les matins. Ce n’est pas parce que je suis chez moi que je travaille moins bien, que j’aurais besoin de compenser par des heures en plus. À un moment je me suis dit stop, si je ne commence qu’à 8 h 30/9 h cela va le faire aussi, m’accorder un vrai temps pour déjeuner, plutôt 45 min que 5 min, mais le soir je suis facilement entraînée dans des horaires un peu tardifs, je commence quelque chose, je ne veux pas lâcher, je peux bosser jusqu’à 20 h 30.

J’ai travaillé très intensément jusqu’à fin avril. Quand le prêt garanti a été mis en place, je suis retournée début avril à mon équipe d’avant le confinement. L’autre difficulté de cette première période est que j’ai dû m’occuper de choses que je ne connaissais pas, j’étais seule chez moi à essayer de trouver des docs, je n’osais pas trop contacter les gens vu qu’ils étaient tous débordés, je ne voulais pas les ralentir. J’essayais d’être la plus discrète et efficace possible et cela s’est traduit par des horaires à rallonge.

Quand je suis revenue à mon équipe d’origine, j’ai aussi dû beaucoup bosser parce que le projet sur lequel je suis était très en retard, mais j’étais moins oppressée parce que je savais mieux ce que j’avais à faire.

Comment s’organise votre travail ? Comment faites-vous vos réunions et quel bilan en tirez-vous ?

J’ai pratiquement des réunions tous les jours, on fait ça par Skype. On est une équipe projet, une petite vingtaine à travailler sur un projet, mais il faut savoir où en sont les autres, qui fait quoi. Je ne trouve pas que ce soit moins efficace parce qu’en présentiel, on avait tendance à se réunir pour rien. Là du fait de la difficulté, on fait des choses plus ciblées. On écrit plus. Avant de déclencher une réunion, on va envoyer quelques mails pour essayer de s’entendre. Quand on ne s’en sort plus avec les écrits, on se téléphone ou on se fait une petite réunion. De temps en temps, il y aurait besoin d’être à côté pour expliquer des choses, pour faire un dessin, pour le côté humain. Les gens avec qui je travaille, j’ai travaillé avec eux avant, je les connais physiquement. Cela ne me frustre pas de ne pas les avoir à côté.

Mais c’est vrai que lors de ces réunions, on n’a pas accès au langage du corps (haussement d’épaules, yeux au ciel, etc.) Tout cela on ne l’a pas. Mais ce n’est pas essentiel. C’est peut-être lié au sujet sur lequel je travaille où je fais beaucoup de recherches avec mon ordinateur. Le fait d’être isolée chez moi fait que j’avance mieux, je ne suis pas dérangée. Je commence à chercher des éléments et tout d’un coup je regarde l’heure, il est 20 h 30. Si j’étais sur site, en voyant les gens partir à 18 h, je partirais aussi.

Avez-vous l’impression d’avoir plus d’autonomie dans le travail, d’être dans un contrôle moins étroit avec votre manager ?

J’ai la chance d’être dans une équipe qui est plutôt tranquille avec un chef qui n’est pas sur mon dos. Cela a été une bonne expérience pour les chefs (pendant la période des grèves certains pointaient les petites lumières vertes pour voir lorsque les gens étaient connectés). Ils ont dû se rendre compte que les gens n’avaient pas besoin d’avoir un gendarme derrière le dos pour bosser.

En ce qui concerne l’autonomie, j’ai une grosse charge de boulot, mais je l’étale dans le temps c’est moi qui m’organise. C’était déjà comme cela avant. J’aime bien quand les choses avancent ; dans une équipe je fais en sorte que cela bouge plus vite. Maintenant on me laisse tranquille, je suis chez moi, on me dit il y a ça à faire, je le fais, je sais comment je dois le faire, mais cette autonomie je l’avais déjà avant et même je la cherchais.

Le télétravail pourrait s’arrêter après les vacances. Comment envisagez-vous le retour sur site ?

Normalement les externes devraient regagner les locaux à partir de septembre, mais les conditions sur place ne font pas rêver (port du masque, sens de circulation, tables espacées à la cantine…). J’ai dû développer encore plus avec le confinement un côté « je suis dans ma grotte, je fais mon boulot, lâchez-moi ! » Le confinement n’a pas arrangé cette tendance au point que je ne serai pas forcément heureuse de retourner sur site. Oui clairement ! ça ne me ravit pas de prendre le métro tous les jours, je ne crains pas le virus, mais j’ai un long trajet avec deux changements. Ça ne me réjouit pas de refaire ce trajet en métro tous les jours, mais je serai contente d’y aller pour revoir les collègues, déjeuner avec eux, pour le côté social. J’avoue que cela me manque, mais pour le travail, si j’avais un bon fauteuil, je serais mieux chez moi.

Dans le contexte où je suis actuellement revenir sur site deux fois par mois serait suffisant. Dans une autre mission, si je débarque, je ne sais rien, ce serait différent et j’aurais davantage besoin des autres. Ce serait plus pour récupérer de l’information que pour le cadre. À partir du moment où je suis autonome et que je peux faire le boulot de chez moi, cela ne me gène pas de ne pas y retourner ou seulement épisodiquement pour aller déjeuner avec les collègues.

Est-ce qu’un espace de coworking, mieux équipé vous conviendrait ?

Un lieu qui servirait à tout le monde, où je ne rencontrerais pas nécessairement des gens de ma boîte ? Oui, ce serait pas mal pour pouvoir disposer d’une infrastructure plus adaptée, à une distance plus raisonnable de la maison. J’imagine que ce serait des lieux accueillants, cela permettrait de rencontrer des gens qui font autre chose et qui peuvent te faire découvrir d’autres métiers. Oui ce serait sympa !

Est-ce que cette période a changé la nature de votre travail, le rapport avec les responsables d’équipes avec les autres membres de l’équipe ?

Non, ça n’a pas changé. Je les connaissais avant, le fait de ne plus les voir n’a pas changé. Il y a eu une note générale de la direction qui disait que ce n’était pas parce qu’on était en télétravail qu’on n’était pas soumis aux mêmes horaires… Dans mon équipe j’avais l’impression que tout le monde bossait. Vous poser une question ça répond tout de suite. Avant on était tous dans une espèce d’open space, quand on a besoin d’une information, on va voir les gens. Maintenant je le fais moins spontanément. Avant de poser une question par mail, je réfléchis. Je pose un peu plus ma réflexion avant de me jeter sur les gens. C’est plutôt dans un souci de ne pas déranger et peut être que quand je reviendrai sur site, je reprendrai mes vieilles habitudes. En temps normal, je n’aime pas trop déranger et probablement qu’en télétravail, j’y étais encore plus encouragée, le temps de rédiger la question, je me dis peut être que j’ai le temps de trouver la réponse, mais cela n’a pas eu d’effets en profondeur sur mes rapports au travail.

Est-ce qu’il n’y a pas une difficulté pour différencier espace du travail et espace privé ?

C’est assez envahissant. Le travail a pris une grosse part, mais comme je suis contente de ne pas aller au siège, de pouvoir organiser mes journées comme je veux, pour moi cela compense. Mais il ne faut pas oublier que j’ai de la place chez moi, je n’ai plus d’enfants à la maison. J’arrive à préserver des plages, par exemple le week-end où je n’allume pas mon PC.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Sociologue, chercheure CNRS honoraire, j’ai mené mes activités au sein de l’IRISSO (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales) à l’Université Paris-Dauphine-PSL. J’y reste associée et depuis mi-2019, je suis également associée à l’IRES. Mes travaux ont porté sur les transformations réciproques de l’action publique et de la négociation collective, en particulier dans le domaine de la formation professionnelle. De janvier 2016 à sa dissolution en décembre 2018, j’ai présidé, en tant que personnalité qualifiée, le Conseil national d’évaluations de la formation professionnelle (CNEFP), instance d’évaluation qui relevait de la sphère paritaire.
Je poursuis, dans ces divers cadres, ainsi qu’au sein de Metis, une veille sur les mutations des relations collectives de travail depuis le début des années 2000 qui me conduit à participer à des collectifs de recherche sur cet objet.